Le Time’s Magazine vient de choisir la figure du manifestant comme « personnalité de l’année ». 2011 a été marquée par le militantisme, ses multiples formes et répertoires d’action : manifestation, occupation, insurrection (souvent violemment réprimée), mouvement social, révolution. Et les trois vagues (révolutions « arabes », mouvement des Indignés, dynamique Occupy) forment ensemble un cycle de luttes extrêmement dense. Et l’année n’est pas terminée (comme le montrent les manifestations en Russie).
En outre, ces dynamiques sont suffisamment récentes pour échapper aux analyses sur leurs développements à venir. Il est possible de dégager quelques éléments quant à leur signification.
Leurs militants refusent de dissocier les pratiques et expériences micropolitiques des revendications et stratégies macropolitiques. Les revendications (formulées de manière générale et consensuelle) sont liées à leur fonctionnement interne, à leurs choix organisationnels et aux formes démocratiques dont ils se dotent. Il s’agit là d’un choix raisonné et conscient, bien plus que d’une phase initiale du développement de mouvements qui risqueraient de s’institutionnaliser.
Ce choix se fonde sur un rejet : celui du jeu de la politique institutionnelle. Ces mouvements n’ont pas pour objectif de donner du poids à des revendications qui finiraient par être discutées lors de négociations bipartites. Leurs aspirations n’ont donc pas besoin de prendre la forme d’un ensemble de mesures qui pourraient être appliquées par d’autres. Elles font ainsi une place plus grande à l’autonomie, à la préfiguration et à l’éthique du Do it Yourself. Les occupations ne sont pas uniquement des outils, permettant de formuler des revendications et de construire un rapport de force. Elles sont aussi des prétextes, à l’expérimentation, par des actions directes (légales ou de désobéissance civile) et par la construction de communautés alternatives. Le rapport que ces mouvements entretiennent avec la politique ne peut donc être envisagé à partir des seules revendications. Il faut être attentif à leurs choix organisationnels et à leurs pratiques internes.
Les « occupations » représentent ainsi un prolongement radical des expérimentations altermondialistes des forums sociaux ou des contre-sommets — qui n’ont jamais été soumises à l’épreuve de la durée qu’impose une occupation. Les Indignés comme les militants d’Occupy Wall Street opèrent un glissement dont l’ampleur le rend inédit : ils passent d’un consensus entre mouvements et organisations (comme c’était le cas dans les espaces altermondialistes) à un consensus entre individus. La logique n’est plus instrumentale (le consensus était avant tout, pour les alters, le seul moyen de faire fonctionner des coalitions d’acteurs très divers) mais est issue de l’aspiration à rompre avec la démocratie représentative. Ce qui marque ce consensus n’est ni le compromis ni l’unanimité, mais le renoncement à exercer son droit de veto.
Le veto n’est plus un outil auquel on peut recourir pour négocier un compromis acceptable en prenant en compte le poids numérique mais aussi symbolique des différents acteurs, comme dans le mouvement altermondialiste. Il se déplace vers un niveau quasi moral : je peux bloquer, seul, la décision d’une assemblée de plusieurs centaines, sinon de milliers, de participants si je considère qu’elle est en contradiction avec les principes fondateurs du groupe : donc je ne bloque une décision que si je n’ai pas d’autre solution que de quitter le groupe si la proposition était acceptée.
Il n’est alors pas étonnant que ce processus débouche publiquement sur des revendications larges et fédératrices, qui s’accompagnent d’un discours de rejet « du système », alimentant ainsi les critiques des acteurs et observateurs soucieux de faire émerger (ou de devoir répondre à) des propositions concrètes de réforme des institutions ou des politiques publiques. Mais ce rejet du « système » n’est pas un nouvel avatar des discours antisystème au populisme simpliste dont se nourrissent les extrêmes droites européennes. Il résulte de la volonté de construire des liens entre les questions sociales et l’aspiration à la démocratie. L’élaboration stratégique reste cependant un défi majeur pour ces mouvements. Mais, si le manifestant est la personnalité de 2011, l’aspiration à la démocratie réelle est bien la figure collective de l’année. 2012 s’annonçant, en France ou aux Etats-Unis, comme une année de démocratie électorale, il n’est pas inutile d’en mesurer la portée.