Nous vivons dans un monde « noyé sous les profits » : ce n’est pas un vulgaire altermondialiste qui l’affirme, mais The Economist [1] La part des profits dans le revenu des pays les plus riches n’a en effet jamais été aussi élevée. Le magazine de référence des libéraux avance des explications assez piteuses mais finit par avouer que ce phénomène va à l’encontre du bon sens économique. Ce constat peut être aisément actualisé à partir de travaux récents qui pointent le rôle de la mondialisation dans ce processus.
Le rapport de la CISL intitulé Le beurre et l’argent du beurre [2] prend lui aussi des accents altermondialistes pour expliquer que « la marche ininterrompue vers un marché mondial » permet au capital d’exercer une domination « sans précédent depuis la révolution industrielle » et qu’elle a propulsé les profits à des niveaux jamais atteints. « Vu les réserves mondiales de travailleurs, les évolutions technologiques et les vagues de libéralisation et de déréglementation, le contexte actuel se caractérise par la stagnation des salaires et la montée en flèche des bénéfices ».
Presque partout, le pouvoir d’achat augmente moins vite que la productivité : c’est le cas en 2004 pour 15 des 19 pays analysés, avec une croissance salariale inférieure de plus de 2% aux gains de productivité. Dans l’Europe à 15, les salaires ne représentaient que 59% du PIB contre 68% de 1982. Et cela continue : en Europe, les profits ont augmenté deux fois plus vite que les salaires entre 2001 à 2004 Outre la mise en concurrence généralisée des salariés, les multinationales réussissent de plus en plus à échapper à la redistribution fiscale. Elles font pour cela feu de tout bois, par exemple en installant leurs sièges dans des paradis fiscaux ou dans des zones franches. Mais le procédé le plus subtil est celui des « prix de cession » qui portent sur des transactions factices entre filiales qui permettent aux multinationales de « déplacer leurs bénéfices de l’endroit où ils ont été générés vers des lieux où ils ne seront pas taxés ».
On sait que la concurrence fiscale est l’un des axes de la construction européenne libérale, et la CISL dresse à ce propos un bilan très éclairant des politiques ultra-libérales menées dans les nouveaux Etats membres. Ces pays ont « agressivement allégé la fiscalité pesant sur leurs entreprises » sans réussir pour autant à attirer plus d’investissements qu’avant. Le résultat a été en pratique une baisse des recettes fiscales, et c’est d’ailleurs un phénomène général : aux Etats-Unis, au Japon et en Allemagne, la contribution des sociétés aux finances publiques a baissé d’un cinquième en 10 ans, et de deux cinquièmes en 30 ans.
Dans ce contexte, l’échec récent des négociations de l’OMC marque un coup d’arrêt à la marche au tout libéral. A cause de leurs dissensions internes, les grandes puissances n’ont pas réussi à imposer au reste du monde un pas supplémentaire dans la libéralisation, dans l’ouverture des marchés et dans la négation du droit des Etats à contrôler les multinationales.
Un rapport de la Fondation Carnegie [3] permet de comprendre pourquoi c’est une bonne nouvelle. Cette étude, qui teste les effets d’une réussite des négociations en cours dans le cycle de Doha, montre qu’une libéralisation accrue du commerce international ne conduirait au mieux qu’à une progression de 0,2 % du PIB mondial. C’est beaucoup moins que les chiffres 5 à 10 fois supérieurs brandis par la Banque Mondiale. En outre, ces maigres bénéfices seraient inégalement répartis, et les pays les plus pauvres feraient toujours partie des perdants, quel que soit le scénario.
Tout cela ne nous éloigne pas tant qu’on pourrait le penser des échéances de cette année électorale. Cette véritable paupérisation des salariés résulte de politiques menées de manière très articulée à trois niveaux : mondial, européen et national ; on pourrait parler ici de « subsidiarité libérale ». Et c’est pourquoi il est essentiel de comprendre qu’un véritable projet de transformation sociale doit proposer des réponses combinant ces trois dimensions.