- Regards.fr. Ce qui vient de se produire en Égypte, est-ce un coup d’État ?
Julien Salingue. Oui, on doit évidemment dire qu’il s’agit d’un coup d’État car c’est bien ce qui s’est produit. L’armée a démis un président démocratiquement élu, c’est incontestable et il ne faut pas le nier. Pour autant, appréhender les événements par ce seul biais, en oubliant le contexte du coup d’État — une mobilisation populaire historique demandant le départ de Morsi —, c’est prendre les choses à l’envers. Le coup d’État révèle les rapports de force et les contradictions du processus révolutionnaire mais ne résume pas ce dernier. Focaliser sur « coup d’État ou pas », c’est isoler ce qui se passe dans cette séquence de ce qui se trame depuis la chute de Moubarak, et même avant. On assiste à un authentique processus révolutionnaire, donc au long cours, et qui, comme tout processus révolutionnaire, est plein de contradictions. Le renversement de Morsi n’est pas une initiative de l’armée : ce n’est pas elle qui décide soudain de se débarrasser du pouvoir. C’est parce que des millions d’Égyptiens sont descendus dans la rue, les Frères musulmans n’ont rien voulu entendre et le pays est devenu ingouvernable que l’armée a pu agir ainsi. Globalement, dans la société égyptienne, les conditions objectives sont favorables pour aller dans un sens véritablement progressiste. On a une population qui a fait tomber un dictateur et ainsi pris conscience de ses capacités à faire sa propre histoire et donc à ne pas la subir. La prise de conscience qu’il est possible de gagner change tout. Le développement des luttes sociales est à ce titre inédit dans l’histoire de l’Égypte.
- De quelle nature sont ces luttes au long cours ?
Depuis janvier 2013, il y a eu plus de 5 500 manifestations dont les deux tiers sur des enjeux économiques et sociaux : grève dans les transports, les ports, le textile, les services publics… On en a compté 40 par jour au mois de mai ! Plus de 1 000 syndicats se sont constitués depuis la chute de Moubarak. Et la principale fédération des syndicats indépendants revendique plus de 2 millions d’adhérents pour un pays de 85 millions d’habitants. Là se situe le cœur de la continuité du soulèvement. La crise économique et le mode de gestion du capitalisme qui est particulièrement inégalitaire en Égypte produisent ici leurs effets. Les conditions du FMI pour les prêts, acceptées par les gouvernements successifs, ont contribué à mettre encore davantage sous l’eau l’économie égyptienne. L’improbable synthèse entre capitalisme néolibéral corrompu et capitalisme d’État bureaucratisé, avec une armée qui possède entre 30 et 40 % des richesses du pays, crée une situation assez explosive. Les luttes sont de ce fait très politiques car elles mettent directement en question le mode de gestion du capitalisme. La revendication démocratique existe toujours, parce que le pouvoir des Frères musulmans a eu des tendances autoritaires, mais elle n’est pas centrale dans ces mobilisations. Depuis deux ans et demi, c’est l’économique et le social qui dominent. Dans la pétition Tamarod pour la destitution de Morsi, signée par des dizaines de millions de personnes, il n’y a pas un mot sur l’Islam ou l’autoritarisme : il est question de la pauvreté, de la justice sociale, du suivisme vis-à-vis du FMI, de la dignité égyptienne. La dernière phrase de ce texte est éloquente : « Nous vous rejetons car l’Égypte continue de marcher dans les pas des États-Unis », ce qui annihile toute interprétation complotiste visant à expliquer que les États-Unis seraient derrière les événements qui ont provoqué le renversement de Morsi.
- Quelle peut être la suite de ce processus ?
Aucun pouvoir, militaire ou civil, ne pourra se stabiliser s’il ne répond pas aux préoccupations sociales et économiques, ce qui explique pourquoi l’armée n’est probablement pas disposée à exercer directement le pouvoir de manière durable. On peut avoir des discussions pour essayer de pronostiquer quand les militaires vont rendre le pouvoir mais l’essentiel, c’est de savoir qui va répondre à ces enjeux. La constitution d’une alternative en capacité de le faire va prendre du temps. Les questions de démocratie joueront un rôle important : plus vite l’armée remet les clés du pouvoir aux civils, et cela doit être une revendication essentielle, plus les choses pourront évoluer dans le bon sens. Pour la suite, l’enjeu principal, c’est que les forces qui ont exigé la chute de Moubarak puis de Morsi, en voulant une amélioration des conditions de vie des Égyptiens et pas simplement devenir la nouvelle élite dirigeante, parviennent à constituer une véritable force politique. Les choses vont durer des années. Il devrait y avoir un gouvernement de type union nationale, mais qui tombera à son tour tant que les problèmes sociaux et économiques ne seront pas réglés. Tout le problème, c’est de savoir si les forces qui veulent mener la révolution jusqu’à son terme vont parvenir à acquérir une hégémonie dans la contestation. Dans le front anti Moubarak puis anti Morsi — ce ne sont pas tout à fait les mêmes forces, notamment parce que dans le front actuel, on retrouve des éléments de l’ancien régime —, il n’y a pas d’accord sur les solutions économiques et sociales. Là se mélangent des socialistes révolutionnaires, des sociaux-démocrates revendiqués, des salafistes, de vrais libéraux, certains secteurs de la bourgeoisie… C’est pourquoi les Frères Musulmans avaient pu gagner les élections faute de front uni en face et aujourd’hui, l’armée a pu apparaître comme la seule force capable de renverser le pouvoir puisqu’il n’y a pas de structure alternative unifiée. La révolution égyptienne au sens large ne s’est pas dotée de structures autonomes qui peuvent prétendre exercer le pouvoir politique parce que le mouvement est récent et qu’il est pétri de contradictions en son sein, les différentes forces n’étant pas d’accord sur les bases d’un front politique durable. Changer cette situation ne se fait pas en 24 heures. Aujourd’hui, il n’y a aucun parti politique structuré qui regrouperait des centaines de milliers de militants ou d’adhérents. On sort de soixante ans de dictature. Il n’y a pas de tradition de partis politiques. À la présidentielle, Hamdine Sabahi, candidat « nassérien de gauche », a obtenu, à la surprise générale, plus de 20 %. Les suffrages ont pu se porter sur un individu sans que cela ne se répercute d’un point de vue durable et organisationnel mais cela indique qu’un espace existe, même s’il est difficile à structurer.