Mai 68 : le débat continue

, par ARTOUS Antoine, EPSZTAJN Didier, SILBERSTEIN Patrick

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Dans notre numéro précédent, Xavier Vigna publiait « Clio contre Carvalho. L’historiographie de 68 ». Un certain nombre d’auteurs cités dans l’article ont réagi aux thèses et aux jugements de Xavier Vigna. Voici plusieurs de ces réactions et de ces éclaircissements, ainsi que la réponse de Xavier Vigna (NDLR. Seule la contribution intitulée « Réponse d’Antoine Artous, Didier Epsztajn et Patrick Silberstein » a été retenue. Les auteurs font référence à leur ouvrage commun, dont un court extrait a été publié sur ce site « L’écologie dans la France des années 68 (1960-1970) » de Vincent Gay.)

[...] Nous pensions, et nous l’avions écrit dans notre avant-propos, que La France des années 1968 ne serait pas encensé (voire simplement recensé) car notre ouvrage est un peu hors-norme, tant par son regard tourné plus que sympathiquement vers celles et ceux qui trouvent ce vieux monde insupportable que par son rapport d’extériorité aux réseaux académiques traditionnels et institutionnels. Extériorité bien illustrée d’ailleurs par le fait qu’aucun de nous trois n’est universitaire. Par ailleurs, tout en étant à la fois non académiquement qualifié et politiquement engagé, nous avons passé le plus clair de notre vie à discuter et à commenter des livres et des écrits, en nous gardant de dénigrer leur qualité, sous prétexte d’angle d’approche hétérodoxe, de divergences « politiques »... ou de poursuite de carrières diverses. Ceci étant dit, nous ne pensions pas nous trouver en position de devoir faire une telle mise au point dans La Revue internationale des livres et des idées à propos des jugements, peu situés, mais néanmoins fort doctement assénés par Xavier Vigna dans la livraison de mai-juin 2008.

Celui-ci trouve que ce livre collectif, dont le résultat est « décevant », pêche par « académisme militant ». C’est effectivement un risque dans le type de travail que nous avons proposé à de multiples auteur-e-s. Cela dit, Xavier Vigna n’est guère convaincant, lorsque, pour le démontrer, il trouve, par exemple, « saugrenu » qu’un livre intitulé La France des années 1968 contienne « plusieurs contributions sur l’étranger ». De même que le nuage de Tchernobyl ne s’est pas arrêté à nos frontières, les études et les réflexions ne sauraient être bornées par celles de l’imaginaire national ; c’est même le contraire qui est, selon nous, indispensable. Cet enfermement dans les frontières de l’Hexagone, que nous rejetons, est, à nos yeux, une mauvaise tradition d’un certain socialisme à la française. Mais, s’il n’y avait que cela, nous resterions dans l’espace d’une discussion « normale » qui n’appellerait en rien une « mise au point ».

Les choses se compliquent un peu lorsque Xavier Vigna affirme que nous avons eu « la volonté de rassembler (quoique pas exclusivement) des auteurs militants ou proches de la Ligue communiste révolutionnaire ». Comme indiqué plus haut, nous avons souhaité que les choix et les actions des groupes — dits « révolutionnaires » pour aller vite — soient intégrés dans les « inventaires » des contestations, sans idéaliser leurs rôles, mais sans les minimiser pour autant. Les débats sur ces sujets ne sont bien évidemment pas clos.

Cependant, ni dans le choix éditorial, ni dans la recherche d’auteur-e-s, nous n’avons pourtant voulu privilégier une aventure militante plus qu’une autre. Mais nous assumons l’absence de neutralité des un-e-s et des autres, que nous partagions ou non leur soubassement idéel, leurs rêves ou leurs espérances. Cela perturbe sans doute le champ de vision que de très nombreux auteurs ont construit sur les années 1968, en survalorisant les courants maoïstes. On retrouve d’ailleurs cette survalorisation dans le livre de Xavier Vigna. Ce qui explique, sans doute, son étonnement méprisant (et ouvriériste) sur le choix que nous avons fait de classer les grèves des postiers ou le Mai des Banques de 1974 dans les « luttes ouvrières radicales ».

Nous avons la faiblesse de croire que le prolétariat est plus large et composite que les réductions sociologiques ou les vulgates marxistes. Nous ne pouvons croire que Xavier Vigna ignore les débats sur ces questions qui ont traversé les années 1970 et 1980. Et puisqu’il question des auteurs, nous voulons aussi souligner — car cela nous semble important — qu’environ un tiers des soixante-quatre contributeur-e-s sont des « jeunes auteur-e-s » qui travaillent sur cette période sans l’avoir connu.

« On ne comprend pas bien d’où parlent ces auteur-e-s militant-e-s », ajoute Xavier Vigna, qui développe alors une politique du soupçon, laissant entendre qu’à cause de leur statut, elles et ils ne peuvent travailler l’histoire avec sérieux. Toutefois, ici encore, une mise au point ne serait pas justifiée si, pour argumenter son positionnement, Xavier Vigna ne dérapait. Non seulement, il reprend un terme (« coucou ») employé dans les années 1970 par Edmond Maire dans la CFDT pour dénigrer certains syndicalistes liés ou influencés par la gauche révolutionnaire, mais il se lance dans la calomnie.

Une citation s’impose : ces textes sont « émaillés de pénibles pratiques de coucou, consistant à emprunter des catégories ou des périodisations sans citer les collègues qui les ont élaborées : Antoine Artous, par exemple, évoque « les années 68 » sans signaler le séminaire de l’IHTP construit sur cette périodisation problématique, et qui a débouché sur un colloque publié ; de même, Pierre Cours-Salies ne daigne pas citer l’ouvrage fondamental de Frank Georgi sur la CFDT, sans pourtant s’en expliquer, tandis que Georges Ubbiali pille mes travaux pour aboutir à une pâle compilation dans son texte « Luttes ouvrières radicales » ». Comme trois auteur-e-s seulement trouvent grâce aux yeux de Xavier Vigna, on peut penser que ce constat vaut pour la plupart des contributions. Les accusations sont graves et, à vrai dire, ahurissantes.

Concernant la périodisation des années 1968, il faut avoir la vue bien basse ou le regard braqué sur les seuls colloques universitaires pour ignorer que les discussions à ce propos ont commencé dès le mitan des années 1980, d’abord dans les cercles militants. Cela sur la double base du bilan des années Mitterrand et de la publication de livres comme ceux d’Hervé Hamon et Patrick Rotman qui avaient tendance à clore la période 68 en 1972-1973 pour ne retenir que la courte période du « gauchisme flamboyant » marquée notamment par les maoïstes de La Cause du peuple. L’approche va devenir dominante par la suite.

Nous n’allons pas multiplier les références pour montrer que, sur leur sujet, les auteurs de La France des années 68 n’avaient en rien besoin de piller en catimini les idées des autres. Ainsi, pour prendre ce seul exemple, Pierre Cours-Salies, qui n’a jamais caché ses divers engagements militants, est, entre autres, un historien reconnu de la CFDT. Et son livre sur la CFDT, qui fait référence, a été publié en 1988, alors que celui de Frank Georgi date de 1995. Par ailleurs, vu notre projet éditorial, nous avions demandé aux auteurs de ne pas multiplier les citations et les références bibliographiques, comme cela est souvent de mise dans les publications dites scientifiques.

L’attitude hostile de Xavier Vigna par rapport à notre livre est d’autant plus manifeste que, par ailleurs, il tresse des lauriers à d’autres publications qui, elles aussi, portent sur l’histoire de cette période. Peut-être est-ce, pour reprendre sa formule, parce qu’il se retrouve alors entre « collègues » ? Reste que cette morgue mensongère, qui se drape dans un discours d’expert (de « chercheur »), est difficile à supporter.

Qu’il nous soit permis, à l’occasion de cette réponse de remercier l’ensemble des auteur-e-s pour leur travail gratuit, mais pas désintéressé, surtout en ces temps de renoncements et de reniements.

Source

La revue internationale des livres & des idées (RILI), n° 5, mai-juin 2008.

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