Disciple et biographe d’Ernst Bloch [1885-1977], Arno Münster propose, avec Herbert Marcuse et le « grand refus », une excellente introduction à l’œuvre de Marcuse [1898-1979], ce respectable intellectuel juif allemand, professeur de philosophie en Californie, spécialiste de Hegel, devenu, grâce à une surprenante alchimie, une icône de la jeunesse rebelle, de Berlin à Berkeley, sans oublier Paris.
Né dans une famille juive bourgeoise de Berlin, Herbert Marcuse va passer sa thèse de doctorat sur L’Ontologie de Hegel et la théorie de l’historicité (Minuit, 1972), sous la direction de Martin Heidegger. Cependant, l’hostilité de ce dernier à Marx va décider le jeune étudiant à quitter Fribourg, et à se rapprocher, à partir de 1932, de l’École de Francfort, le courant de pensée marxiste hétérodoxe fondé par Theodor Adorno et Max Horkheimer autour de l’Institut de recherche sociale de Francfort. Exilé depuis 1933 — Suisse d’abord et, peu après, Etats Unis —, il va publier dans les années suivantes plusieurs essais dans la revue de l’institut et participer, avec Adorno et Horkheimer, au livre collectif Etudes sur l’autorité et la famille (1936).
Cette introduction est la partie la moins satisfaisante du livre, à la fois par le manque de repères chronologiques et par la présentation trop rapide des premiers travaux de Marcuse, dont la valeur intellectuelle est considérable. Il est évident que l’auteur a fait le choix, en soi compréhensible, de se concentrer sur les grands ouvrages du philosophe, à commencer par celui de 1941, Raison et révolution. Hegel et la naissance de la théorie sociale (Minuit, 1968). Münster montre très bien comment Marcuse, sans ignorer la dimension conservatrice de la philosophie politique hégélienne, met l’accent sur la portée subversive de sa méthode : la « dialectique négative » de Hegel vise à soumettre la réalité établie aux normes de la Raison ; l’être humain n’est pas à la merci des « faits », mais peut les mesurer à cette instance supérieure. La sociologie positive prétend en revanche, à partir d’Auguste Comte, se limiter à « l’observation des faits sociaux », ce qui conduit à soutenir l’ordre établi contre toute critique « négative ».
Le rêve d’une culture non répressive
Dans l’ouvrage suivant, Eros et civilisation (1955 ; Minuit, 1963), d’inspiration freudomarxiste, Marcuse va dénoncer la « surrépression » des instincts exercée dans la société industrielle moderne par la domination sociale. Il rêve d’une culture non répressive, dont la figure symbolique serait Orphée, poète de la rédemption, et divinité qui apporte la paix et le salut par le chant. Ce n’est pas vraiment un programme politique, et encore moins un appel à la lutte de classe, mais l’aspiration à une « rationalité libidineuse », capable de permettre le libre développement de la libido, contre le « principe de rendement » de la société industrielle.
Mais c’est surtout grâce à L’Homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée (1964 ; Minuit, 1968) que Marcuse deviendra une référence pour les mouvements contestataires. Il s’agit d’une critique radicale du « monde administré » capitaliste avancé, un monde où les droits et les libertés se vident de leur contenu, et où une « pensée unidimensionnelle » s’impose par une homogénéisation découlant du processus de production et de consommation luimême. Selon Marcuse, cette société tend vers le « totalitarisme », sous une forme non terroriste, qui maintient des apparences démocratiques, mais qui ne constitue pas moins un monde totalement administré. Arno Münster critique, à juste titre, il me semble, l’utilisation du terme « totalitarisme », qui sousestime les notables différences entre les États totalitaires (selon la définition d’Hannah Arendt) et la société unidimensionnelle américaine.
Lors d’une mémorable conférence à Berlin en juillet 1967, Herbert Marcuse va se solidariser avec les étudiants contestataires, dont les porteparole, comme Rudi Dutschke, se réfèrent à ses écrits. Il voyait dans leur attitude une forme de « grand refus », de protestation globale contre le système, à la fois politique, instinctuelle et morale. Mais, se demande Arno Münster, peuton faire l’impasse, comme le fait Marcuse dans L’Homme unidimensionnel, sur la contradiction entre le capital et le travail ? En outre, peuton expliquer la contestation antiautoritaire uniquement par une « structure pulsionnelle émancipatrice » des individus ?
Par son analyse de la portée critique et subversive de sa pensée, le livre d’Arno Münster aide à comprendre comment, malgré son « pessimisme civilisationnel », Herbert Marcuse a pu être choisi par une frange significative du mouvement contestataire des années 1960 et 1970 comme référence intellectuelle et morale. Et pourquoi, encore aujourd’hui, dans un tout autre contexte social et politique, il continue à être lu et discuté.