Un théâtre qui émancipe. Entretien avec l’historien Olivier Neveux, auteur de Politiques du spectateur

, par NEVEUX Olivier

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Dans son nouveau livre, intitulé Politiques du spectateur. Les enjeux du théâtre politique aujourd’hui, l’historien Olivier Neveux tente de dessiner les contours de ce qu’il nomme « un théâtre de la capacité ». Refusant une démarche purement esthétique ou didactique, cet art-là mettrait en mouvement mille et un processus d’émancipation. L’air de rien, il permettrait au public de se réapproprier sa vie. Toute la force de ce livre tient à sa fragilité combative, à son approche explicitement tâtonnante. Il fait le deuil de tout critère objectif et refuse de jouer au commissaire politique qui jugerait ce qui est ou non subversif. Puisant dans le travail des metteurs en scène et dans la pensée critique de philosophes comme Daniel Bensaïd (1946-2010), Jacques Rancière ou Fredric Jameson, il affirme que le théâtre, par sa relation au spectateur, laisse entrevoir une liberté à venir.

Vous décrivez le théâtre politique non comme celui qui a un discours militant, mais comme celui qui exerce des « effets » émancipateurs sur son public. Qu’est-ce à dire ?

Je fais l’hypothèse qu’au théâtre, en dernière instance, la politique réside dans la conception implicite ou explicite que le spectacle propose de son spectateur. C’est, je crois, une possibilité pour s’orienter dans le vaste continent du théâtre politique que d’interroger la place singulière que chaque spectacle nous destine et nous construit, son projet politique pour les spectateurs. Des oeuvres se donnent ainsi pour enjeux de nous sensibiliser, réveiller, documenter, mobiliser... De là, il faut interroger la teneur de semblables projets, dans la séquence historique qui est la nôtre, à l’aune de ce qui organise le néolibéralisme, et de sa façon de traiter, d’infantiliser, de malmener les individus.

À la suite du travail du philosophe Jacques Rancière dans Le Spectateur émancipé (La Fabrique, 2008), il m’apparaît qu’un théâtre singulier se dessine, qui, sans cesser de travailler un matériau critique, n’entend cependant pas anticiper les effets politiques qu’il produira. C’est alors que naît la possibilité d’une relation émancipée : l’expérience rare de n’être enfin ni managé, ni programmé, ni maltraité.

Par exemple ?

Je pense, entre autres, à 15 %, du metteur en scène Bruno Meyssat, qui explorait par tout un jeu d’images, énigmatiques et mystérieuses, ce que la finance et la concurrence de chacun contre tous produisent dans nos vies sensibles, comment ces dernières sont affectées, abîmées. Le spectateur n’est pas ici confronté à l’énumération des méfaits du capitalisme ni à l’éducation de son fonctionnement. Il est en quelque sorte « lâché », en capacité de nouer ses propres images à celles qui lui sont présentées, d’être éclairé par certaines, troublé, sans en connaître l’origine, par d’autres... Ce spectacle mise sur la potentielle et libre appropriation de ce qui est proposé. Ce sont ces types d’essais qui m’intéressent (et que mènent d’autres encore, comme Marie-José Malis ou Olivier Coulon-Jablonka) : leur façon de n’être en redondance ni avec la société ni avec les émotions qui la dominent et, par là, leur capacité à s’opposer, pratiquement, à la manière dont le néolibéralisme nous (dé)considère.

Tout en admettant que la politique est un formidable matériau pour l’art dramatique, le philosophe Alain Badiou ne cache pas son scepticisme à l’égard de l’idée d’un théâtre « politique ». Dans l’entretien avec notre confrère Nicolas Truong qu’il a publié sous le titre Eloge du théâtre (Flammarion, Café Voltaire, 94 p., 12 €), il écrit : « Le théâtre a pour mission de s’emparer de la figure humaine dans sa dimension générique et complète, incluant certainement les configurations politiques, mais ne s’y réduisant pas »...

Les artistes, mais plus dangereusement les théoriciens, produisent souvent des définitions qui entendent assigner le théâtre à la poursuite d’une mission unique. Il ne s’agit évidemment pas de forcer le théâtre à la politique. Il est de nombreuses oeuvres qui n’en ont pas le souci et qui sont passionnantes et essentielles... Il s’agit, pour ce qui me concerne, de réfléchir à ce que l’association du théâtre et de la politique peut produire, sans ignorer qu’il est d’autres possibilités pour le théâtre que ce complexe alliage. À cet égard d’ailleurs, les pièces d’Alain Badiou se donnent pourtant pour tâche la production d’effets politiques sur le spectateur qui y assiste : la production d’une énergie ou d’une capacité par la représentation de l’exemplarité de certains de ses personnages « prolétaires », tel son valet Ahmed, décalque du Scapin de Molière. Le théâtre « affirmationniste » de Badiou suppose, en quelque sorte, que la monstration sur scène d’une capacité peut rendre capable, que le héros peut faire exemple. Ce qui pourrait évoquer certains traits d’un courant de l’« art politique », le réalisme socialiste, si Badiou ne défendait jusque dans son théâtre une orientation anti-étatique.

Votre livre part du principe que toute politique vise l’émancipation. Cela signifie-t-il que, à vos yeux, un théâtre ayant pour visée non pas l’émancipation mais un certain conservatisme, voire le retour à un ordre ancien, pourrait être qualifié de "politique" ?

Il existe évidemment un théâtre politique, implicitement ou explicitement, conservateur, réactionnaire, etc. Je fais toutefois le choix, dans Politiques du spectateur, de m’intéresser à la politique en tant qu’elle s’inscrit dans un horizon émancipateur. Et contre sa dilution dans le social ou la morale, sa suppression par l’économique ou le théologique, j’essaie de lui donner une définition restrictive, ou plutôt de penser, notamment à la suite du philosophe et militant Daniel Bensaïd, son mouvement propre ou sa spécificité. En effet, dans l’expression « théâtre politique », bien souvent, "politique" est un élément décoratif ou presque indifférent, lors même que son usage devrait être embarrassant ou malaisé... Ainsi de tout un théâtre « progressiste », qui confond politique et pédagogie : il se donne pour mission d’apporter au spectateur le savoir qui lui manque afin qu’il devienne l’individu concerné qu’il n’est pas encore. Cette mécanique, qui fétichise la prise de conscience, est par ailleurs suspecte : vouloir émanciper quelqu’un, n’est-ce pas, d’une façon ou d’une autre, le présupposer et le maintenir sous sa tutelle ?

Dans les belles pages que vous consacrez au travail du metteur en scène Benoît Lambert, vous expliquez que l’un des outils qu’il utilise pour mobiliser et bousculer son public est un rire étrange, fragile, « un rire de la capacité ». De quoi s’agit-il ?

Ces dernières années, en contrepoint de tout un pan du théâtre politique acharné à constater la « misère du monde » ou à déplorer l’absence d’issues, il est apparu, tel un nouveau mot d’ordre, que le théâtre critique devait faire rire. Le rire était alors envisagé comme l’antidote adéquat à la dépression généralisée. Cependant, bien vite et bien souvent, il s’est mué en ricanements : il nous était alors proposé de rire de nos impuissances, de nos médiocrités, de s’y engluer et d’y barboter complaisamment. Le travail de Benoît Lambert avec l’auteur Jean-Charles Massera, dans les pièces We are la France ou We are l’Europe, me semble indiquer la possibilité d’un rire autrement plus libre. Sur scène, leurs personnages s’inventent des échappées au coeur même d’une situation, qui est la nôtre, apparemment inextricable. Ils bricolent et s’émancipent grâce à trois fois rien : une chanson de Daniel Balavoine, une partie de rollers... Et les pièces justement s’ingénient à mettre en échec tout jugement sur ce « trois fois rien », elles se refusent à placer le spectateur dans la position d’évaluateur. Et si, lors de ces spectacles, confronté à ces moments ordinaires où la mécanique sociale échoue à se reproduire, on rit ensemble et en même temps, on ne rit ni à marche forcée ni des mêmes choses.

Quand il est digne de ce nom, le théâtre populaire est « une révolte permanente », disait Jean Vilar, le fondateur du Festival d’Avignon. Quel regard portez-vous sur la place du théâtre politique, aujourd’hui, dans ce Festival ?

Avignon est une échéance annuelle décisiven et celà en dehors même de sa contribution à la « festivalisation » de la production du théâtre contemporain. Autrement dit, la victoire d’une logique de programmation, avec ses cases et ses équilibres comparables, comme le faisait remarquer le metteur en scène Jean Jourdheuil, à ceux d’une grille de chaîne de télévision.

Ces dernières années, le Festival a bien souvent donné le la des débats et des esthétiques politiques. On se souvient ainsi de la « querelle » autour de Jan Fabre ou de Romeo Castellucci et de ces formes, par ailleurs diverses, qui visent à sidérer le spectateur pour l’alerter, par des émotions maximales, sur la vulnérabilité des corps, la précarité de la vie, etc. Ce théâtre justifie sa fonction politique à partir d’arguments empruntés à Artaud ou aux avant-gardes des années 1960. Il est toutefois possible de se demander si les émotions alors produites sont véritablement en contradiction avec le monde sensible que le néolibéralisme nous impose (une présidente du Medef n’entendait-elle pas nous faire vivre l’expérience de la précarité, au travail comme en amour ?)...

Bref, la politique (dans l’ensemble de ses déclinaisons : subversion, critique, etc.) s’est ainsi trouvée convoquée à Avignon, ces dernières années, sous des allures très différentes. C’est d’ailleurs un symptôme : après une longue période d’évitement amorcée dans les années 1980, elle redevenait incontournable, parée de soudaines vertus, presque obligatoire. Cela fut, par la force des choses, confus, opaque, polémique, passionnant.

Mais, à mentionner ainsi la « révolte permanente » dont Avignon devrait être encore le site, il faut rappeler celle à laquelle il y a urgence à donner forme cet été : la destruction progressive de la diversité esthétique et politique du spectacle vivant, de sa possibilité même, dont l’imminente et nouvelle contre-réforme du régime spécifique d’assurance-chômage des intermittents est la prochaine étape.

Politiques du spectateur. Les enjeux du théâtre politique aujourd’hui, d’Olivier Neveux, La Découverte, « Cahiers libres », 274 p., 22,50 €.