Nombreux sont encore ceux pour lesquels la référence au passé n’est que signe d’archaïsme. L’archaïsme du travail sur les concepts légués par Marx, tout comme celui de la défense des « acquis ouvriers », n’est alors perçu que comme l’une des facettes de cette résistance au changement, à la réforme qui caractériserait la société française.
Paradoxe de l’époque qui semble inverser les repères si l’on oublie que, comme l’écrit Jean-Marie Vincent, « la lutte de classe doit se penser comme la lutte contre la préhistoire, contre la primauté du passé fermé, ce qui signifie aussi lutte pour la réactualisation des potentialités inexplorées et inutilisées du passé occulté et enfoui. Il ne peut y avoir en ce sens de linéarité du progrès social et de dépassement non réussi sans reprise de ce qui n’a pas trouvé autrefois sa validation. [...] Rien n’a été définitivement joué parce que rien pour le moment n’est vraiment joué ». [1]
C’est sans doute pour souligner cette forme singulière de présence du passé dans le futur que Jacques Derrida parle de « spectres de Marx » pour — avec tout le poids de son autorité philosophique — mettre en garde : « Ce sera toujours une faute de ne pas lire et relire et discuter Marx. [...] Il n’y aura pas d’avenir sans cela. Pas sans Marx, pas d’avenir sans Marx » [2]. Lire et relire Marx donc. L’article qui suit prend l’occasion de certains livres, publiés ces dernières années, qui nous le proposent pour, à son tour, parler de Marx. Ce faisant — cela va de soi mais autant le dire — il ne s’agit pas de restituer la « vraie » interprétation de l’oeuvre, mais de tracer une certaine silhouette de lecture. Parmi d’autres possibles.
Ce qui doit et peut être, non ce qui sera
Marx l’intempestif de Daniel Bensaïd est sans doute la publication récente la plus vigoureuse dans sa façon de remettre en cause l’accusation d’historicisme, devenue le fond commun de l’antimarxisme contemporain dans le procès en téléologie historique fait à Marx. « L’historicisme est, selon Popper, un religion du salut terrestre : les jugements de Dieu s’y révèlent à travers l’histoire » [3]. La science sociale se réduirait alors à l’étude « des lois de l’évolution sociale » et, comme tout historicisme, le marxisme donnerait jour à deux tendances. L’une, volontariste, viserait à forcer le cours de l’histoire. L’autre, passive, se soumettrait à ses lois. C’est cette grille de lecture qu’entend casser Daniel Bensaïd, en soulignant que, très tôt, Marx remet en cause tout recours à une transcendance historique, « déconstruit l’histoire universelle » afin de rendre compte de la dynamique particulière du devenir historique. « L’effort de Marx vise à tenir les deux bouts : s’émanciper de l’abstraction de l’histoire universelle sans tomber dans le chaos insensé des singularités absolues. [...] Immanente, « la nécessité historique » énonce ce qui doit et peut être, non ce qui sera ». Sur le fond, la pensée de Marx ne relève pas, explique Daniel Bensaïd, d’une philosophie de l’histoire mais d’un théorie du conflit. Le référent n’est plus une « normalité transcendantale », mais une « rationalité immanente exprimant, sur le mode du choix stratégique, un souhaitable qui serait à la fois un nécessaire optatif et un possible effectif ». Dans un livre sorti à la même époque, Henri Maler développe une approche qui, sur le fond, me semble proche. Notamment par l’insistance mise sur la catégorie de stratégie qui permet de dépasser « l’alternative entre le volontarisme utopique et le fatalisme scientifique » [4]. Même si sa lecture des textes est plus critique en soulignant la tentation permanente chez Marx d’un recours à une nécessité historique qui ne se borne pas seulement à faire surgir les objectifs stratégiques mais les absorbe. « La stratégie requise n’est (alors) que l’expression de la nécessité comprise ».
L’histoire est donc ouverte. Mais afin de l’argumenter Daniel Bensaïd et Henri Maler ne mettent pas en avant les textes de jeunesses de Marx, pour tenir un discours sur la défense du « sujet » face à la « structure », sur « l’humanisme marxiste », comme l’ont fait dans le passé ceux qui, par exemple, s’opposaient au « scientisme » d’Althusser, au « structuralo-marxisme », etc.
Certes, il ne s’agit pas de mettre au rebut les écrits de jeunesse : ils contiennent des éléments pertinents de critique de la politique moderne et une esquisse de l’analyse de l’État capitaliste comme État représentatif [5]. Mais pour ce qui nous concerne ici, surdéterminés par la problématique de l’aliénation, ils développent une vision téléologique d’une histoire en marche vers une société transparente et réconciliée. Henri Maler démonte de façon précise cet « essentialisme anthropologique » pour lequel le devenir historique est perçu comme « dialectique de la réalisation de l’essence humaine » et l’émancipation pensée comme « la réalisation de l’homme total en chaque individu singulier ».
Nulle référence non plus à une problématique du « sujet » chez Daniel Bensaïd. Mais, au contraire, dans son approche des classes, une double démarcation. D’abord avec une « représentation de la classe comme grand sujet » : on ne peut « traiter la classe comme une personne ou comme un sujet unifié et conscient à l’image du sujet rationnel de la psychologie classique ». Ensuite un refus de réduire la classe « à un simple réseau interindividuel ». D’où une longue critique de l’individualisme méthodologique dans la version qu’en donne le marxisme analytique anglo-saxon.
Ce décentrement par rapport à la problématique classique du « sujet », cette critique de l’individualisme méthodologique ne nous éloigne pas de Marx. Il suffit de lire les Grundrisse : « La société ne se compose pas d’individus, elle exprime la somme des relations, conditions, etc. dans lesquelles ces individus se trouvent les uns par rapport aux autres » [6]. La modernité de l’approche est étonnante pour qui — c’est mon cas — est d’accord avec l’appréciation de Pierre Bourdieu : « Les gloses philosophiques qui ont entouré un moment le structuralisme ont oublié sans doute ce qui faisait sa nouveauté essentielle : introduire dans les sciences sociales la méthode structurale, ou, plus exactement, le mode de pensée relationnel qui, rompant avec le mode de pensée substantialiste, conduit à caractériser tout élément par les relations qui l’unissent aux autres en un système, et dont il tire sens et fonction » [7]. Alors que la tradition marxiste a eu souvent recours au « mode de pensée substantialiste » pour parler des classes sociales, Daniel Bensaïd le rejette clairement : « Il n’est de classe que dans le rapport conflictuel à d’autres classes. [...] N’étant pas des choses mais des rapports, (les classes) existent et se manifestent dans le conflit qui les façonne ». Le constat vaut plus large. La société n’est pas composée de substances transhistoriques (l’économie, le travail, les classes, etc.) qui, à la façon de l’Esprit hégélien, s’autodéploient sous des formes différentes (et nécessaires) au cours du devenir historique. Elle est structurée par des rapports dont il faut analyser les effets.
Marx et le travail
Quant à Michel Husson [8], quand il présente la réduction du temps de travail comme le projet « radical » de réponse à la crise du système, il le fait en référence aux analyses des Grundrisse. En effet, dans ce manuscrit, Marx développe une problématique d’émancipation sociale se réalisant à travers « la dialectique du temps de travail et du temps libre », pour reprendre une formule d’Ernest Mandel qui, dès 1967, avait souligné l’intérêt de l’approche. [9]
Cette dialectique, on la retrouve dans la conclusion du tome III du Capital. Marx y distingue le règne de la nécessité d’avec le règne de la liberté qui « commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures, (donc) au delà de la sphère de production matérielle proprement dite ». Dans cette dernière, « la liberté ne peut consister qu’en ceci : les producteurs associés — l’homme socialisé — règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges [...]. Mais l’empire de la nécessité n’en subsiste pas moins. C’est au-delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté [...]. La réduction du temps de travail est la condition fondamentale de cette libération ». [10]
Les rapports de Marx et de la tradition marxiste au travail ne sont pas simples. Mais les auteurs qui en traitent ont parfois d’étranges points aveugles qu’il faudrait un jour traiter plus en détail. Ainsi Dominique Méda qui, contre toute évidence, parle d’une « opposition de la pensée marxiste (contemporaine) à une réduction du temps de travail » [11]. Ce, de plus, à propos de Jean-Marie Vincent pour qui, au contraire, « il ne s’agit pas seulement de libérer la production, mais aussi de se libérer de la production en cessant d’en faire l’axe de gravité des activités sociales et de l’action des individus » [12].
Dans cette problématique — comme dans celle de la conclusion du livre III du Capital — la lutte pour la réduction du temps de travail n’est pas une revendication parmi les autres. Elle définit une perspective d’émancipation mettant fin à la centralité du travail instituée par la modernité capitaliste qui, par ailleurs, n’est en rien contradictoire avec une défense du statut de salarié face aux remises en cause actuelles.
Chez certains, la référence à la perte de centralité du travail est devenue, de fait, un discours d’accompagnement de la crise. Pour eux « tout recul du salariat est un progrès vers la libération du travail », constate Michel Husson. D’où une réticence — on la sent chez Michel Husson comme chez d’autres — à reprendre cette thématique. Mais il y a sans doute plus profond car s’y joue la remise en cause d’une des figures centrales de la modernité — celle de l’homo faber — qui a fortement marqué le mouvement ouvrier, et que l’on retrouve d’ailleurs dans certains textes de Marx, notamment dans les Manuscrits de 1844.
Par la suite Marx s’écartera de plus en plus d’un discours « essentialiste » et/ou anthropologique sur le travail. Entre autres parce que l’approfondissement de sa méthode critique l’amène à refuser toute « naturalisation » des catégories pour les mettre en relation avec des rapports sociaux. « Le travail est apparemment une catégorie toute simple », écrit-il en 1857. « Et pourtant, saisie dans cette simplicité, le « travail » est une catégorie tout aussi moderne que les rapports qui font naître cette abstraction » [13].
Forme-valeur et fétichisme de la marchandise
Ce même refus de « naturalisation » est à la base de ce qui est au centre de son analyse du Capital : la théorie de la forme valeur. Dans la présentation — une des meilleures existantes à mon avis — qu’ils en font, Pierre Salama et Tran Hai Hac soulignent, à juste titre, la rupture entre la théorie de la valeur-travail de l’économie politique classique et la théorie de la valeur, ou de la forme valeur, de Marx [14].
On sait que l’économie politique fait de la marchandise une donnée naturelle. Ce qui veut dire que le travail donne naturellement de la valeur à ses produits qui sont naturellement des marchandises. « Elle trouve tout naturel que les marchandises aient une valeur de même qu’elles ont un poids ou un volume ». C’est là une conception fétichiste, au sens, selon Marx, où l’on prend pour un caractère naturel des choses ce qui n’est que l’expression de rapports sociaux particuliers. Car, pour Marx, « la valeur n’a rien à voir avec le travail en soi (le travail comme forces productives). Elle ne concerne que le travail tel qu’il se présente dans des rapports sociaux de production déterminés ».
Marx opère donc une déconstruction sociologique des catégories de l’économie politique. Mais, en même temps, il produit les instruments d’analyse adaptés à l’objet de son étude : la marchandise qui, elle non plus, ne renvoie pas au travail humain en général, mais aux rapports sociaux de production. « En ce sens, la marchandise est non pas produit du travail, mais forme du produit du travail ».
La catégorie de forme sociale, comme l’a souligné Roubine [15], est décisive dans l’analyse de Marx. La marchandise n’est pas simplement un objet utile possédant une matérialité physique (celle de la table, de la chaise), elle est une forme sociale. C’est-à-dire un objet cristallisant certains rapports sociaux. Dans le Capital, Marx parle de « chose sociale » pour signifier que cette forme a bien sa propre objectivité (sociale justement), même si elle n’est pas tout a fait la même que celle de l’objet « physique ». La marchandise, nous dit Marx, se présente sous un double aspect : valeur d’usage et valeur. De même le travail la produisant est double : travail concret et travail abstrait qui produit la marchandise considérée comme valeur. Le travail abstrait est donc lui aussi une forme sociale. Comme l’écrivent Pierre Salama et Tran Hai Hac, « Toute la spécificité de l’analyse marxiste de la valeur réside réside dans ce concept de travail abstrait qui désigne une qualité, une « substance » non pas naturelle, mais sociale » générée par des rapports de production particuliers. En l’occurrence ceux de la production marchande généralisée : « l’échange marchand, en égalisant les divers produits du travail, établit par là même que les différents travaux qui les ont produits sont égaux ».
Mon propos n’est pas d’aller plus loin, mais de souligner un profil de lecture de la théorie de la valeur (et donc de Marx vue la place occupée par cette théorie) que l’on retrouve également chez Jean-Marie Vincent ou Daniel Bensaïd lequel, dans Marx l’intempestif, fait référence à l’ouvrage de Pierre Salama et Tran Hai Hac. La lecture est différente de celle proposée, par exemple par Jacques Bidet pour qui « le travail est, comme le langage, une catégorie anthropologique générale » [16]. La catégorie marxienne de « valeur-travail » désignerait alors « ce concept anthropologique de travail ». Cette lecture ne fait pas de la théorie du fétichisme de la marchandise un « simple supplément à la théorie de la valeur » une simple « digression littéraire et culturelle », pour reprendre des formules de Roubine, mais une dimension essentielle de celle-ci. C’est également ce que souligne Stavros Tombazos, qui nous propose de lire le Capital à la lumière des catégories de la logique de Hegel : « la valeur est inséparable de cette « religion » moderne qu’il est convenu d’appeler fétichisme ». [17]
Avec sa théorie du fétichisme de la marchandise, Marx entend rendre compte de la forme d’opacité particulière générée par les rapports de production capitalistes. On connaît ses formules du Capital : « un rapport social déterminé des hommes entre eux revêt pour eux la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles ». La valeur qui est cristallisation d’un rapport social dans une chose (au sens de produit du travail) devient propriété de cette chose. Il y a confusion entre l’objet physique et sa forme sociale. Mais cette confusion n’est pas simple illusion car, nous l’avons indiqué, cette forme est bien dotée d’une objectivité sociale. « Le caractère fétiche de la marchandise n’est pas une fausse réalité bien qu’il soit à l’origine d’une fausse conscience », écrit Stavros Tombazos en souligant que cette lecture s’oppose à une inteprétation plus traditionnelle que l’on retrouve chez Jacques Bidet : « Le fétichisme ne désigne pas » le décalage existant entre la représentation spontanée des agents et leurs rapports réels » ce qui signifierait qu’il n’y aurait « rien d’insurmontable », ainsi que l’écrit Jacques Bidet dans un ouvrage récent [18]. Avant de se présenter comme idéologie, le fétichisme est le dialogue de la marchandise et de la monnaie, le dialogue de la valeur avec elle-même qui organise la vie sociale ».
Daniel Bensaïd a une approche analogue : « Là où Max Weber verra un monde désenchanté, Marx s’émerveille au contraire des prodiges d’un monde enchanté, sens dessus dessous. (Mais) ces rapports fétichistes et aliénés n’ont rien d’imaginaire. La valeur et les valeurs ne sont pas des abstractions, mais des réalités, la forme spécifique réelle des rapports sociaux capitalistes ». Sans doute vaudrait-il mieux dire qu’il s’agit d’abstractions, mais d’« abstractions réelles », selon la formule de Marx.
Lire et relire Marx
Nous avons parlé de déconstruction sociologique concernant la méthode critique développée par Marx à propos de l’économie politique. Mais cette déconstruction n’a rien de réducteur, elle ne considère pas les catégories mises en œuvre par cette dernière comme un simple voile de fumée. « Les catégories de l’économie bourgeoise sont des formes de l’intellect qui ont une vérité objective, en tant qu’elles reflètent des rapports sociaux réels », peut-on lire dans le chapitre sur le fétichisme du Capital.
La théorie critique de Marx n’oppose pas la « réalité » aux « idées ». Au contraire les « idées » sont partie prenantes de la « réalité » , c’est-à-dire de ce qui constitue l’objectivité du social. « Dans toute science historique et sociale en général, il faut toujours retenir que le sujet — ici la société bourgeoise moderne — est donné aussi bien dans la réalité que dans le cerveau ; et que les catégories expriment des formes et des modes d’existence » de cette société. [19]
Le matérialisme mis en oeuvre par Marx dans sa théorie du fétichisme est donc quelque peu hétérodoxe eu égard au clivage classique entre « matérialisme » et « idéalisme ». Pour lui, selon les formules de Maurice Merleau-Ponty, « l’esprit se fait chose pendant que les choses se saturent d’esprit » [20]. Les diverses formes de conscience ne sont pas autonomes « face au monde socio-historique ; mais elles sont en lui comme élément réel, effectif », bien qu’idéal et spirituel « de ce monde », expliquait déjà Karl Korsch [21]. Bref, on ne peut traiter de l’objectivité du social en dehors de ses formes de représentation.
Lire et relire Marx. À commencer par les deux premières phrases par lesquelles débutent le Capital et qui définissent le programme de sa « critique de l’économie politique » : « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une immense accumulation de marchandises. L’analyse de la marchandise, forme élémentaire de cette richesse, sera par conséquent le point de départ de nos recherches ». Somme toute, si « ce sera toujours une faute de ne pas lire et relire et discuter Marx », c’est parce que le monde dans lequel nous vivons est plus que jamais structuré par les rapports marchands et l’objectivité sociale particulière qu’ils génèrent.