Édito

Migrations

, par KERGOAT Jacques

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La droite a donc choisi d’aggraver encore les dispositifs anti-immigrés. Dérive logique que l’on aurait tort de chercher à expliquer par la seule pression du Front National : la norme, ici, c’est qu’il est souhaitable que nous vivions entre nous. L’accueil des « autres » reste l’anormal au sens strict du terme. Bien sur, cette norme n’a jamais pu être respectée. Qu’importe : puisqu’il n’est pas possible de fermer le robinet, la question est donc de réguler le flux.
Il est parfaitement clair que cette politique ne s’appuie pas sur des réalités, mais sur des fantasmes. Fantasme de l’invasion, d’abord, appuyé sur une vision démographique sommaire : celle des hordes, à l’étroit dans leur territoire surpeuplé, migrant en masse. Mais l’histoire des migrations contredit cette vision : « l’appel d’air » s’est toujours fait des zones moins peuplées vers les zones les plus peuplées [1]. Et pour ce qui concerne la France, il est difficile de trouver un lien direct entre ouverture/fermeture des frontières et ampleur des migrations. Avant 1974, et la famine envahissant le Sahel, les Africains n’ont pas pour autant déferlé sur la France : ils avaient pourtant alors frontières ouvertes.
Les migrations n’obéissent pas à un appel unique. Leurs motivations sont au contraire très diverses. L’immigration économique n’est pas forcément une immigration de peuplement (d’installation), mais une immigration de travail (temporaire). Les migrantes, par exemple, ne sont pas forcément des épouses, venues rejoindre leurs maris au titre du regroupement familial. L’on sait maintenant que dès le début des années 70, des femmes turques ou portugaises sont venues seules chercher du travail au nord de l’Europe, sans hommes pour les précéder ou pour les accompagner [2].
Les raisons économiques ne constituent d’ailleurs pas les seuls déterminants : l’envie de bouger est culturellement plus présente chez certains peuples que chez d’autres. Et les stratégies (se fixer ou rentrer au pays) sont à la fois classées (la survie économique), genrées (entre l’émancipation et la tradition familiale) et ethnicisées (les cultures d’origine). Au total, en France le pourcentage d’immigrés bouge peu. N’empêche : la crise réveille le fantasme et alimente l’idée qu’il faut réguler le flux.
Des chercheurs cèdent à la même logique. Dernier en date, Patrick Weill, dans une note pour la Fondation Saint-Simon, publiée par Esprit [3], fait de la chasse de l’immigration « illégale » la clé de voûte d’une meilleure régulation des flux. Il va ainsi jusqu’à proposer, afin de rendre plus difficile les mariages frauduleux, « de n’accorder après le mariage qu’une carte d’un an renouvelable une ou deux fois sur la preuve de la communauté de vie ».
Mais, sans même tomber dans ces excès, faut-il faire partir toute politique de l’immigration de la nécessité de réguler le flux ? Et faut-il donc n’intervenir que sur le dispositif de cette régulation : inhumain, irrationnel, inefficace ? Car, tout le monde le sait, à l’amélioration des contrôles répond l’amélioration des esquives et des détours. Et quand le dispositif renforce les obstacles des entrées légales, il multiplie du même coup les irréguliers et les clandestins. Ainsi pouvu d’une identité « négative » (sans papiers, sans emploi stable, sans droits reconnus [4], l’immigré a quelque difficulté à bien percevoir le message égalitaire de l’intégration républicaine. Reste le repli communautaire, avec plus ou moins d’amertume, plus ou moins d’enfermement, plus ou moins d’hostilité à l’égard du pays d’accueil, comme à l’égard des autres communautés.
Tout le problème, c’est que ce cadre, la gauche officielle l’a explicitement accepté, dans la diversification des formules : le seuil de tolérance (François Mitterrand), l’impossibilité d’accueillir toute la misère du monde (Michel Rocard), les charters (Edith Cresson), la légalisation « au cas par cas » (Lionel Jospin). Du coup, quand la droite aggrave le dispositif anti-immigrés des lois Pasqua, la gauche murmure « ils exagèrent ». Et les socialistes se mettent aux abonnés absents [5]. Sans doute la gauche n’est-elle pas victime du fantasme de l’invasion. Mais elle semble par contre incapable de poser sur la question de l’immigration un regard d’ensemble, et totalement prisonnière d’une évidente approche franco-française. L’immigration n’est jamais perçue qu’à travers ce qu’elle peut nous apporter à court terme : combler un déficit démographique, fournir de la main-d’œuvre bon marché. Et la gauche s’empêtre dans sa régulation, ses quotas, ses chasses aux clandestins. Mais ne peut-on envisager une autre politique, s’appuyant sur la libre circulation des hommes ? Le problème n’est certes pas simple. Au moins conviendrait-il d’en débattre. Une telle politique nécessiterait en tout cas qu’un certain nombre d’objectifs soient liés.
Ainsi, les effets du « contrôle » de l’immigration sont-ils vraiment inattendus ? Dans quelle mesure le volant de « travail clandestin » ainsi fourni ne représente-t-il pas l’aide officieuse de l’Etat à certaines branches industrielles ? Dans quelle mesure la précarité ainsi légitimée pour les « illégaux » n’est-elle pas la pointe avancée d’une volonté de précarisation de l’ensemble du salariat ? [6] C’est une bataille d’ensemble qu’il faut ici mener surtout si l’on veut que l’ouverture des frontières ne crée pas de pression supplémentaire — notamment salariale — sur le marché du travail : contre la déréglementation et le salariat précaire, et pour que les immigrés deviennent des citoyens à part entière, puissent bénéficier des acquis sociaux et s’emparer du droit du travail.
Aussi, faudrait-il débattre des relations avec les pays d’origine. Dans ce domaine, le sentiment prédomine que les socialistes ont quelques difficultés à s’extirper de leur passé colonialiste, et à rompre avec la politique africaine de la famille Mitterrand. Pourtant, non seulement la politique de « coopération » devrait être repensée comme introduisant des rapports d’égalité et non de domination, mais surtout il faudrait cesser de la concevoir comme l’alternative aux migrations, « l’entrave au mouvement » [7]. Au contraire, la coopération ne délivrera pleinement ses fruits que si elle s’appuie sur un flux de migrants large, régulier et souple. Rien ne pourra jamais remplacer le rôle d’intermédiaires, de traducteurs, de « jeteurs de ponts » que peuvent jouer les populations migrantes. Elles sont indispensables pour que puisse s’affiner la compréhension réciproque des besoins et des moyens à disposition. Ce n’est pas d’experts qu’il est ici question, mais d’un effet de masse. Et c’est donc en termes de trop peu qu’il faut parfois raisonner : oui, 182 000 africains d’Afrique noire présents sur le sol français, c’est peut-être trop peu pour que s’organise de manière positive la coopération entre la France et l’Afrique sub-saharienne [8].
Tout cela suppose que soit menée la lutte contre les pratiques néo-libérales. Annulation de la dette, restauration d’un juste prix pour les matières premières, refus des politiques d’ajustement structurel, tels sont sans doute quelques-uns des principaux segments de ce combat. Car c’est la même politique qui ajuste là-bas et déréglemente ici, qui transforme les salariés en précaires et la libre circulation en immigration clandestine. Regarder au-delà de nos frontières et de nos besoins, se préoccuper de la situation des pays « en voix de développement », ce n’est pas un souci charitable. C’est une nécessité politique si l’on veut agir sur le monde d’aujourd’hui. Dans le temps, ça s’appelait l’internationalisme.

Jacques Kergoat, « Migrations »
Politique, la revue, n° 3, janvier-février-mars 1997, p. 4-5.
Jacques Kergoat, « Migrations »
Politique, la revue, n° 3, janvier-février-mars 1997, p. 4-5.

P.-S.

Politique, la revue, n° 3, janvier-février-mars 1997, p. 4-5.

Notes

[1Cf. Hervé Le Bras, Le sol et le sang, Éd. de l’Aube, 1994.

[2Cf. Françoise Gaspard, « Pourquoi avons-nous tant tardé ? », Les Cahiers du Mage, 1996.

[3« Pour une nouvelle politique d’immigration », Esprit, avril 1996.

[4Cf. Alain Morice, « Migrants, libre circulation et lutte contre la précarité », contribution au séminaire de l’ORSTOM et de l’EHESS sur « paternalisme et clientélisme dans le monde contemporain », 8 décembre 1996.

[5Exception : Julien Dray.

[6Cf. Claude Valentin Marie, « Trafic clandestin, trafic de main-d’œuvre et formes illégales d’emploi », Conseil national des populations immigrées, 1992.

[7Cf. Monique Chemillier-Gendreau, ou Communication aux Assises pour une nouvelle politique d’immigration, Collège des médiateurs, 16-17 novembre 1996.

[8Id.

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