Marx raccourci, ou comment Rubel édite Marx

, par KOUVÉLAKIS Stathis

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Note de l’auteur (juin 2008). Publié dans Futur antérieur, n° 30-31-32 (1995), ce texte fut rédigé il y a plus de treize ans, en tant que réaction à la sortie du volume IV (Politique I) des Œuvres de Marx dans la « Bibliothèque de la Pléiade » chez Gallimard, sous la responsabilité de Maximilien Rubel. Les positions qu’ils exprime, tout particulièrement sur le statut de la philosophie, ne sont plus les miennes, elles portent la marque d’un althussérisme dans lequel je ne me reconnais plus. La raison pour laquelle j’ai décidé de le remettre en circulation (il était toutefois déjà disponible en ligne sur le site de Multitudes, dans les archives de la revue Futur antérieur), est que, malheureusement, comme on pouvait déjà le prévoir à l’époque, l’édition Rubel continue d’exercer des ravages, qui risquent même de s’accentuer avec la récente réédition dans la collection « Folio/Gallimard » du Capital (ou, plus exactement, des extraits choisis et « remixé » du Capital par les soins de Rubel) et de plusieurs choix de textes de Marx, dont le premier (Philosophie), paru en 1994, est recensé dans le texte qui suit.

La raison de fond est que, dans ses grandes tendances, le paysage éditorial qui entoure l’œuvre de Marx en France continue d’être celui qui est décrit dans le texte qui suit : absence d’édition de référence des œuvres complètes (ou de quelque chose s’en approchant, telles que les Marx Engels Collected Works disponibles en langue anglaise), éclatement des initiatives éditoriales, nombreux « trous » touchant à des parties essentielles de l’œuvre (les Grundrisse par exemple). Si depuis 1995, quelques uns de ces manques ont pu être comblés (le Dix-Huit Brumaire par exemple), cela ne concerne que des textes de taille réduite. Le lancement, depuis longtemps attendu, de la GEME (Grande édition Marx-Engels, voir la rubrique correspondante de ce site), n’a pas encore pu déployer ses effets, puisque, en matière de publications nouvelles, celle-ci se limite, pour l’instant, une nouvelle édition de la Critique du programme de Gotha.

Bref, le chantier de l’édition de Marx en langue française ne fait que re-commencer !

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Alors que les signes d’une sortie de Marx du purgatoire auquel il était astreint en France depuis une quinzaine d’années se multiplient, le moment semble propice à un relevé de la situation léguée par cette longue période de « démarxisation » systématique, dont on a de bonnes raisons de penser qu’elle ne figurera pas parmi les moments de gloire de l’histoire intellectuelle de ce pays. Le premier constat qui s’impose est simple : le « marxisme », celui de Marx ou de ses épigones, peu importe pour l’instant, est « introuvable ». Littéralement. Outre sa fonction d’exorcisme, l’injonction « Marx est mort » a parfaitement rempli, à un certain niveau, son rôle : faire disparaître Marx, et ce qui pourrait s’en réclamer, matériellement. Mésaventures d’éditeurs aidant [1], les lacunes du catalogue sont devenues béances et les difficultés d’accès un mur quasi infranchissable.

Exagérations que tout ceci ? Que l’on songe simplement au fait que même des textes courts aussi célèbres qu’indispensables à l’historiographie française tels que le Dix-huit Brumaire ne sont pas disponibles (hors Pléiade). Qu’il en est de même pour le Chapitre inédit, Misère de la philosophie, la Sainte Famille, les Grundrisse, les Théories sur la plus-value, les livres II et III du Capital... C’est dire donc l’importance que prend, dans ce paysage (éditorial) de ruines, la poursuite de l’édition de textes de Marx par Maximilien Rubel et ses collaborateurs. Les fruits les plus récents de cette entreprise qui, sous sa forme actuelle, débute en 1963 avec la sortie du premier volume dans la prestigieuse collection, consistent en deux recueils ; l’un rassemble, sous le titre Politique, des textes de la période 1848-1854 et forme le quatrième volume de l’édition de la Pléiade. Le second propose un choix d’extraits sous le titre Philosophie dans la collection de poche « Folio essais » du même éditeur.

Ces recueils, tout comme les précédents de la série [2], n’ont reçu le label d’aucune chapelle ou parti et se situent aux antipodes de l’instrumentalisation pédagogique qui a dès l’origine marqué la publication posthume de l’œuvre marxienne. Ils ne sont pourtant pas dépourvus de partis pris, inhérents à l’édition dirigée par Rubel dans son ensemble, qu’il s’agira d’expliciter et de soumettre à discussion au cours des remarques qui suivent. Une édition de Marx, même menée en toute indépendance comme celle-ci, ne peut jamais être séparée des choix théoriques qui ont présidé à son établissement, choix liés à des enjeux qui dépassent le cadre d’une stricte exégèse des textes.

Où est la « Politique » chez Marx ?

Il y aurait a priori peu de remarques à faire sur le premier volume de la Politique si ce n’est pour saluer enfin la mise à disposition du lecteur français de morceaux indispensables, tels que l’Adresse du comité central de la Ligue des communistes de mars 1850 (qui tourne autour de la stratégie de la « révolution permanente ») et les Révélations sur le procès des communistes à Cologne, ou de pièces rares comme le pamphlet russophobe sur Lord Palmerston, seul succès de librairie que Marx connut de son vivant et néanmoins seul ouvrage censuré dans l’ex-URSS [3]. Naturellement, on pourrait regretter les coupures, inévitables lorsqu’il s’agit de procéder à une sélection. Ainsi, par exemple, celles concernant le corpus de textes parus dans la Nouvelle Gazette Rhénane, qui constituent un matériau d’une exceptionnelle richesse sur la théorie marxienne de la révolution, à l’état pratique et sous le choc de l’action. La question qui se pose néanmoins est celle du critère de regroupement de ces textes sous le titre général de « politique ». Selon Rubel, il s’agissait de fournir « un ample choix des écrits de Marx, homme de parti et membre de la Ligue des communistes » (Pol., p. XIX). Ce n’est là pourtant qu’un critère d’ordre chronologique et biographique, à l’évidence impropre à justifier le regroupement opéré : le Manifeste du parti communiste brille par son absence alors que figurent de nombreux écrits de Marx publiciste postérieurs à son militantisme dans la Ligue (les articles sur l’Espagne ou sur la question d’Orient). Le véritable problème réside en fait dans le découpage, qui organise l’édition de La Pléiade dans son ensemble, en « Économie », « Philosophie » et, dernière en date, « Politique ». Le caractère intenable de cette tripartition est parfaitement illustré par le cas du Manifeste [4], absent de ce volume parce qu’il figure déjà dans le premier volume de... l’Économie ; à juste titre d’un certain point de vue puisque Rubel peut à bon droit se réclamer du conseil de Marx de lire le Manifeste et Misère de la philosophie en guise d’introduction à l’étude du Capital (Ecol, p. LII). L’« anomalie » est bien relevée (Pol, p. XXI) mais aucune véritable explication n’est donnée, au-delà d’un simple renvoi à cette citation reprise du premier volume. Pourtant, la prétention à classer les textes marxiens dans un schéma tripartite du type « économie-philosophie-politique » n’a rien d’une évidence ou d’une formalité. Elle est d’ordre conceptuel et engage le statut même de la théorie de Marx en tant que théorie indissolublement scientifique et critique – telle était du moins l’ambition de son auteur – et, par là, remise en cause radicale de la division traditionnelle des savoirs. Division dont la constante réorganisation depuis plus d’un siècle s’opère pour une large part dans le but de contrecarrer le défi du marxisme, et souvent, de manière plus directement politique, pour promouvoir une ingénierie sociale antagonique aux solutions préconisées par le mouvement ouvrier [5]. C’est l’enjeu de la fulgurante ascension des « sciences humaines » et de la promotion d’un savoir éclaté du « social », mutilé par l’« idiotisme du métier » propre au territoire jalousement défendu par les « spécialistes » de chaque discipline (quitte à négocier a posteriori leur place respective dans la totalité du champ, si possible en position de force).

À l’encontre de tout cela, il convient donc de souligner que Manifeste n’est pas moins « philosophique » que la Question juive et pas plus « politique » que Le Capital, lequel – comme le précise son sous-titre – est avant tout une « critique de l’économie politique ». Ce point est par ailleurs judicieusement souligné par un collaborateur de Rubel, Louis Janover, qui rappelle avec force que « l’originalité de Marx, le secret de son œuvre, qui fonde en fait sa cohérence et rend tout découpage de ce type mutilant, n’est autre que l’indissoluble unité de la politique et de l’économie dans un même champ d’investigation, la « critique de l’économie politique ». Il en conclut que la « théorie politique de Marx se trouve précisément formulée dans le Capital » dans la mesure où l’analyse d’un « rapport économique, [qui] est aussi un rapport social [...] est à la fois critique de la civilisation du capital et théorie de la révolution prolétarienne ; économie et politique en un seul mouvement » [6]. S’il en est ainsi, comment se justifie le découpage de l’objet que sous-tend le projet de l’édition Rubel tout entière ?

Cette question du découpage ne saurait pas davantage se régler par référence à la « genèse » du projet, comme l’affirme Rubel dans l’« avertissement » du volume II (« Economie ») des Œuvres [7] car, sous prétexte de restitution de l’unité de la pensée de Marx, c’est alors la conception téléologique bien connue dans l’histoire des idées traditionnelle qui se profile. Le but consiste dans ce cas à chercher les « germes » d’une théorie au commencement d’un cheminement biographique et intellectuel, lequel acquiert de cette façon l’illusoire continuité d’une trajectoire prédéterminée. Les « conclusions » préexistent alors au procès d’élaboration d’une théorie, au sens fort de ce terme : travail portant sur des concepts spécifiques, indissociables d’une pratique d’expérimentation des connaissances produites. Or c’est très exactement ce qu’écrit Rubel dans son « Introduction » au volume II : « la clé du Capital est déjà dans les écrits de 1843-1844 ; là se trouve la conclusion de l’œuvre qu’il fallait bâtir. Suivre le cheminement intellectuel et affectif de toute une vie occupée du même dessein, c’est le seul moyen de comprendre, et la portée de l’« Économie », et le pourquoi de son inachèvement » (Eco2, p. XIX). Les concepts ne semblent du reste avoir pour Rubel qu’une importance secondaire, sinon négligeable puisqu’il ne s’agit, à la manière positiviste, que de « mots » différents collés à des « faits » qui garantissent, quant à eux, la continuité de l’objet étudié : « il suffit d’éliminer des Manuscrits de 1844 les mots d’aliénation, d’humanisme, de naturalisme, etc., pour y retrouver les faits décrits et analysés dans le Capital » [8]. A ce compte, « il suffit » également d’éliminer les « mots » de plus-value, de procès de valorisation ou de forme-valeur pour retrouver les « faits » décrits par Adam Smith dans la Richesse des nations, ou par David Ricardo dans les Principes de l’économie politique et de l’impôt, moyennant – s’il faut satisfaire au critère proposé ici – un supplément éthique. Certes, Rubel se défend d’être positiviste ; il souligne le caractère « critique » de l’entreprise marxienne, qu’il situe « au-delà » de l’économie politique traditionnelle, « idéologie justificatrice de l’exploitation de l’homme par l’homme » [9]. Pourtant, il partage avec le positivisme son présupposé même, la distinction de principe entre « jugement de fait » et « jugement de valeur », aspect analytique et dimension normative au sein d’une théorie, et, plus récemment, entre Marx homme de science et Marx militant révolutionnaire (Cf. infra, note 19).

Les avatars d’une lecture « éthique »

La matrice de cette lecture est déjà en place dans le texte fondateur de l’entreprise rubelienne, son introduction aux Pages de Karl Marx pour une éthique socialiste, qui sépare soigneusement les « deux aspects de la conception matérialiste de l’histoire », la « méthode de recherche objective » et « l’analyse des faits » d’une part, et la « doctrine éthique » de l’autre, qui « établit les principes destinés à guider l’action de classe du prolétariat en vue de son affranchissement et de la constitution d’une communauté humaine harmonieuse » [10]. C’est bien cette disjonction fondamentale qui lui permet de distinguer des « ouvrages de théorie économique » (à vocation scientifique) des « écrits politiques ou philosophiques », quitte à unifier ex post l’ensemble par l’« éthique ». Le premier « principe » énoncé dans la présentation initiale de l’édition est précisément que « les ouvrages de théorie économique sont séparés des écrits politiques ou philosophiques » (Ecol, p. LIII). Cette séparation, dans le droit fil des lectures néo-kantiennes de Marx, est lourde de conséquences. Elle reconduit tout d’abord la vision traditionnelle, et aplatissante, de la théorie marxienne comme vaste « synthèse » de doctrines antérieures [11], et cela sous l’égide non pas d’un « matérialisme dialectique » tout-puissant mais d’une « éthique », contenue tout entière dans l’impératif catégorique énoncé dans l’Introduction de 1844 : « bouleverser toutes les conditions dans lesquelles l’homme est un être déchu, asservi, abandonné, méprisable ». Placée en position souveraine, l’éthique est à la fois le véritable fondement de la théorie, l’expression de sa finalité et son principe unificateur. Une oscillation caractéristique apparaît à ce sujet, puisque, comme le suggère la citation précédente, c’est tantôt la science qui fournit le fondement à l’éthique tantôt c’est au contraire l’éthique qui fournit la seule prémisse solide de l’édifice théorique, dont la « fragilité » scientifique devient alors une question secondaire : « si le socialisme dépendait seulement de la nature « scientifique » de l’« Économie » de Marx, on pourrait tenir ses assises pour fragiles. Mais le socialisme de Marx – tout comme son « Économie » repose sur des prémisses éthiques » (Ibid., p. XIV). Rubel discerne là chez Marx une « ambiguïté », qu’il attribue à l’adoption de l’« anthropologie matérialiste » spinozienne (Cf. Pol, p. CXXIII-CXXIV). Nous reviendrons dans un moment sur l’étrange conception que Rubel se fait de Spinoza. Poursuivons pour l’instant notre propos sur l’« éthique » vue par Rubel. Selon lui, seul le jugement de valeur permet de dépasser le « conflit permanent entre l’homme de science et le militant révolutionnaire » [12]. Aucune notion ne paraît pouvoir échapper à ses vertus explicatives : ainsi le « concept marxien de dictature du prolétariat » possède une « nature éthique » (Ibid., p. LXXXI). Plus généralement, la « théorie de la révolution » renvoie à une « substance foncièrement normative » (Ibid., p. L). La théorie « économique » est, quant à elle, comme nous l’avons déjà noté, subordonnée aux impératifs éthiques. Sa théorie des crises, notamment, « présuppose l’adhésion à une échelle de valeurs » qui « définit l’éthique « matérialiste » du socialisme » (Eco2, p. 1768). La théorie marxienne, « définitivement formulée » dans ses principes dès le départ, « achevée, entière et sans équivoque » dans l’échelle de valeurs qu’elle instaure, trouve dans l’impératif éthique son couronnement et sa substance [13]. Sa véritable Aufhebung [dépassement] doit, selon Rubel, être cherchée dans cette « sublimation ou solution qui se situe hors du raisonnement descriptif et analytique, pour exprimer une sommation normative, donc éthique » (Pol, p. LXXXIV). L’éthique ne « dépasse » la philosophie que pour la « réaliser », en prendre le relais comme discours de l’universel, version laïcisée de l’absolu métaphysique.

Le lecteur des lignes qui précèdent aura sans doute relevé une autre caractéristique de cette vision du travail de Marx, caractéristique pour le moins paradoxale venant d’un pourfendeur constant du « dogmatisme » des épigones « marxistes ». En effet, à l’instar du « diamat » auquel elle est pourtant censée s’opposer en tout point, l’entreprise marxienne apparaît comme un système achevé dans son principe, tant dans sa dimension scientifique que dans ses prescriptions normatives [14]. Certes, le caractère inachevé des manuscrits marxiens est volontiers souligné, plus particulièrement ceux du Capital dont Rubel reproche à Engels d’avoir fait une œuvre achevée (Eco2, p. CXXII). Cet inachèvement ne renvoie cependant en aucune façon à des raisons théoriques – le Marx rubélien ne fait au contraire que réaliser un plan définitivement arrêté dès le départ (1857 voire dès 1844) – mais uniquement à un jeu de circonstances : la « misère » et l’« obstination de vastes lectures », la « nécessité de rédiger des gros volumes au lieu d’écrire des brochures », la perte de temps du fait du « journalisme et des querelles politiques », les « erreurs d’estimation », etc. [15]

Sans entrer ici dans de grands débats philologiques ou épistémologiques, rappelons simplement que s’il est une position totalement étrangère à l’entreprise marxienne, c’est bien celle qui dissocie la légitimité scientifique de la légitimité critique, la production de connaissances de la position de classe, la position d’homme de science de celle du militant révolutionnaire. Marx a vu dans le communisme non un idéal ou un impératif éthique qu’il s’agit d’opposer au réel mais, selon la célèbre définition de l’Idéologie allemande, un mouvement réel abolissant l’état de choses existant, une tendance interne à la société capitaliste, dont la théorie révolutionnaire fournit l’expression théorique adéquate, comme le souligne, parmi tant d’autres textes, le Manifeste : « les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne font qu’exprimer, en termes généraux, les conditions d’une lutte de classes qui existe, d’un mouvement historique qui se déroule sous nos yeux » [16]. Dans la postface à la seconde édition allemande du Capital, Marx souligne à nouveau qu’« en tant qu’une telle critique représente une classe, elle ne peut représenter que celle dont la vocation [Beruf] historique est de révolutionner le mode de production capitaliste et, finalement, d’abolir les classes – le prolétariat ». Cette position marxienne fondamentale, parfaitement cohérente avec un texte largement consacré à la réflexivité de la théorie, à l’explicitation de ses conditions historiques d’apparition et à la signification de sa constitution pour la lutte des classes dans la théorie, est significativement jugée par Rubel comme « ambiguë sinon illogique » du fait de « l’absence de liaison logique intermédiaire » c’est-à-dire d’un « postulat éthique d’une prise de conscience au cours de l’histoire » (Philofol, p. 618).

Une « philosophie » de Marx ?

C’est à la lumière de ces présupposés qu’il convient d’examiner les choix qui ont présidé à l’édition du volume intitulé Philosophie paru dans la collection « Folio-essais ». Ici, les critères descriptifs ou formels ne peuvent être d’aucun secours. Tout choix de textes regroupés sous ce titre suppose une conception, ou moins implicite, de ce qu’est la « philosophie de Marx », à défaut de la « philosophie marxiste ». Il faut entrer dans le vif du sujet. Or, il faut bien constater que si, par son refus des « vulgarisations », ce recueil se démarque des manuels de la tradition « orthodoxe » [17], il n’en partage pas moins avec ces derniers un inconvénient majeur : offrir des « morceaux choisis » de Marx susceptibles de conforter la conception de la philosophie préconisée par les responsables du recueil. Pour l’« orthodoxie » il s’agissait de constituer un « corpus légitime », faisant la part belle aux textes du vieil Engels et marginalisant les œuvres de jeunesse. Ici, c’est une image inverse qui ressort : absence totale d’Engels (choix de départ défendable du reste), poids prédominant des textes de jeunesse, textes d’après 1848 réduits à la portion congrue.

Même si elle est, comme à l’accoutumée, peu explicitée en tant que telle par Rubel [18], la dimension « philosophique » de Marx qui ressort de ce volume est à peu près la suivante : sont considérés comme philosophiques les textes de la période de traversée de la philosophie – d’abord dans les rangs du mouvement jeune-hégélien, puis en « réglant les comptes » avec celui-ci – auxquels viennent s’ajouter ceux considérés comme « méthodologiques », tels l’Introduction de 1857 ou la préface du Capital. Là encore, c’est une image bien traditionnelle, presque oubliée dirait-on, de la philosophie qui transparaît à travers ces choix, qui n’accorde de statut « philosophique » à un texte que lorsqu’il est explicitement question de « philosophie » ou d’« épistémologie » (de « questions de méthode » si l’on préfère). Or, le propre de cette image est précisément de « faire comme si Marx n’était pas passé par là », de neutraliser les aspects les plus subversifs pour le champ philosophique de son intervention. Ce qui est plus précisément en cause c’est, d’une part, la radicalité de la critique marxienne de la philosophie et, de l’autre, la portée de certaines questions posées par Marx à la philosophie – à notre sens d’un point de vue extérieur à celle-ci – notamment dans les textes dits de maturité.

Commençons par le dernier point. Quelle que soit la position adoptée sur le statut de la philosophie dans l’ouvre marxienne, l’absence de certains textes, dont la portée en tant qu’interventions en philosophie est patente, ne peut trouver de justification. Le recueil ne comporte ainsi aucun extrait des Grundrisse [19] ! Inutile de s’étendre ici sur des exemples : depuis la parution de ces manuscrits dans l’ex-RDA (1953), les pages sur le machinisme, l’argent, les formes pré-capitalistes ou la valeur esthétique de l’art antique se sont hissées au hit-parade du corpus marxien. Que dire également de l’absence des développements sur le fétichisme du Livre I du Capital, de ceux sur la dialectique du procès de production immédiat dans le Chapitre inédit ou sur l’État dans la Guerre civile en France ou de l’importance des « lettres russes » pour la vision marxienne de la « philosophie de l’histoire »... Les contraintes de place existent mais c’est bien l’économie globale d’un volume, qui n’accorde aux textes d’après 1848 que moins du huitième du total, qui est ici en cause. Qu’on le veuille ou non, ce qui ressort de la sélection proposée, c’est que tant la critique de l’économie politique entreprise à partir des Grundrisse que les interventions plus directement politiques de cette période importent peu en fin de compte pour la philosophie, si ce n’est lorsqu’elles abordent des problèmes de méthode (d’investigation ou d’exposé).

Cette vision pour le moins étriquée de l’intervention de Marx s’accompagne d’une neutralisation de sa critique de la philosophie en tant que telle. Certes, dans l’introduction du volume, Rubel et Janover concèdent que Marx n’est pas un philosophe au sens traditionnel et qu’il entend « « dépasser » la philosophie en la sublimant par l’action politique et la science » (Philofol, p. XXII). Cette concession apparaît pourtant bien limitée puisque, quelques pages plus loin, nous apprenons qu’il s’agit en fait, grâce à l’« interprétation dite scientifique » de « donner un contenu nouveau » à la « réflexion philosophique » (p. XXX), laquelle débouche sur une « philosophie de l’émancipation sociale » (p. XXXII). Le noyau de cette philosophie réside, on s’en serait douté, dans la « construction éthique » (p. XXI), dans une « philosophie sociale » qui est une « éthique sociale », vers laquelle convergent, pour s’y fondre, l’humanisme, le matérialisme et la critique utopienne (p. XX). Fort bien, mais que devient cette belle harmonie après le travail de démolition, le « règlement de compte avec la conscience philosophique d’autrefois », selon la formule d’Engels, consigné dans L’Idéologie allemande ? Qu’en est-il de la « sortie » (Ausgang) de la philosophie qui y est constamment proclamée, l’annonce du passage à quelque chose de neuf, la science de l’histoire, l’analyse de la société bourgeoise du point de vue du prolétariat ? Ce n’est nullement un hasard si le texte de L’Idéologie allemande est le plus malmené dans les diverses éditions dirigées par Rubel. Fortement réduit dans le troisième volume de la Pléiade, il est ici entièrement amputé de sa troisième partie « Saint-Max ». La soi-disant « reconstitution » du texte par Rubel aboutit à l’amputer de près de moitié, les « morceaux écartés » relevant selon lui du « divertissement » (Philo, p. 1047). La partie consacrée au « socialisme vrai » est soit renvoyée en annexe, soit partiellement reprise comme texte séparé dans le même volume. Ce choix non plus n’est pas innocent puisque Rubel, qui n’est pas à une contradiction près, affirme que le « matérialisme nouveau, loin de rejeter les valeurs éthiques du socialisme « vrai », les établit, au contraire, solidement sur le terrain de la pensée et de la praxis de la libération humaine » (Ibid., p. 666) tout en relevant qu’Engels et Marx se montrent « pressés d’oublier que leur « humanisme réel », si ardemment défendu dans la Sainte Famille, s’apparentait fortement au « socialisme vrai » d’un Grün ou d’un Hess » (Ibid., p. 1648).

La finalité des coupures opérées dans les deuxièmes et troisièmes parties du texte est presque ouvertement confessée dans la notice de présentation : « il s’agit pour nous de tenter une reconstitution de la « conception matérialiste et critique du monde » au moyen des seuls textes à caractère véritablement théorique. À cet effet, nous écartons tout ce qui n’est que persiflage et dérision et qui, pour cette raison même, fait perdre l’esprit critique et éthique, toujours signifiant, d’une œuvre inconsidérément abandonnée par ses auteurs à la « critique rongeuse des souris » [20]. Il y a quelque chose de proprement désarmant dans cette revendication de réécriture d’un texte en fonction des choix de son éditeur, qui ne fait rien de moins que ramener la critique de Stirner à un trivial exercice de « persiflage et de dérision ». Or, contrairement à ce que laisse entendre une vue aussi superficielle, et peu respectueuse des du lecteur (qui aurait sans doute aimé pouvoir juger « sur pièces »), c’est bien dans la critique de Stirner, bien plus que dans les développements « en positif » du « Feuerbach » (à vrai dire très instables même s’ils ont pu tenir lieu de premier exposé de la « conception matérialiste de l’histoire ») qu’il convient de chercher le centre de gravité de cette déclaration de guerre menée tous azimuts dans les pages de L’Idéologie allemande. La critique destructrice de la métaphysique de la subjectivité qui y est menée, et qui anticipe sur tant de « philosophies du sujet » à venir (la « modernité » de Stirner est incomparablement plus flagrante que celle de Feuerbach ou de Bauer ; il en est de même pour sa critique), risque en effet de se révéler difficilement compatible avec la lecture « éthique » proposée par Rubel.

Relevons quelques unes de ces difficultés : le célèbre passage qui identifie le rapport de la philosophie au monde réel à celui entre l’onanisme et l’amour sexuel, et enchaîne sur la nécessité d’en sortir d’en bond pour se mettre à l’étude du dit monde réel, n’est pas soumis au jugement du lecteur car il figure dans le « Saint-Max ». Pourtant, il est partiellement cité dans l’introduction du volume (p. XXI), pour être immédiatement mis à distance et interprété comme simple rejet de la « philosophie spéculative », celle d’une « postérité hégélienne friande de jeux d’esprits et de concepts ». Rubel laisse entendre, sans apporter la moindre indication, que ces phrases pourraient ne pas être de Marx (Ibid., p. 1200). Encore une manière, celle-ci parfaitement arbitraire, de faire d’Engels le « mauvais génie antiphilosophique » de Marx, lui qui a autorisé, du moins à partir de l’Anti-Dühring, l’entreprise même de construction d’une « philosophie marxiste ». La critique marxienne, qui est aussi une autocritique (Marx rejette les notions qu’il a lui-même utilisé de « genre » (Gattung) et d’« essence humaine » (menschliche Wesen), embarrasse manifestement Rubel qui la juge « bien sévère ». Il en est de même à chaque fois que Marx se distancie par rapport à sa propre trajectoire en philosophie. Une telle approche ne peut que conduire à des méprises fondamentale quant à la portée réelle de L’Idéologie allemande. Si la charge de Marx se dirige avec tant d’ardeur et de verve sarcastique vers les héros du mouvement jeune-hégélien, c’est dans la seule mesure où ces personnages représentent une figure hyperbolique de la philosophie classique allemande, elle-même vaste récapitulatif et ultime somme de la philosophie en tant que telle. Feuerbach, Bauer, Stirner et alii sont la cible de la polémique acharnée de Marx non parce qu’ils sont considérés comme une postérité indigne des grands ancêtres mais parce que, précisément en tant qu’épigones de second rang, ils mettent à nu le caractère idéologique de la « grande tradition », qui va de Hegel et de Kant, et, par là, de la philosophie tout court. L’Idéologie allemande le précise dès les premières pages : « l’idéalisme allemand ne se distingue par aucune différence spécifique de l’idéologie de tous les autres peuples. Celle-ci considère elle aussi que le monde est dominé par des idées, que les idées et les concepts sont des principes déterminants, que des pensées déterminées sont le mystère du monde matériel accessible aux philosophes » (Ibid., p. 1718).

Au cœur de cette hypostase philosophique se trouve l’illusion de la maîtrise des pratiques réelles, l’ivresse des discours fondateurs et de la souveraineté de la conscience (y compris dans sa version du libre-choix du sujet moral) qui ne sont que le strict pendant de l’impuissance des philosophes, le résultat de leur coupure avec les pratiques sur lesquelles ils entendent exercer leur magistère. Stirner et son « déconstructionnisme » subjectiviste, aux forts relents nihilistes, n’en représente qu’une forme exacerbée. Rubel semble pour le moins réticent à admettre cette critique, comme le montraient déjà les coupures et annotations qui accompagnaient la présentation de l’Idéologie allemande dans le troisième volume de la Pléiade et qui témoignent d’un constant souci de protéger Kant et les jeunes hégéliens, tout particulièrement Stirner, des foudres de la polémique marxienne. La critique de Kant en tant qu’expression de l’« impuissance » et du formalisme vide de la « bonne volonté » est ainsi jugée « schématique ». Rubel considère que Marx « n’apporte d’ailleurs aucun argument à l’appui de sa thèse » et invoque l’autorité de Jaurès, de Karl Vorländer mais aussi, très curieusement, d’Engels, habituellement chargé de tous les défauts (Ibid., p. 1754). Il est également manifestement gêné par la critique adressée à Stirner, tout particulièrement dans ses pointes antiphilosophiques, et antihumanistes [21]. Le sauvetage de sa propre lecture néo-kantienne, basée sur le « libre-choix » d’un sujet moral et la conformité à un impératif catégorique, est à ce prix. De manière significative, un passage-clé du « Saint-Max » [22], également absent du volume « Folio-essais », dans lequel Marx analyse le cœur de l’illusion philosophique en tant que primat attribué à la transformation de la conscience sur celle des conditions de vie réelles, cette surélévation imaginaire de la subjectivité n’étant elle-même que la forme spéculaire de l’impotence pratique du philosophe, est commenté dans l’édition de la Pléiade comme un « excès de sarcasmes » et un indice de confiance excessive dans le déterminisme des forces productives [23].

Spinoza avec Kant ?

On ne peut que remarquer sur ce point que c’est tout à fait abusivement que Rubel se réclame de l’éthique au sens de Spinoz a [24] alors qu’il ne fait que défendre une très classique morale kantienne. Il a certes le mérite de souligner la dimension spinozienne, trop souvent négligée, de la trajectoire marxienne en philosophie [25]. Ceci devrait a fortiori le conduire à reconnaître la portée de la critique spinozienne des illusions du sujet et de ses attributs (conscience, liberté, etc.) ou des valeurs transcendantes et à souligner sa conception de l’éthique comme développement de la puissance immanente aux conatus, aux antipodes d’une philosophie du choix moral. Rubel ne cesse, comme nous l’avons déjà noté, d’affirmer que dans sa « profession de foi éthique » (Eco2, p. XLVI), expression qui aurait sans doute fait frémir Spinoza, Marx est de part en part fidèle à la « maxime à portée universelle » kantienne (Ibid., p. L), en laquelle il découvre « le secret, appelé « loi », d’un mouvement d’émancipation » (Pol, p. XLV). En glissant sur les sens du terme « éthique », Rubel passe sous silence l’antinomie entre sa propre interprétation « éthique » de Marx et l’inspiration spinozienne, dont il reproduit une image convenue, oscillant entre humanisme démocratique et anthropologie pessimiste. Il affirme ainsi que « comme Spinoza, Marx fait entrer l’homme dans le cycle éternel de la nature et lui assigne pour idéal la réalisation de la totalité humaine » (Pages de Karl Marx..., p. 29). Mais c’est pour citer juste après, de façon approbatrice, une appréciation de Nietzsche sur Spinoza tout en précisant que, concernant Marx, « les enchaînements les plus objectifs de sa pensée sont émaillés de jugements de valeur » (Ibid.).

Rubel semble parfois se rendre compte des incohérences de son approche, quoique de manière confuse : dans son introduction au volume Politique de l’édition Pléiade, il discerne une certaine « ambiguïté » entre, d’une part, « une anthropologie matérialiste » attribuée à Spinoza selon laquelle « l’être humain agit toujours par intérêt », anthropologie partagée par le Marx « déterministe » partisan d’une « conception socio-biologique de l’histoire » (Ibid., respectivement p. CXXIII-CXXIV et CXXVI), et, de l’autre, la « dimension normative » présupposée par le « libre choix » du militant de la cause prolétarienne (Ibid., p. CXXVI-CXXIX). Seule cette dernière dimension ouvre d’ailleurs sur l’avenir, les « jugements de nécessité », en fait l’analyse à prétention scientifique, ne pouvant être énoncés qu’après coup (Ibid., p. CXXX-CXXXI). D’où la conclusion tautologique selon laquelle le « choix éthique » réalise l’exploit d’ « harmoniser » la « conception « purement » matérialiste » (sic) avec « la dimension normative » i. e. avec l’éthique elle-même : « la dimension normative de la pensée de Marx, même si l’on reconnaît l’aspect rationnel, ne saurait s’harmoniser avec une conception purement matérialiste sans le recours aux jugements de valeur, c’est-à-dire sans le préalable d’un choix éthique » (Ibid., p. CXXVIII). Cette fois ce sont Albert Camus et... René Girard, dont l’autorité en matière d’interprétation de Marx ne souffre guère de doute, qui sont cités à l’appui (Ibid.).

La perspective sur laquelle débouche, sans surprise aucune, la lecture rubelienne de Marx s’identifie à l’énonciation répétitive d’une indignation morale, la coupure avec le mouvement historique réel devenant ainsi l’accompagnement obligé d’une dénonciation des régimes et des églises qui se sont appropriés pendant des décennies le nom de Marx. Confirmation supplémentaire, si besoin était, de la critique marxienne dirigée contre la neutralisation de la pratique politique par les impératifs moraux.

Gagner par défaut ?

Les prévisions faites par Rubel il y a presque une quinzaine d’années sur la « valeur anticipatrice » de l’édition de la Pléiade (et de ses dérivés pourrait-on ajouter), comme édition « non-marxiste » de l’œuvre marxienne [26] se sont réalisées, d’une manière qui n’était sans doute pas prévue par leur auteur. Cette édition a cessé d’être une « protestation », plutôt marginale, « contre toute consécration indue » puisqu’elle est désormais seule en lice. Marx est à présent libéré des orthodoxies, et, en ce sens, on est en droit de considérer qu’à terme une hypothèque de taille est levée. Néanmoins, pour l’instant, son œuvre paraît engloutie dans un paysage éditorial et intellectuel qui lui est massivement hostile.

Or, il y fort à parier que l’entreprise dirigée par Rubel soit d’un bien faible secours pour rompre avec cet état de fait et renforcer les tendances existantes qui vont dans cette direction. Certes, elle a le mérite... d’exister et de permettre l’accès à un matériau non négligeable, dans certains cas introuvable depuis longtemps. Faute de mieux... Elle ne peut toutefois en aucun cas pallier à l’absence d’édition intégrale d’œuvres majeures, sans même parler de la question de leur coût et de leur distribution. Plus même : par la logique des « morceaux choisis » qui l’anime, elle prive le lecteur de la possibilité de juger sur pièces. Les critères qui sont invoqués pour la justifier – dont le principal semble être finalement de « faire court » [27] – témoignent d’une désinvolture surprenante vis-à-vis des textes et illustrent les glissements auxquels peut conduire la volonté d’éviter un débat proprement théorique. Les versions tronquées de L’Idéologie allemande, des Grundrisse, des Livres II et III du Capital ne figurent certainement pas parmi les heures de gloire de l’édition marxienne de par le monde. La version proposée des livres II et III du Capital, par laquelle Rubel se pose en compétiteur d’Engels, livre ainsi au lecteur encore moins de matériaux que ce dernier (environ les deux tiers).

Pour résumer, on serait tenté de dire que l’édition de la Pléiade apparaît comme une version développée des Pages pour une éthique socialiste parues il y a près d’un demi siècle. Si re-lire Marx demeure d’actualité, on ne peut que constater que l’édition française de son œuvre attend le moment de son nouveau départ.

Notes

[1Le fait ne relève nullement du hasard si l’on songe qu’il s’agit essentiellement des Éditions Sociales, dont la faillite illustre la décrépitude d’un parti qui fût un grand pôle d’attraction de l’intelligentsia durant ce siècle.

[2Les volumes de l’édition de la Pléiade seront cités dorénavant comme suit : Ecol et Eco2 pour Œuvres, Économie, vol. I et II, Paris, Gallimard, 1968 ; Philo pour Œuvres, Philosophie, vol. III, Paris, Gallimard, 1982 ; Pol pour Œuvres, Politique, vol. IV, Paris, Gallimard, 1994. Le recueil Karl Marx, Philosophie, Paris, Gallimard, « Folio-essais », 1994 sera désormais cité comme Philofol.

[3Cf. M. Rubel, « Avertissement » (Pol, p. XXI) et « À quand la Glasnost dans la Karl-Marx-Haus à Trêves ? », Économies et sociétés, série S n° 27, 1989, p. 121-159.

[4On pourrait également relever à titre de symptômes caractéristiques l’absence des Manuscrits de 1844 du volume Philosophie de l’édition Pléiade (ils figurent dans le deuxième volume de l’Économie), ou le fait que la Critique du programme de Gotha soit comprise dans le premier volume de l’Économie.

[5Cf. sur ce point Daniel Lindenberg, Le marxisme introuvable, Paris, Calmann-Lévy, 1975, p. 175-185

[6« L’Avenir d’une utopie », Économies et sociétés, série S, n° 30-31, 1994. Janover considère néanmoins que l’œuvre de Marx nécessite un « élément d’unification éthique », élément que les « nouveaux révisionnistes s’obstinent à nier ». Faudrait-il en conclure que la lecture éthique est érigée en nouvelle « orthodoxie », détentrice exclusive de la vérité des textes marxiens ?

[7« Notre justification, notre réponse anticipée aux reproches que notre méthode va nous valoir derechef, c’est la genèse de l’Économie qui la fournit » (Eco2, p. XI).

[8Ibid., p. LXXIV. C’est Rubel qui souligne. D’une manière générale, sa défense de la continuité absolue de l’œuvre de Marx, et notamment du plan de son « Économie » n’arrive guère à convaincre car, comme l’a relevé dans son étude de la marxologie rubélienne Kevin Anderson, “such a claim cannot be proven by quoting correspondence or prefaces on Marx’s intentions, but by theoretical and comparative analysis of important texts” [un tel postulat ne peut être démontré par le biais de citations de la correspondance ou des préfaces où Marx explicite ses intentions, mais par une analyse théorique comparative de textes importants], ce que Rubel évite systématiquement de faire (Cf. Kevin Anderson, “Rubel’s Marxology : a Critique”, Capital and Class, n° 47, 1992). Sur la portée théorique des changements de plan on consultera l’ouvrage classique de Roman Rosdolsky, La genèse du Capital chez Karl Marx, Paris, Maspero, 1976.

[9« Expliquer pour mettre à nu la plaie de l’exploitation du travail ; détromper ; déchirer ce voile qu’est l’idéologie justificatrice de l’exploitation de l’homme par l’homme – telle était l’ambition de Marx, critique de l’économie politique. » (Ibid., p. XVIII). « A la vérité, l’œuvre de Marx porte la marque du définitif, mais en un sens tout particulier. Son « Économie » est au-delà de l’économie politique » (Ecol, p. LIV).

[10Maximilien Rubel, Pages de Karl Marx pour une éthique socialiste, Paris, Payot, 1970, p. 33 (1re éd., M. Rivière, 1948)

[11Voir par exemple ces formulations : « ce “développement du socialisme de l’utopie à la science” [...] n’est en fait qu’un inlassable effort pour opérer la synthèse des multiples écoles de pensée se réclamant de l’éthique socialiste ou communiste, et pour fournir à cette synthèse un fondement scientifique » (Eco2, p. XLI-XLII).

[12Ibid., p. CXXVIII. Contrairement à ce qu’écrit Janover (« L’avenir d’une utopie », art. cité), c’est bien les lectures éthiques qui présupposent des séparations de principe dans l’œuvre de Marx.

[13« L’Introduction donne une forme définitive aux principes de cette éthique prolétarienne » (Eco2, p. LI). « Achevée, entière et sans équivoque, la pensée de Marx l’était en ses présupposés, en son adhésion au communisme comme échelle des valeurs » (Ibid., p. XIV).

[14« Sa mission peut être considérée comme achevée pour l’essentiel sur le plan scientifique. » (Ibid., p. I-XXXI)

[15Cf. Eco2, respectivement p. LXXXVI, XCVII, CVI ET CVII.

[16Le manifeste du parti communiste (Eco1, p. 174). À titre comparatif, relevons que Rubel range Marx, qu’il place aux côtés de Kierkegaard et de Nietzsche, parmi « les tentatives fécondes [du XIXe siècle] pour apporter à un monde en gestation de nouvelles tables de valeurs, de nouvelles raisons de vivre, de nouvelles normes pour agir – une nouvelle éthique » (Pages de Karl Marx, op. cit., p. 7).

[17Les Études philosophiques (textes choisis de Karl Marx et Friedrich Engels), Paris, Editions Sociales, 1re éd. 1935) sont en France le modèle du genre. Dans l’édition de 1974 (introduite par Guy Besse), les extraits d’œuvres de jeunesse occupent 28 pages et les textes d’Engels 111 pages sur un total de 240 (hors introduction et notes). Cf. J.-P. Cotten, « Les Études philosophiques de Marx et Engels : la constitution d’un corpus légitime » in G. Labica (dir.), L’œuvre de Marx, un siècle après, Paris, PUF, 1985, p. 40-46. La comparaison entre les diverses éditions de ce recueil est hautement instructive quant aux inflexions dues aux impératifs d’adaptation de la catéchèse aux conjonctures.

[18Rubel se donne en effet rarement la peine d’expliciter les choix théoriques qui le guident dans ses sélections de textes. Son introduction de 1947 aux Pages de Karl Marx pour une éthique socialiste (op. cit.) est muette sur ce point, celle au volume « Philosophie » de la Pléiade se borne à une présentation factuelle de l’itinéraire du jeune Marx au sein du mouvement hégélien (Philo, p. XVII-CXXXII).

[19C’est peu dire que Rubel ne fait guère de cas de l’importance théorique des Grundrisse : déjà le second volume de l’Économie n’en proposait que quelques pages ayant, selon les termes utilisés, « l’allure d’un condensé » (sic !), ces manuscrits étant marqués, selon Rubel, par le « rôle d’étudiant » auquel la « misère » avait maintenu Marx (Eco2, p. civ) !

[20Ibid., p. 1741. En tout état de cause, il semble préférable de laisser au lecteur la possibilité de juger quels sont les textes « à portée véritablement théorique » et s’il entre dans le propos des auteurs de s’attaquer théoriquement à un « esprit éthique ».

[21Voir, à titre indicatif, ibid., p. 1720, 1741-1742 et 1755-1756.

[22« La transformation de la conscience, sans souci des conditions existantes, telle qu’elle est pratiquée par les philosophes qui en font métier, c’est-à-dire qui en font commerce, est elle-même un produit des conditions existantes et en fait partie. Cette envolée idéaliste au-dessus du monde est l’expression idéologique de l’impuissance des philosophes confrontés à ce monde. Leurs vantardises idéologiques sont démenties chaque jour par la pratique » (Ibid., p. 1274-75).

[23Mais c’est une expression tirée d’un autre texte, Misère de la philosophie, qui est utilisée pour appuyer ce dernier grief (Ibid., p. 1782).

[24« Une éthique, si à l’instar de Spinoza, l’on entend par ce terme l’unité de la connaissance et de l’action » (Eco2, p. LXXXV) ; « son œuvre [de Marx] n’est pas moins essentiellement un acte éthique comme celle de Spinoza » (« Pour une étiologie de l’aliénation politique : Marx à l’école de Spinoza », Économies et sociétés, série S, n° 27, 1984).

[25Cf. notamment Philo, p. CXVIII et ses articles « Pour une étiologie... » art. cité et « Marx à la rencontre de Spinoza », Cahiers Spinoza, n° 1, 1977. Dans le même numéro des Cahiers Spinoza, il faut noter la publication des cahiers de Marx sur Spinoza, les articles d’Albert Igoin (« De l’ellipse de la théorie politique de Spinoza chez le jeune Marx ») et, surtout, d’Alexandre Matheron (« Le Traité théologico-politique vu par le jeune Marx »).

[26Cf. « Avertissement » (Philo, p. XIII).

[27Comme nous l’avons déjà noté, le « charcutage » de L’Idéologie allemande est justifié par la volonté de ne retenir que « les seuls textes à caractère véritablement théorique », « d’écarter ce qui n’est que persiflage et dérision », qui « fait perdre de vue l’esprit critique et éthique » de l’œuvre (Philo, p. 1741) et qui ne relève que du « divertissement » (Ibid., p. 1047). Le « condensé » qui nous est proposé des Grundrisse dans le second volume de l’Économie, soit moins du tiers des manuscrits, est motivé par le fait que ces derniers sont censés refléter le « rôle d’étudiant » auquel la « misère » a maintenu Marx pendant cette période (Eco2, p. CIV) !

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