Tran Hai Hac ne se contente de répondre aux quelques questions que j’avais posées dans ma note de lecture sur Relire le Capital (Page deux, 2003), mais il engage une discussion avec mon livre Travail et émancipation sociale. Marx et le travail (Syllepse, 2003) Je ne peux naturellement que m’en réjouir, d’autant qu’il soulève des problèmes réels. C’est la raison pour laquelle, il m’a semblé utile de faire quelques remarques afin de poursuivre le dialogue. Cela, dans le cadre qu’il souligne : une même lecture de Marx et une approche globalement commune des rapports entre travail et émancipation. J’aborderai trois thèmes : celui du travail en général et du « travail séparé », l’analyse de la Cité Grecque, et la question du « travail égal ». Sans traiter du problème des « abstractions réelles ». Jean-Marie Vincent, à qui j’emprunte la thématique, serait mieux placé que moi pour en parler. D’autant que je ne suis pas très à l’aise sur le sujet. Cette approche m’a semblé toujours intéressante par la façon dont elle permet de traiter de la spécificité de certaines formes de domination capitaliste par rapport aux sociétés précapitalistes. J’ai souligné cet aspect des choses dans mon livre Marx, l’État et la politique (Syllepse, 1999), en référence aux formules des Grundrisse où Marx explique que « les individus sont désormais dominés par les abstractions alors qu’auparavant ils étaient dépendants les uns des autres » (Pléiade, t. 2, p. 217). Cela dit, du point de vue conceptuel, la forme d’existence du travail abstrait est la monnaie. Tran Hai Hac a raison de dire que généraliser la notion d’abstraction réelle peut porter des équivoques. C’est en tout cas un problème qui me « tracasse » depuis que la lecture d’Introduction à l’économie de Marx (La Découverte, 1992) m’a convaincu de son analyse du travail abstrait. Ce n’est pas seulement une forme spécifique au capitalisme — ce dont j’étais déjà convaincu —, son mode d’existence est la monnaie.
1. Sur la catégorie de « travail en général » et le « travail séparé »
Je conviens bien volontiers que dans l’Introduction de 1857 (et ailleurs), Marx n’explique pas que la catégorie du « travail en général » est une exclusivité de la société capitaliste. Au demeurant, j’explique que mon livre n’a pas pour fonction de rendre compte de l’ensemble de l’élaboration de Marx sur la question. J’ajouterai que ma formule sur « l’invention du travail » par le capitalisme est un peu provocatrice. Tran Hai Hac a raison de faire remarquer que je suis souvent obligé d’ajouter « au sens moderne ». L’important est pour moi de récuser toute problématique essentialiste du travail comme catégorie anthropologique, sur ce point l’accord est clair. Mais j’ai également un autre souci : celui de rompre radicalement avec une « substansialisation » des catégories d’analyse qui a beaucoup marqué un certain marxisme. Le « travail en général » fonctionne alors comme une espèce de « substance » transhistorique qui s’exprime à travers l’histoire dans des formes sociales différentes.
Reste, une fois ces deux écueils rejetés, à déterminer l’utilité pour l’analyse d’une catégorie aussi générale. Je vais revenir sur la Grèce. Il ne faut pas oublier que certains lui donnent un contenu qui s’articule avec une lecture différente de la théorie marxienne de la valeur. C’est le cas, par exemple, de Jacques Bibet et de sa position qu’il rappelle dans le compte rendu qu’il fait de mon livre (Actuel Marx n° 35). Pour lui le couple travail concret/travail abstrait est pertinent pour toutes les sociétés et il donne un certain contenu transhistorique à la catégorie de travail en général : c’est une activité réglée par l’économie du temps. Ce qui ouvre sur toute une série de débats.
Cela dit, je ferai remarquer que dans mon livre, je ne parle pas tant d’invention du travail, mais du « travail en général ». Ce qui me préoccupe c’est l’invention par le capitalisme, non pas du travail, mais du « travail séparé ». Et cette préoccupation a un lien direct avec la problématique des rapports entre travail et émancipation que j’essaie d’esquisser. Dans son paragraphe 3) « le Travail en général comme travail séparé », Tran Hai Hac explicite bien cet aspect des choses. Et je souscris à ces remarques. Il ne faut pas entendre cette séparation comme l’émergence d’un travailleur collectif qui se substituerait au travailleur individuel, mais comme le mise en place « d’une relation polaire entre le travailleur collectif et le travailleur individuel ». Et je pense que cette séparation est un « acquêt » pour un projet de société « socialiste ». Ce qui pose toute une série de problèmes dans la façon de penser la perspective d’appropriation collective de la production ou de la nature du « pouvoir public » qui doit se maintenir par rapport à la perspective marxienne de dépérissement de l’État. J’ajouterai que, sous une forme ou une autre, la tradition marxiste dominante (même dans ses versions radicales) a souvent résolu ces problèmes en faisant comme si le travailleur collectif pouvait s’incarner dans le prolétariat, pensé comme « sujet », non pas individuel, mais collectif. Sous cet angle, la critique que j’avance d’une problématique artisanale de l’appropriation sociale a également valeur métaphorique pour critiquer une problématique « organique » de l’appropriation par le « prolétariat sujet ».
2. Sur l’analyse de la Cité grecque
Pour avancer dans la discussion sur la catégorie de travail en général et sa place dans les sociétés précapitalistes, il est nécessaire de se confronter aux analyses concrètes de ces sociétés. Sinon on en reste au niveau des seuls présupposés théoriques. Tran Hai Hac revient sur les analyses de J.P Vernant, notamment sur Mythe et pensée chez les Grecs (Maspéro, 1965). C’est une bonne méthode. Certes, dans ce livre, J. Vernant confond les catégories de « travail abstrait » et de « travail en général », mais il faut rappeler que les textes ont été écrits au milieu des années 1950, à une époque où l’ensemble de la tradition marxiste considérait le travail comme une catégorie sociale quasi naturelle, alors que Vernant la déconstruit. Par ailleurs, ce livre comporte des limites dans l’analyse de la Cité et il faut le compléter par un article de 1963, « La lutte de classe » (reproduit dans un recueil commun avec Pierre Vidal-Naquet, Travail et esclavage en Grèce ancienne, Complexe, 1988). Cela dit, l’approche de la Cité grecque proposée par Tran Hai Hac ne me semble pas adéquate. Pour argumenter l’existence du « travail en général » comme exprimant un rapport social spécifique, il explique que ce dernier, au-delà de ses différentes dénominations particulières, fonde « une division de la société grecque antique en deux groupes : celui des non-citoyens soumis à la nécessité du travail et celui des citoyens libre car vivant du travail d’autrui ».
Il existait certes une stratification sociale dans la Cité et certains citoyens étaient « oisifs », mais le principe de son existence réside ailleurs : les paysans-citoyens qui sont l’ossature de la Cité « travaillent », mais la citoyenneté est la condition d’accès à la terre (et vice versa). Et la différenciation des statuts ne se fait pas en fonction de la place des individus dans la division du travail. Comme le fait remarquer Pierre Vidal Naquet (Le chasseur noir, 1981, Maspero), un artisan citoyen et un artisan esclave qui travaillent aux mêmes tâches sur l’Acropole ont pourtant un statut social radicalement différent. En fait dans la Cité, la politique fonctionne comme rapport de production, pour reprendre une formule de Maurice Godelier (L’Idéel et le matériel, Fayard, 1984). Par ailleurs, Moses I. Finley (Esclavage antique et idéologie moderne, Minuit, 1979), montre comment le droit à la propriété foncière et la liberté personnelle obtenu par les paysans, via la citoyenneté et l’appartenance à la polis — une innovation dans le monde antique —, se traduit par une seconde innovation : non pas l’invention de l’esclavage, mais de l’esclavage comme forme par excellence du travail pour autrui.
Ces indications lapidaires ont pour seule fonction de souligner qu’il est possible de rendre compte de la Cité antique à l’aide du concept marxiste de rapport de production ; à condition de le spécifier en fonction des caractéristiques des formes précapitalistes. Par contre Tran Hai Hac, qui veut montrer que le travail en général exprime, dans ces sociétés, un rapport social spécifique, décrit une société composée de groupes sociaux aux statuts divers et hiérarchisés en fonction de la place qu’ils occupent dans la « division du travail » générée par ce rapport social. Or la Cité grecque ne fonctionnait pas ainsi. Ni dans la façon dont se structurait cette communauté particulière, ni dans le rapport d’exploitation (société esclavagiste) sur lequel elle reposait.
Dans la pensée Grecque, la catégorie de « travail en général » n’existait pas. Certes, pour produire une analyse d’une société il ne faut pas s’en tenir aux seules formes de représentation idéelles de ceux qui la composent. Toutefois, elles témoignent de la façon dont cette société est « objectivement » structurée. Par ailleurs, des catégories qui se déploient « pleinement » (la formule est un peu hégélienne) avec la société capitaliste peuvent servir d’indicateur pour l’étude des sociétés passées. Reste à ne pas projeter leur « évidence » sur le passé. La différence entre le capitalisme et les sociétés précapitalistes ne résident pas seulement dans la façon dont s’agencent divers concepts et leurs « « formes sociales » (dans, par exemple, le rapport social spécifique que manifesterait la catégorie de travail en général) , mais dans la structuration même des formes de l’objectivité du social. Tran Hai Hac propose de prendre comme point de départ la catégorie de travail en général en expliquant qu’il s’agit d’analyser le rapport social spécifique qu’elle exprime. Pour ma part, je préfère expliquer que le point de départ de l’analyse doit être celui de rapport social de production. En ajoutant qu’il ne s’agit pas seulement d’élaborer le rapport social de production spécifique à chaque « mode de production », mais de souligner que la construction même du concept doit (au moins) être spécifié en fonction de deux grandes périodes historiques : celle des sociétés précapitalistes et celle ouverte par le capitalisme.
3. Sur le travail égal
On retrouve le problème en ce qui concerne le travail égal. Tran Hai Hac reconnaît que le « travail physiologique » ne possède pas « naturellement » une homogénéité, une propriété d’égalité. C’est là, un point qui me semble très important car, au-delà de ses propres formulations, c’est une thématique constante chez de très nombreux auteurs marxistes. Et elle plonge ses racines chez Marx. Cela veut donc dire « que tout travail égalisé ne peut l’être que socialement ». Tran Hai Hac continue d’affirmer par, disons, présupposé théorique (en lien avec la catégorie de travail en général), que cette égalisation fonctionne dans les sociétés précapitalistes. Il a toutefois une formule prudente : « Une mise à égalité des travaux existe plus ou moins dans ces formations sociales ». Ce « plus ou moins » résume tout le problème. Dans ma note de lecture de Relire le Capital, j’indique qu’il va de soi que dans ces sociétés il existe des formes de comptabilité plus ou moins grossières du temps de travail, mais pas de procès d’égalisation, au sens rigoureux du terme. Alors que dans l’exemple que prend Tran Hai Hac du kolkhoz ou de la société capitaliste, il existe bien un réel procès social d’égalisation via une forme sociale objective dans laquelle se cristallise ce « travail égal ». On peut plus ou moins comptabiliser le temps de travail, mais « une mise à égalité des travaux » ne se fait pas « plus ou moins ». Elle se réalise ou pas : tant qu’elle n’existe pas, le travail égal, comme forme sociale, n’existe pas.
En fait, on ne peut argumenter l’existence du travail égal dans toutes les sociétés que de deux façons. Soit, en allant chercher ses racines dans le fait que « le travail physiologique » possède naturellement une propriété d’égalité. Soit en faisant de l’économie définit comme « économie du temps » une catégorie transhistorique, fonctionnant dans toutes les sociétés. On peut interpréter des formules de Marx dans ce sens, mais, sauf erreur de ma part, Lire le Capital ne traite pas frontalement du problème. Dans mon livre (p. 120), je critique l’approche d’Ernest Mandel qui explique que les sociétés précapitalistes organisent la vie sociale sur la base d’une économie du temps de travail. Jacques Bibet ne procède pas de cette façon, tout en faisant du travail une catégorie transhistorique caractérisé par l’économie du temps. On comprend que dans ces deux cas de figures, « une mise à égalité des travaux » puissent exister puisque, en quelque sorte, le temps, comme unité de mesure, est une donnée « naturelle » du travail comme activité. Pour la part, je pense que la réduction du travail au temps (le temps « moderne », comme substance homogène que l’on peut découper en quantum) est une « invention » de la modernité capitaliste. Par ailleurs, il faut montrer en quoi cette référence à une « économie du temps » est pertinente pour analyser les formes précapitalistes.
Resterait à discuter les objections avancées par Tran Hai Hac à mon affirmation selon laquelle l’égalisation sociale du travail ne se peut réaliser que sur la base de la rupture dans les formes technique-matérielles du procès de production introduite par le « travailleur collectif ». Il souligne entre autres, des équivoques dans certaines de mes formulations. Il est vrai que les forces productives sont toujours imbriquées dans des rapports de production. Il est donc difficile d’en parler « pour elles-mêmes ». Cela dit, l’avènement du capitalisme est bien synonyme d’une rupture dans l’organisation du procès de production dans sa dimension technique-matérielle qui ne se réduit pas au rapport social de production capitaliste ; même si l’on ne peut traiter l’un sans l’autre. Et je ne vois pas comment il peut exister des formes sociales, certes différentes, d’égalisation des travaux si le travail n’existe pas, en tant que présupposé, comme « travail séparé ». Je ne fais pas répéter ce qui, au-delà des formulations, est dit dans ma note de lecture. Une des difficultés provient de fait que sur ce type de problème, la tradition « économique » marxiste (même non dogmatique, critique, etc.) a tendance à considérer seulement deux formes de production : celle du capitalisme et, en opposition, celle des sociétés précapitalistes ou « socialistes ». Or ces dernières organisent la production sur la base de certaines ruptures introduites par le capitalisme. Je l’indique en conclusion de ma note de lecture. J’y insiste car il me semble qu’il y a là quelque chose qui « résiste » chez Tran Hai Hac.
Une dernière remarque sur cette discussion. Tran Hai Hac constate une analogie entre mon approche et celle de Roubine dans Essais sur la Théorie de la valeur de Marx (Maspéro, 1978). Je n’ai pas (à tort) retravaillé en détail l’ouvrage lors de l’écriture de mon livre. Effectivement, dans ses pages sur « Le travail abstrait », Roubine laisse entendre que c’est seulement avec la production marchande capitaliste que se développe réellement « une égalité physiologique des travaux » fonctionnant comme « une condition nécessaire de l’égalisation et de la répartition sociale du travail en général » (p. 188). La préoccupation est bien la même. Et si le terme « physiologique » me gêne un peu, je souscris par contre sans réserve aux formules suivantes de Roubine : « Il ne serait pas sans doute exagéré de dire que les concepts d’homme en général et de travail humain en général sont apparus sur la base de l’économie marchande » (p. 189).