Marxisme et religion : Antonio Gramsci

, par LÖWY Michael

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Contrairement à Troeltsch et Mannheim, Antonio Gramsci (1891–1937)
n’était pas un universitaire. Fondateur du Parti communiste italien (1921), il a
écrit la plupart de ses travaux dans la clandestinité ou dans la prison, et ses
réflexions étaient toujours inspirées par son engagement politique révolutionnaire. Ses recherches les plus importantes se trouvent consignées dans des Cahiers manuscrits, rédigées dans les prisons du régime fasciste italien, où il resta enfermé de 1927 jusqu’à sa mort en 1937. Esprit inquiet et hétérodoxe, Gramsci va renouveler la théorie marxiste, aussi bien du point de vue philosophique que politique. Passionnément opposé aux interprétations positivistes, scientistes ou déterministes du matérialisme historique, aussi bien dans la socialdémocratie (Enrico Ferri, Filippo Turati) que dans le mouvement communiste (Boukharine), il va proposer une interprétation éthique et volontariste du marxisme, en s’appuyant, dans ses écrits de jeunesse, sur Sorel et Bergson, et dans ses écrits postérieurs, sur la tradition historiciste italienne.
Parmi les dirigeants et penseurs du mouvement communiste, Gramsci sans
doute celui qui a montré le plus d’intérêt pour les questions religieuses. À la
différence d’Engels et de Kautsky, il s’est occupé moins du christianisme primitif
ou des hérésies communistes de la fin du Moyen Âge que du fonctionnement
de l’Église catholique : il fut un des premiers marxistes à chercher à comprendre le rôle contemporain de l’Église et le poids de la culture religieuse
dans les masses populaires. Il était aussi, comme nous verrons, fasciné par la
Réforme protestante comme paradigme de changement historique.
Dans ses écrits de jeunesse, on voit s’esquisser une analyse des affinités électives entre religion et socialisme, ou plutôt, du socialisme comme une sorte de « religion de substitution ». Cette caractérisation n’a, sous sa plume, rien de péjoratif : au contraire, il la présente à la fois comme comparaison
« objective » et comme valorisation éthique et spirituelle du socialisme. Par
exemple, dans un article de 1916, intitulé « Audace et foi », Gramsci définit le
socialisme comme une religion « dans le sens où elle a aussi sa foi, ses mystiques, ses pratiquants ; c’est une religion parce qu’elle a remplacé dans les
consciences le Dieu transcendantal des catholiques par la confiance en
l’homme et ses meilleurs énergies comme seule réalité spirituelle » [1].
Cette analogie explique pourquoi, malgré son hostilité déclarée au catholicisme
et à sa morale, à l’Église et au pouvoir pontifical, il est fasciné par le socialisme
chrétien d’un Charles Péguy : « Le trait le plus évident de la personnalité de Péguy est la religiosité, sa foi intense [...] Ses livres débordent de ce
mysticisme que lui inspire l’enthousiasme le plus pur et persuasif, s’exprimant
dans une prose très personnelle et d’une intonation biblique. » En lisant Notre
jeunesse
de Péguy, « nous sommes enivrés de ce sentiment mystique religieux du socialisme, de la justice qui envahit toute chose. [...] Nous nous sentons dans une nouvelle vie, une foi plus forte nous porte au-delà des polémiques ordinaires et misérables des petits politiciens vulgairement matérialistes » [2]. Le concept de « mystique » apparaît ici, comme chez Péguy, chargé d’un sens à la fois religieux, éthique et politique, qui déborde largement la connotation traditionnelle du terme (union directe du croyant avec son Dieu).
Ces parallèles entre socialisme et religion sont sans doute inspirées de Sorel.
C’est à lui que se réfère Gramsci, quand, dans un de ses premiers articles définissant ce qui devrait être un parti communiste, il construit sa démonstration entièrement sur une comparaison avec le christianisme – notamment dans sa forme originaire : « Depuis Sorel c’est devenu un lieu commun de se référer aux communautés chrétiennes primitives pour juger le mouvement prolétarien moderne. [...] Pour Sorel, comme pour la doctrine marxiste, le christianisme représente une révolution dans la plénitude de son développement, c’est à dire une révolution qui est arrivée jusqu’à ses dernières conséquences, jusqu’à créer un système nouveau et original de rapports moraux, juridiques, philosophiques, artistiques [...] Toute révolution, qui, comme la chrétienne et comme la communiste, agit et ne peut agir que avec un mouvement des plus profondes et plus vastes masses populaires, ne peut que briser et détruire tout le système existant d’organisation sociale. » Comparant les « militants de la Cité de Dieu » et ceux de la « Cité de l’Homme » Gramsci conclut que « le communiste n’est pas inférieur au chrétien des catacombes ». [3]
Il va de soi que le christianisme du XXe siècle a peu à voir avec celui des origines. Dans l’Italie moderne de l’après-guerre, la religion — le catholicisme —
comme mythe, comme conscience diffuse qui forme avec ses valeurs les activités et les organisations de la vie individuelle et collective, commence à se
dissoudre, et se transforme, comme les autres forces sociales, en parti politique séparé. Gramsci considère la fondation en 1918 du Partito popolare italiano par les catholiques comme « l’événement le plus important dans l’histoire italienne depuis le Risorgimento » [4]. Il va suivre de près l’évolution de ce parti, et notamment celle de son courant de gauche, représenté par le mouvement paysan catholique du Mezziogiorno, d’orientation anti-fasciste, dirigé par G. Miglioli, le porte-parole de « l’aile gauche paysanne du Parti Populaire ». Selon Gramsci, les communistes doivent chercher l’alliance avec ce courant, parce que le « phénomène Miglioli » exprime l’attitude d’un secteur important de la paysannerie qui, « sous la pression économique et politique du fascisme, renforce son orientation de classe et commence à se rendre compte que son destin
est lié à celui de la classe ouvrière » [5]. L’aile gauche et l’aile droite — le Centre catholique, pro-fasciste — seront exclues du Parti Populaire, qui finira, abandonné par le Pape, par disparaître en 1926. Ce qui nous intéresse ici c’est moins la stratégie politique d’alliances de Gramsci que son analyse socioreligieuse qui perçoit le monde catholique non comme un bloc monolithique, mais comme un champ politiquement hétérogène, traversée par les conflits sociaux.

Ces écrits de jeunesse ouvrent des pistes intéressantes, mais les analyses les
plus importants de Gramsci sur la religion sont celles qu’on trouve dispersées,
sous forme de fragments, dans ses Cahiers de Prison, rédigés au cours des années 1930, mais qui ne seront publiés, à titre posthume, qu’après la guerre. Ces notes reprennent parfois certains thèmes des écrits de jeunesse, mais en général il y a un changement de ton et de problématique. Sans vouloir trop systématiser une pensée toujours en mouvement, on peut distinguer quelques
thèmes essentiels : la religion comme utopie, la diversité sociale des christianismes, l’autonomie de l’Église comme institution, le clergé comme
« intellectuel collectif », la réforme protestante comme paradigme historique.
Cet ensemble de notes ne prend pas la forme d’un corpus théorique constitué,
mais ne configure pas moins, malgré toutes ses limites, un apport du plus
grand intérêt pour les sciences sociales des religions.
On trouve dans les Quaderni del carcere une tentative de définir les faits religieux, inspirée en partie dans les travaux de l’historien italien Nicola Turchi ; « le concept de religion présuppose les suivants éléments constitutifs : I/ La croyance dans l’existence d’une ou plusieurs divinités personnelles transcendant les conditions terrestres et temporelles ; II/ le sentiment des hommes de dépendre de ces êtres supérieurs qui gouvernent totalement la vie du cosmos ; III/ l’existence d’un système de rapports (culte) entre les hommes et les dieux. » Gramsci refuse d’autres définitions, qui lui semblent trop vagues : par exemple, la religion comme toute forme de foi, même dans des forces impersonnelles ; ou comme croyance abstraite dans un dieu (déisme), sans aucune forme de culte ; ou encore comme tout ensemble de croyances et de tabous qui limitent le libre exercice de nos facultés (définition proposée par Salomon Reinach) [6].
Cependant, ce qui intéresse Gramsci c’est moins la religion en tant que telle
que son rapport au politique On ne trouve plus dans ces écrits de la
« maturité » les envolées « soréliennes » sur l’affinité entre religion et socialisme. Mais il ne reconnaît pas moins à la première une puissante dimension utopique. La caractérisation de la religion comme « utopie » est ambivalente : le terme a chez lui un sens péjoratif — chimère, illusion — mais aussi une dimension positive, en tant que puissance culturelle capable de mobiliser les masses populaires et d’inspirer les révolutions : « La religion est la plus gigantesque utopie, c’est-à-dire la plus gigantesque “métaphysique”, que l’histoire ait jamais connue, puisque c’est la tentative la plus grandiose de réconcilier, sous forme mythologique, les vraies contradictions de la vie historique. Elle affirme, en fait, que l’humanité a la même « nature » et que l’homme [...] dans la mesure où il est créé par Dieu, fils de Dieu, est donc frère de tous les hommes, égal aux autres hommes, et libre parmi les autres hommes et tout autant qu’eux [...] ; mais elle affirme aussi que tout cela n’est pas de ce monde et pour ce monde, mais d’un autre (utopique). Ainsi les idées d’égalité, de fraternité, de liberté, ont fermenté parmi les hommes, parmi les couches d’hommes qui constatent qu’ils ne sont ni égaux, ni frères des autres hommes, ni libres face à eux. C’est ainsi qu’il est advenu que dans tous les emballements radicaux de la multitude, d’une façon ou d’une autre, avec des formes particulières et des idéologies particulières, ces exigences ont été soulevées. [7] » Ce fragment désigne donc la religion comme utopie, à la fois parce qu’elle tente de réconcilier, de forme imaginaire, mythologique, métaphysique, les contradictions sociales réelles, et parce qu’elle situe cette réconciliation dans un autre monde, dans l’au-delà. Mais en même temps il la crédite, en tant qu’utopie socialement mobilisatrice, d’avoir été à l’origine des idées révolutionnaires, libertaires et égalitaires, qui, au cours des siècles, ont nourri les révoltes et soulèvements populaires.

La religion ne serait-elle donc un « opium du peuple », comme Marx l’avait
laissé entendre – après Feuerbach, Moses Hess et Henri Heine – en 1844 ?
Gramsci réserve cette désignation pour les formes que lui semblent les plus
manipulatrices et les plus nuisibles de la religion, comme par exemple, chez
les catholiques, la doctrine des jésuites. Il va jusqu’à reconnaître que le christianisme, sous certaines conditions historiques, représente « une certaine forme de la volonté des masses populaires, une forme spécifique de rationalité
dans le monde et de la vie ». Mais cela ne s’applique qu’à la religion innocente
du peuple et non au « christianisme jésuitique » (christianismo gesuitizzato) qui est un « pur narcotique pour les masses populaires ». On ne peut pas dire que Gramsci avait une haute opinion des jésuites : « la Compagnie de Jésus est le dernier grand ordre religieux, d’origine réactionnaire et autoritaire, à caractère répressif et “diplomatique”, qui a signé avec sa naissance le durcissement de l’organisme catholique » [8].
Comme tous les marxistes, Gramsci refuse de considérer les religions comme
des ensembles homogènes, et insiste sur leurs diversité sociale : « Toute
religion, même la catholique (et spécialement la catholique, précisément par
ses efforts de rester ’superficiellement’ unitaire, pour ne pas se fragmenter en
églises nationales et stratifications sociales) est en réalité une multiplicité de religions différentes et souvent contradictoires : il y a un catholicisme des
paysans, un catholicisme de la petite bourgeoisie et des travailleurs urbains, un
catholicisme pour femmes, et un catholicisme pour intellectuels, lui même
divers et disjoint » [9]. Gramsci est proche ici de Engels, et de l’analyse marxiste de la religion sous l’angle de la lutte des classes, à ceci près que le partenaire de Marx considérait que « chaque classe à sa religion », tandis que le penseur italien pense que la même religion est interprétée de forme différente par les diverses classes et groupes sociaux. Une autre différence est que Gramsci prend en compte aussi les différenciations qui se manifestent au sein d’une même religion sur la base d’orientations idéologiques non réductibles au conflit entre les classes : il s’insurge contre la tendance à « trouver, pour chaque lutte idéologique qui s’est déroulée à l’intérieur de l’Église une explication immédiate, primaire, dans la structure » [10]. Par exemple, l’existence de courants modernistes, jésuitiques ou intégristes au sein de l’Église catholique, ne saurait être expliquée directement en termes économiques ou sociaux. Les premiers, un sorte de « gauche » de l’Église, favorable à la démocratie et même, parfois, au socialisme modéré, ont crée la démocratie chrétienne ; les derniers, partisans de la monarchie, se réclamant du Pape Pie X, ont fondé le Centre catholique en Italie et l’Action française ; quand aux jésuites, ils forment le « centre » qui contrôle l’appareil de l’Église et le Vatican (notamment avec Pie XI), et dont l’influence sociale s’exerce à travers l’Action Catholique et l’appareil scolaire catholique. Gramsci reconnaît aux jésuites un rôle décisif comme facteur d’équilibre au sein de l’Église, agissant pour neutraliser les deux tendances plus radicales, et pour adapter, de forme « moléculaire », la culture catholique aux défis de la modernité. Il est intéressant de noter que la revue de la Compagnie de Jésus, Civilita Cattolica, était la principale source d’information sur l’Église pour Gramsci dans la prison. Dans différentes notes il examine comment le Vatican, soutenu par les jésuites, a mené la bataille d’abord contre les modernistes, avec l’encyclique Pascendi, pour ensuite s’attaquer aux intégristes de l’Action française, et imposer la réconciliation avec la République [11].
Un grand nombre de notes de Gramsci ont trait à l’histoire et au rôle actuel
de l’Église catholique en Italie : son rôle « restaurationniste » au début du XIXe siècle, sa défaite face aux libéraux au cours du Risorgimento, sa double opposition, entre 1870 et 1900, à l’État libéral et au socialisme, et finalement, au cours du XXe siècle, son ralliement à l’État moderne, qui trouve son expression décisive dans le Concordat de 1929 avec Mussolini : grâce à cet accord, l’Église réussit à imposer son monopole sur l’appareil scolaire – mais au prix d’une perte de son indépendance face à l’État [12].
Une des idées les plus novatrices de ces écrits sur le catholicisme est la définition de l’Église moderne comme un « bloc intellectuel », relativement autonome par rapport aux classes sociales. Comme l’on sait, Gramsci avait un
concept très large de l’intellectuel, incluant tout ceux qui ont pour fonction
de soutenir ou de modifier une conception du monde. L’intellectuel organique
est celui qui surgit « organiquement » au sein d’une classe sociale déterminée
et lui donne une certaine homogénéité et une certaine conscience socio-politique [13]. Le clergé a été, pendant les siècles du féodalisme, un groupe d’intellectuels organiques de l’aristocratie féodale, monopolisant une série de fonctions intellectuelles : religion, philosophie, science, instruction, morale, justice, etc. Dans la mesure où ils développent un « esprit de corps », ces intellectuels vont se considérer comme une force autonome sinon indépendante du groupe social dominant. Grâce à leur continuité historique ininterrompue, ils peuvent survivre au déclin de la classe sociale à laquelle ils étaient « organiquement » liés : ils deviennent dans ce cas des intellectuels traditionnels, un groupe cristallisé - « fossilisé » écrit parfois Gramsci - tourné vers le passé, et sans attaches directes avec les classes sociales « nouvelles » qui s’affrontent. Le clergé catholique constitue pour Gramsci l’exemple typique de l’intellectuel traditionnel [14]. A certains égards, ce concept n’est pas sans avoir des affinités avec celui d’« intellectuels sans attaches » de Karl Mannheim, sauf que ce dernier n’a pas les mêmes connotations passéistes et traditionnalistes.
Cette autonomie — certes relative — du bloc intellectuel catholique, incluant
le clergé et l’intelligentsia laïque (les cadres de l’Action catholique, et des syndicats ou partis catholiques) se traduit dans l’autonomie de l’Église elle-même, en tant que institution, par rapport aux grandes forces économiques et sociales. C’est pourquoi la motivation principale des actions politiques de l’Église, dans ses rapports conflictuels avec l’État et la bourgeoisie italienne, est la défense de ses intérêts corporatifs, de son pouvoir et de ses privilèges. Voici le diagnostic ironique de Gramsci sur la « pensée sociale » catholique et le comportement politique de l’Église : « Pour bien comprendre la position de l’Église dans la société moderne, il faut comprendre que celle-ci est disposée à lutter seulement pour défendre ses libertés corporatistes particulières (de l’Église comme Église, organisation ecclésiastique), c’est à dire les privilèges qu’elle proclame liés à sa propre essence divine ; pour cette défense l’Église n’exclue aucun moyen, ni l’insurrection armée, ni l’attentat individuel, ni l’appel à l’invasion étrangère. Tout le reste est relativement négligeable, à moins qu’il ne soit lié aux conditions existentielles propres. Par “despotisme” l’Église comprend l’intervention de l’autorité laïque étatique dans le sens de la limitation ou de la suppression de ses privilèges, rien de plus ; elle est prête à reconnaître n’importe quel pouvoir de fait, et, à condition qu’il ne touche pas à ses privilèges, à le légitimer ; si par la suite il accroit les privilèges, elle l’exalte et le proclame comme providentiel. Considérant ces prémisses, la “pensée sociale” catholique n’a qu’un intérêt académique ; il faut l’étudier et analyser en tant qu’élément idéologique opiacée, tendant à maintenir certains états d’âme d’attente passive de type religieux, mais non comme élément de la vie politique et historique directement active » [15].
Ce passage est intéressant : l’ironie gramscienne s’explique aisément par le
contexte historique : le récent ralliement de l’Église au despotisme mussolinien
(le Concordat de 1929). Mais il y a une certaine contradiction entre
l’activisme dont il la crédite, dans la défense de ses privilèges, et l’idée que sa
pensée sociale ne serait pas historiquement active. Par ailleurs, Gramsci sousestime l’importance de la doctrine sociale de l’Église, en la réduisant à une
simple figure de l’opium du peuple. Cela dit, le plus intéressant, du point de
vue méthodologique, c’est que le penseur marxiste italien ne tente pas
d’expliquer le comportement politique de l’Église par l’infrastructure socioéconomique ; au contraire, il insiste en son autonomie, et dans la motivation institutionnelle, « corporatiste » — défense des libertés et privilèges — de son action, qui pourrait même, selon les besoins de la cause, prendre des formes insurrectionnelles... Ceci n’est pas contradictoire, soit dit en passant, avec ses remarques sur la diversité sociale et politique de l’Église.

L’attention de Gramsci, dans ses Cahiers de prison ne se limite pas à l’Église
catholique : il s’est aussi beaucoup intéressé à la Réforme protestante, à commencer par le calvinisme. Mais tandis que Marx ou Engels se donnent pour
objectif surtout de mettre en évidence les origines bourgeoises de la doctrine
de Calvin, ce qui compte pour le marxiste italien ce sont plutôt les conséquences socio-économiques de ce courant religieux. Il part de la constatation d’un paradoxe : la conception protestante de la grâce, qui aurait dû, « logiquement », conduire à un maximum de fatalisme et de passivité, a donné lieu, au contraire, en une pratique économique à l’échelle mondiale, donnant naissance à l’idéologie capitaliste naissante. A son avis la manière dont la doctrine calviniste de prédestination s’était transformée en « l’une des principales impulsions en faveur de l’initiative pratique qui se soit manifestée dans l’histoire mondiale », constitue un exemple classique du passage d’une
conception du monde à une norme pratique de comportement [16]. Cette thèse est, évidemment, inspirée par une lecture attentive de L’Éthique protestante de Max Weber, qu’il a pu consulter, en prison, dans la traduction italienne parue en 1931-1932 dans la revue Nuovi studi di diritto, economia e politica ; il cite à plusieurs reprises le texte de Weber, en l’associant aux recherches de Groethuysen sur l’origine religieuse de la bourgeoisie en France, pour mettre l’accent sur l’idée selon laquelle la théorie de la prédestination et de la grâce protestante a donné lieu à « une vaste expansion de l’esprit d’initiative » [17]. Certes, il s’agit d’une lecture partielle de la thèse wébérienne, mais elle ne capte pas moins un aspect central de celle-ci.
On peut supposer, jusqu’à un certain point, que Gramsci s’est servi de Weber
pour dépasser l’approche économiste du marxisme vulgaire en s’attachant au rôle historiquement productif des idées et des représentations. La question
methodologique générale posée par le calvinisme est, selon Gramsci, celle du
passage d’une conception du monde à l’action que lui correspond ; ce qui
l’intéresse est « le point où la conception du monde, la contemplation, la philosophie deviennent “réalité” parce qu’ils tendent à modifier le monde, à subvertir le pratique ». Il s’agit d’une question qui concerne aussi la philosophie de la praxis, c’est-à-dire le marxisme lui-même [18].
Son rapport au protestantisme allait pourtant bien au-delà de cette question
méthodologique : il considérait la Réforme, et non la Renaissance, comme le
grand tournant de l’histoire moderne. Alors que Kautsky, vivant en Allemagne
protestante, idéalisait la Renaissance italienne et méprisait la Réforme qu’il
jugeait « barbare », Gramsci, le marxiste italien, chantait les louanges de Luther et de Calvin, et dénonçait la Renaissance comme un mouvement aristocratique et réactionnaire ! À la différence d’Engels et de Kautsky, il s’attacha non pas à Thomas Münzer et aux anabaptistes, mais à Luther et Calvin.
Pour lui, la Réforme, en tant que mouvement authentiquement national et populaire, capable de mobiliser les masses, était une sorte de paradigme pour la grande « réforme morale et intellectuelle » que le marxisme s’efforçait
d’accomplir : la philosophie de la pratique « correspond à la connexion Réforme protestante + Révolution française : c’est une philosophie qui est aussi
une politique, et une politique qui est aussi une philosophie » [19]. Les observations de Gramsci sont riches et stimulantes, mais en dernière analyse, elles suivent le schéma marxiste classique dans leur analyse de la religion.

Notes

[1A. Gramsci, « Audacia e fede », Sotto la mole, 22 juin 1916, cité par Rafael Diaz-Salazar, El proyecto de Gramsci, Barcelona, Ed. Anthropos, 1991, p. 47.

[2Antonio Gramsci, « Carlo Péguy ed Emesto Psichari » (1916), in Scritti giovanili 1914-1918, Torino, Einaudi, 1958, p. 33-
34. Toutes les traductions de l’italien, sauf indication en contraire, sont miennes. Cf aussi « Il movimenti di Coppoleto » (1916), in Sotto la mole, Torino, Einaudi, 1972, p. 118-119. Gramsci parut également s’intéresser, au début des années vingt, au mouvement paysan dirigé par un catholique gauchiste, G. Miglioli. Voir sur ce point l’ouvrage remarquable de Rafaël
Dias-Salazar, El Proyecto de Gramsci, p. 96-97

[3A. Gramsci, « Il Partito comunista », 4 septembre 1920, in Ordine nuovo 1919-1920, Torino, Einaudi, 1954, p. 154-156.

[4A. Gramsci, « I cattolici italiani », Avanti !, 22 décembre 1918, in Scritti giovanili, p. 349.

[5A. Gramsci, « Il congresso de Lyon » (janvier 1926), in La Costruzione del Partito comunista, Torino, Einaudi, 1978, p. 483-486. G. Miglioli était un intellectuel catholique qui développait depuis des années un travail au sein des travailleurs agricoles ; partisan de l’expropriation des latifundes, organisateur d’occupations de terres, il prônait une alliance avec les socialistes et, en 1922, un front unique des travailleurs antifascistes. Il fut exclu du Parti populaire en 1925.

[6Cf. « Religione », Quaderno 6, § 41, in Quaderni del carcere, Torino, Einaudi, 1977, p. 715-716. Le livre de Nicola Turchi cité par Gramsci est Manuale di storia delle religioni, Torino, Bocca, 1922.

[7A. Gramsci, « Quaderno 11 (1932-1933) » in Quaderni del carcere, Torino, Einaudi, 1977, p. 1488.

[8A. Gramsci, Note sur Machiavelli, sulla politica e sullo stato moderno, Torino, Einaudi, 1953, ch. V et Azione catholica, Gesuiti e Modernisti et Il materialismo storico e la filosofia de Benedetto Croce, Torino, Riuniti, 1979, p. 12 et 17.

[9A. Gramsci, « Quaderno 11 (1932-1933) » in Quaderni del carcere, p. 1397.

[10A. Gramsci, Il materialismo storico, p. 120.

[11Cf. Hugues Portelli, Gramsci et la question religieuse, Paris, Anthropos, 1974, ch. IV, « Les courants internes de l’Église », p. 203-232.

[12H. Portelli, Gramsci et la question religieuse, 3e partie, ch. 2, « L’Alliance ».

[13A. Gramsci, Gli intellettuali e l’organizzazione della cultura, Torino, Einaudi, 1966, p. 3 et 6-7. On trouve dans ce livre d’autres définitions, plus confuses et plus imprécises.

[14Ibid., p. 4.

[15A. Gramsci, « Quaderno 5 (1930-1932) », in Quaderni del carcere, p. 546-547.

[16A. Gramsci, « Quaderno 7 (1930-1932) » et « Quaderno 10 (1932-1933) », in Quaderni del carcere, p. 892-893 et 1267.

[17A. Gramsci, « Quaderno 10 » et « Quaderno 11 (1932-1933) », in Quaderni del carcere, p. 1086 et 1389.

[18A. Gramsci, Quaderni del carcere, p. 1266. Voir aussi M. Montanari, « Razionalita e tragicita del moderno in Gramsci », Critica marxista, 1987, n°2-3, p. 58.

[19A. Gramsci, Il materialismo storico, p. 105.

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