Nouveaux défis, nouvelles chances

, par KLEIN Angela

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Angela Klein est rédactrice du mensuel Sozialistische Zeitung SoZ et animatrice du réseau des Marches européennes en Allemagne.

Prises ensemble, les manifestations contre la démolition sociale qui ont eu lieu à Berlin, Cologne et Stuttgart le 3 avril 2004 constituent la plus grande mobilisation de rue sur un sujet social depuis la fondation de la République fédérale, d’une taille comparable aux grandes manifestations pacifistes des années 1980. Un telle mobilisation ne restera pas sans conséquences.
Fin d’un système

Il y a seulement un an, il semblait impossible qu’une large résistance puisse voir le jour. Le 14 mars 2003 le chancelier Gerhard Schröder avait annoncé « du sang, de la sueur et des larmes » dans un discours « à la nation » : des coupes brutales et déterminées dans les allocations de chômage ainsi qu’une remise en cause du système de santé et du droit du travail sans comparaison avec ce qu’un gouvernement a osé faire depuis la fin de la guerre. Les syndicats ont critiqué le discours — « peu équilibré socialement » — mais ils se sont limités à cette protestation verbale, bien que le chancelier social-démocrate venait de contredire la promesse électorale qu’il avait faite seulement six mois plus tôt. En effet, en été 2002, en plein milieu de la campagne électorale, les dirigeants de l’IG Metall et de Ver.di [1] ont accepté d’entrer dans la Commission Hartz [2], acceptant ainsi de la légitimer, à la condition expresse que le niveau des allocations-chômage ne soit pas réduit. Mais six mois plus tard Gerhard Schröder proclamait la réduction de la durée de versement des allocations-chômage et la suppression des aides aux chômeurs...

Son discours déchaînait une marée de « mesures d’épargne » au niveau fédéral, dans les Länder et dans les municipalités, qui telle des tondeuses à gazon, sont passés sur le corps social, réduisant les budgets sociaux, ceux de la formation, de la culture et de toutes les institutions publiques. La population a ainsi subi une triple attaque : suppression de la protection contre la chômage en augmentation, croissance de l’incertitude de l’emploi, privatisation des services publics.

Le discours du chancelier social-démocrate annonçait la fin d’un système. Dans un premier temps nombreux furent ceux qui ne pouvaient se l’imaginer. Les syndicats ont tout mis en œuvre pour tenter, comme d’habitude, de convaincre le SPD dans des conversations informelles. La manifestation appelée par Ver.di contre la « réforme » du système de santé, le 17 mai, et les mobilisations régionales de la DGB [3] une semaine plus tard tentaient encore d’éviter un conflit ouvert ; elles ne devaient pas aller au-delà d’un coup de semonce. On ne pouvait s’étonner alors qu’elles furent peu suivies... et que des syndicalistes participants, frustrés, se repliaient chez eux. Une manifestation convoquée le 1er juin à Berlin, à la veille du congrès extraordinaire du SPD convoqué pour entériner la politique déjà décidée par Schröder, ne rassemblait qu’un millier de personnes malgré le soutien de plusieurs syndicats berlinois. On pouvait douter du sérieux de leur détermination.

Potentiel nouveau

Ce n’est que lorsque le chancelier, au cours de ce congrès, eut claqué la porte au nez de Michael Sommer, principal dirigeant de la DGB, que les dirigeants et les cadres moyens des syndicats prirent conscience que « leur partenaire politique était perdu ». Cette prise de conscience tardive a néanmoins eu pour effet de paralyser le mouvement syndical des mois durant ; l’impulsion de la grande manifestation du 1er novembre ne venant pas des syndicats, la résistance fut organisée par d’autres : des chômeurs, des alliances anti-Hertz, des forces de la gauche radicale.

En septembre 2003 une onde de protestations commençait aux niveaux local et régional : les policiers, les retraités et les mouvements sociaux furent les premiers à occuper la rue. Le 24 septembre à Düsseldorf une manifestation réunissait 30 000 personnes, à Wiesbaden, le 18 novembre (un jour ouvrable !) plus de 50 000 personnes déferlaient dans les rues. En tout, en septembre et octobre 2003 on a décompté une trentaine de grandes mobilisations.

Le 1er novembre une montée nationale appelée à Berlin d’une manière largement improvisée rassemblait contre toute attente 100 000 personnes — mais la majorité des manifestants venaient de Berlin, rejoignant spontanément le cortège lorsqu’ils le voyaient passer. Un potentiel nouveau venait d’apparaître, de prendre conscience qu’un chemin nouveau s’ouvrait devant lui et de commencer à le reconnaître. Résumons quelques-unes de ses traits caractéristiques.

Rupture avec la social-démocratie

L’identification populaire à un gouvernement « ami » a disparu, comme la patience populaire. Un sondage réalisé après les mobilisations du 3 avril montre que deux-tiers de la population sont mécontents du gouvernement fédéral. La vague de la résistance n’apparaît pas seulement dans les manifestations ; au sein des syndicats un processus profond de réorientation a commencé alors que certains congrès locaux du SPD ont été la scène de violents affrontements. Les protestations ne concernent pas la seule politique du gouvernement fédéral : à Hambourg, Brême et Berlin des initiatives de référendums ont commencé contre la privatisation annoncée des hôpitaux ; à Berlin une pétition a circulé en faveur d’un référendum visant à rejeter le budget régional adopté par le sénat à majorité SPD-PDS. Dans les communes les conséquences de la politique d’austérité sont plus immédiatement visibles.

Au cours des douze derniers mois le SPD a perdu 100 000 membres ; il avait déjà eu l’occasion d’expérimenter en 1999 une défaite électorale historique dans le Land de Rhénanie du Nord-Westphalie, un des plus peuplés et traditionnellement social-démocrate, et a perdu de nombreuses municipalités au profit de la démocratie-chrétienne (CDU) ; la lignée des défaites électorales social-démocrates s’est poursuivie en mars 2004 à Hambourg. Cette année le SPD doit encore affronter une douzaine d’élections et il n’est pas nécessaire d’être prophète pour dire qu’il est mal parti.

Face aux mobilisations des masses le gouvernement reste de marbre ; ses porte-parole s’épuisent à répéter qu’il n’y a pas d’alternative et que la CDU ferait la même chose en pire. Mais cela a cessé de faire peur au peuple. Il commence à comprendre qu’il doit chercher une alternative en dehors des partis présents au Bundestag.

Cependant le gouvernement a aussi commencé à comprendre qu’il ne peut se permettre de continuer les agressions jusqu’aux prochaines élections fédérales ; mais il veut terminer ce qu’il a déjà commencé. Il a de grandes difficultés bureaucratiques avec l’allocation-chômage n° 2 installée à la place de l’aide aux chômeurs ; jusqu’ici il reste obscur et objet de discussions politiques sur qui doit payer cette allocation : les communes ou la nouvelle agence fédérale pour l’emploi. De plus il menace les entrepreneurs d’une nouvelle taxe sur la formation pour les contraindre d’embaucher des apprentis. Il tente ainsi de préparer le terrain en vue des élections de 2006. On verra alors s’il réussit ; il est cependant à craindre que l’immobilisme ne contentera personne, ni les entrepreneurs, ni les salariés.

Vers une nouvelle force politique ?

La conviction que le SPD a franchi le Rubicon et qu’il n’est plus possible de le faire revenir à son attitude traditionnelle gagne du terrain. Cela a d’ores et déjà produit deux conséquences :
— D’abord l’idée qu’il faut construire une alternative électorale au SPD en vue des élections de 2006... [4]. Cette initiative est issue de cercles dirigeants syndicaux intermédiaires et aussi de quelques dirigeants nationaux. La Wahlalternative 2006 (Alternative électorale 2006) est ainsi soutenue par certaines directions régionales de la Fédération Ver.di, par les cercles autour du mensuel Sozialismus et des économistes keynésiens du groupe Memorandum ; elle ne vient pas de la gauche syndicale Ver.di récemment fondée.
— Parallèlement, impulsée par l’IG Metall de Bavière, est apparue l’Initiative pour l’emploi et la justice sociale (Initiative Arbeit und soziale Gerechtigkeit). Son membre le plus connu est Klaus Ernst, qui avait été candidat à la vice-présidence du syndicat en octobre dernier et qui n’a été battu que de justesse par Berthold Huber, un droitier du Bade-Wurttemberg.

Le 6 juin prochain les deux initiatives, ainsi que tous ceux qui sont intéressés par ce projet, doivent se retrouver à Berlin lors d’un congrès commun, pour débattre de la préparation de 2006. Jusqu’à maintenant leurs textes se lisent comme le désir : « Nous voulons revenir à notre vieux SPD ». Mais c’est une illusion. L’histoire ne revient pas en arrière. Toute initiative électorale qui se met en dehors du cadre de la politique néolibérale doit tenir compte des nouvelles conditions : la croissance de la précarité des conditions de vie, la nécessaire réorientation syndicale, la critique de la mondialisation et le mouvement qui la porte, le chômage massif installé à long terme, l’extension de l’Union européenne à l’est et ses conséquences sociales. Elle doit aussi répondre à la vieille question toujours actuelle : comment mesurer l’efficacité politique ? Par l’activité dans le cadre des institutions existantes ou par la construction d’un sujet social ?

Pour le moment les permanents syndicaux avec la carte du SPD qui ont décidé de quitter le temple se sont engagés sur une route dont eux-mêmes ne savent pas où elle va les mener. Une procédure d’exclusion du parti est en cours contre eux. Elle les laisse stoïques et ne fait que discréditer davantage la direction du SPD. De plus larges secteurs militants de la gauche et de l’extrême-gauche sont attirés par le projet et comptent bien l’influencer. En tentant de se protéger « contre le noyautage » ses initiateurs risquent de le restreindre. Il est douteux qu’ils parviennent à le faire, mais s’ils réussissaient, ils risqueraient de brider la dynamique de succès nécessaire à la réussite du projet lui-même.

Malgré toutes ses faiblesses, il faut souligner que c’est la première tentative depuis la création de la République fédérale de faire apparaître une formation politique de gauche, qui se présente sur le fond d’une question sociale et qui provient du cœur du mouvement ouvrier. Il ne s’agît pas ici du replâtrage d’un vieux parti, mais de la tentative de créer un nouveau. Cela aura aussi un impact sur le mouvement social.

Renouveau social et syndical

Le développement du mouvement social est au moins aussi captivant. Depuis que « l’accord pour l’emploi » [5] a échoué pour la seconde fois et que dans les syndicats on déplore ouvertement la « perte du partenaire politique », la question de comment faire aboutir les revendications dans l’avenir est naturellement à l’ordre du jour. Une des réponses à cette question, c’est la construction de larges fronts sociaux, capables de mobiliser les masses et de provoquer une pression extraparlementaire. De tels cadres unitaires ont fait leur apparition en grand nombre dans beaucoup de villes, grandes et petites ; parfois il y a aussi des alliances sociales régionales, parfois ils prennent le nom de forums sociaux et parfois ce sont les syndicats qui en sont les initiateurs ; et surtout, Ver.di y joue un rôle actif (avec des différences régionales toutefois). Tout un puzzle social commence ainsi à apparaître et sa dynamique le pousse vers l’unification et vers la vérification dans l’action des rapports de forces. Il ne s’agit pas seulement d’une lutte contre « l’Agenda 2010 » : au centre des mobilisations il y a aussi le refus des privatisations que les municipalités planifient, les exigences d’un revenu minimum décent pour les chômeurs, préservant leur dignité, les luttes pour les salaires et contre la remise en cause des conditions de travail. La résiliation annoncée des contrats collectifs pour les services publics dans les länder constitue la prochaine provocation que le mouvement social devra affronter. Les ministres du travail régionaux veulent en effet prolonger le temps de travail — de 38,5 heures hebdomadaires actuellement à 41 voire 42 heures annoncées — tout en bloquant les rémunérations mensuelles !

Ainsi la révolte sociale continue à être attisée et les mobilisations extraparlementaires se développent parallèlement aux tentatives visant à former une nouvelle formation politique.

La mobilisation du 1er novembre 2003 fut préparée essentiellement par les forces de la gauche radicale ; celle du 3 avril a vu la conjonction des efforts de deux structures de préparation : d’une part l’appareil de la DGB et d’autre part tout le spectre de la gauche radicale et des gauches syndicales, des organisations de chômeurs et d’ATTAC. Après le 3 avril on observe la volonté de maintenir ce cadre d’action en tant que structure qui permet d’agir de manière indépendante des directions syndicales. Simultanément ont commencé les préparatifs pour organiser en juin 2005 le premier Forum social allemand — ce dernier devrait pouvoir attirer au moins 10 000 personnes et pourrait devenir un fantastique point de cristallisation des contenus alternatifs et de structures de la résistance.

Des murs sont tombés...

Parallèlement, des congrès militants sont organisés pour débattre de l’orientation du mouvement social. Ainsi à la mi-mai se tiendra une telle assemblée organisée à l’origine à l’initiative de Ver.di, mais qui s’est déjà élargie à une large alliance en intégrant en particulier la table ronde des mouvements de chômeurs et ATTAC. Il s’agit là d’un exemple caractéristique de l’évolution récente de la collaboration entre des secteurs syndicaux et les mouvements sociaux. La discussion concerne non seulement les question organisationnelles de la mobilisation, les efforts d’élargissement mais aussi la recherche de réponses communes en ce qui concerne, par exemple, le revenu minimum garanti et le droit au travail. Le mouvement des forums sociaux – et surtout le Forum social européen – a donné sur ce terrain une impulsion très précieuse. Beaucoup de « murs » sont tombés, ce qui constitue peut-être l’atout le plus important du nouveau mouvement.

La mobilisation du 3 avril a ainsi donné une nouvelle impulsion au mouvement et lui a ouvert de nouvelles perspectives. En s’élargissant, ce dernier prend aujourd’hui conscience de ses nouvelles possibilités, impensables il y a encore un an. Cela ne durera pas éternellement : une fenêtre pour l’action s’est ouverte jusqu’à la chute du gouvernement SPD-Verts. Et cette chute pourrait se produire avant les élections prévues pour 2006.

Notes

[1IG Metall, la fédération syndicale de la métallurgie a été longtemps la principale fédération syndicale en Allemagne. Elle a été dépassée lorsque plusieurs fédérations de branches se sont unifiées pour créer la fédération Ver.di.

[2La Commission Hartz, du nom du chef du personnel de Volkswagen (qui dans le passé avait négocié à plusieurs reprises des compromis sur le temps du travail avec l’IG Metall), avait été mise en place par le gouvernement Schröder en vue de proposer la « modernisation » des rapports de travail. Elle a remis un dossier proposant la privatisation des agences pour l’emploi, l’instauration des emplois au rabais et à durée déterminée et la mise en place des subventions pour les chômeurs prêts à se mettre à leur compte. Ces propositions ont servi de base pour « l’Agenda 2010 ». Cf. Inprecor n° 484 d’août 2003.

[3La DGB est la confédération syndicale unique en Allemagne, historiquement très liée au Parti social-démocrate (SPD).

[4Voir le document reproduit en p.

[5Bündnis für Arbeit (Accord pour l’emploi) fut le nom d’un pacte social, principal thème de la campagne électorale du SPD en 1998. En l’absence de « grain à moudre » la réalisation de ce pacte social a connu des difficultés, les directions syndicales ne pouvant céder sur les acquis sociaux sans, ne serait-ce qu’une seule, contrepartie illusoire. Cf. Inprecor n° 433 de mars 1999 et n° 436 de juin 1999.

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