Ayant pu lire les premières réponses (Duménil et Lévy, Chesnais, Johsua, Husson), je soulève ici seulement les questions qui n’ont pas, à mon avis, jusqu’ici été prises en compte dans les analyses. Ce n’est pas une réponse systématique, mais une réponse « différentielle » ou complémentaire, qui ne reprend pas les points qui font accord.
A la question de savoir s’il s’agit de fissures dans le front impérialiste d’un type nouveau, je répondrai que n’est pas tant l’agression contre l’Irak que l’expression ouverte de désaccords inter-impérialistes qui marque le tournant. Le début de désaccords remonte à plus loin. Il y a eu une sous-estimation des conflits « contenus » mais réels surgis lors de la guerre du Kosovo. La dissolution du Pacte de Varsovie en 1991 posait la question de la « raison d’être » de l’OTAN en même temps que s’affirmait une construction européenne de nature politique par différence avec l’ALENA ou avec l’ancienne CEE : pour aller vite, disons qu’une monnaie, c’est aussi un pouvoir d’État et une armée (une « politique extérieure »). Les « tâtonnements » expérimentaux en Bosnie (OTAN comme « bras armé de l’ONU » ?) puis au Kosovo (OTAN sans ONU et sans accord du Conseil de Sécurité) n’avaient de mon point de vue pas grand chose à voir avec des « choix » impérialistes univoques sur la Yougoslavie et son devenir (éclatement ou pas, petits États mono-ethnique ou pas, pro- ou antiserbe). Encore moins avec des affaires de route de pétrole ou de contrôle des ressources minières du Kosovo. Il va sans dire que cela n’avait rien d’humanitaire (aucune vie n’a été protégée sauf celle des soldats envoyés). Encore moins d’une défense de droits humains individuels ou collectifs d’autodétermination. L’enjeu était géostratégique : quelle extension et redéfinition de l’OTAN ? Quelle « politique extérieure » (et par quels instruments militaires) pour l’UE ?
Pour le gouvernement Clinton, imposer le cadre atlantique sous hégémonie états-unienne était le but. Je ne pense aucunement qu’une « guerre » était programmée du côté europ éen lors des négociations de Rambouillet dans leur première phase : les négociateurs franco-britanniques, notamment, étaient bien plus proches des représentants et projets serbes (ainsi que de Rugova) que de l’UCK. Madeleine Albright s’est emparée (et ce, à partir de la fin 1998) du radicalisme de l’UCK pour faire échouer les négociations de compromis souhaitées par les Européens (et Belgrade) et imposer ce faisant le cadre atlantique.
Le déroulement imprévu de cette guerre non maîtrisée en a transformé de façon évolutive le but (la légitimation a posteriori) : l’engrenage des bombes a nécessité l’engrenage des mots et une victoire à tout prix contre Milosevic présenté comme un quasi-Hitler : seul un tel enjeu pouvait « légitimer » le retour de l’Allemagne dans la guerre. Mais les désaccords de coulisse sur la menée de cette guerre (y compris ses cibles) ont été considérables en même temps qu’on parlait de plus en plus ouvertement de fiasco.
Une autre Europe mais laquelle ?
La prise de distance de la France et de l’Allemagne sont des éléments d’une variante de construction européenne néo-gaulliste en pointillé. Elle élargit les marges de « jeu » pour la Russie entre les grands. Mais elle n’est pas en mesure d’offrir une cohérence alternative aux populations concernées. D’abord parce que le « modèle » d’accumulation ultra-libéral né aux États-Unis s’impose, le « type » rhénan étant en voie de disparition, de même que le « toyotisme » est en crise (on peut rappeler la formule de Robert Boyer : « le mauvais capitalisme chasse le bon »). Les dirigeants de la France comme de l’Allemagne continuent à opter pour une construction libérale de l’Europe, à budget minimale. Les choix sont pour l’instant le budget minimal et le moins d’impôt. L’unification allemande a coûté près de 100 milliards d’Euro par an depuis 1989 en transferts de l’Allemagne fédérale. C’est une fraction infime de cette somme qui va être partagée entre les nouveaux entrants. L’Allemagne ne veut plus payer pour les pays d’Europe du Sud et de l’Est, pas plus que la France. Au contraire dans l’état actuel des choses, « l’axe franco-allemand » est en gros d’accord pour contenir les dépenses budgétaires à venir, malgré l’unification...
L’idée qu’une autre politique européenne serait possible a sans doute progressé - en même temps que les contradictions de l’actuelle construction apparaissent davantage (pas de politique extérieure commune, pas de budget à la hauteur des enjeux, pas de réelle solidarité sociale et internationale). La nécessité d’articuler la question de la guerre avec la question des choix de société et de relations internationales peut apparaître plus largement. Un « programme de transition » européen s’impose...
La construction de liens alter-mondialistes est certainement pour quelque chose dans l’existence des mobilisations anti-guerres, mais les composantes nationales pèsent dans les contenus et les variantes dans l’intensité des mobilisations. La faible mobilisation en France accompagne des sondages très hostiles à la guerre. Donc cela a quand même à voir avec le fait que Chirac s’est positionné contre la guerre. Désolée d’avoir à dire une telle platitude !
Quant aux « pays » (il vaut mieux dire « les dirigeants ») d’Europe de l’Est qui ont adhéré à l’OTAN ou soutenu la guerre, ils se sont trouvé confrontés (sauf en partie en Pologne) a une très grande impopularité. En fait, il y a encore moins de soutien populaire à la guerre en Irak en Europe de l’Est que parmi les États membres. N’oublions pas de même que, pour « faire passer la pilule » de la guerre du Kosovo, l’UE a dû proposer le « pacte de stabilité pour l’Europe du Sud-Est » le 10 juin 1999 (un jour après la fin de la guerre) : de la poudre aux yeux qu’on a voulu présenter à l’époque comme un « plan Marshall ». (Et c’est en décembre 1999 que le choix a été fait d’un grand élargissement).
En mars 2003, pour avoir une chance de faire ratifier l’adhésion à l’OTAN par la population Slovène, il a fallu faire ratifier en même temps OTAN et adhésion à UE en présentant « le tout » comme un « paquet ».
Rapport parasitaire
J’ai des doutes quant à la validité de la notion de rapports « parasitaires ». Par ailleurs, nous manquons d’un appareil statistique et conceptuel adapté à la mondialisation financière actuelle pour mesurer mieux les flux et leur circuit réel de façon transparente. Les excédents et déficits de la balance des transactions courantes et du compte de capital sont faussés par les relations internes aux multinationales, le rapatriement des profits, le contrôle des financements par les capitaux étrangers depuis les accords de la fin des années 1998 sur les « services financiers », etc. Les filiales des FMN, en Europe de l’Est par exemple (mais je suppose que c’est vrai ailleurs) sont généralement « au bord de la faillite » au plan comptable, afin de ne pas payer d’impôts ou de ne pas être forcés de réinvestir sur place une partie des profits, rapatriés.
Le rôle du FMI et du système bancaire international s’est profondément modifié, comme on sait. Mais du coup les mécanismes de l’impérialisme du XIXe siècle peuvent se retrouver sous des formes différentes : le capital financier européen de l’époque jouant le rôle de prêteur avec « conditionnement » que joue aujourd’hui le FMI articulé sur les banques privées et l’OMC.
Le poids de l’histoire et de la conscience collective
Globalement, sur ce qui est nouveau (et source d’instabilité majeure) dans l’ordre impérialiste mondial, je mettrai l’accent sur les éléments suivants.
En premier lieu, l’impérialisme actuel et les conflits inter-impérialistes sont « médiés » par des institutions mondiales qui n’existaient pas auparavant (construction européenne, sans précédent, institutions financières et commerciales, dotées de pouvoirs explicites, OTAN). Ce sont des instruments de pouvoir.
Mais ils représentent en même temps une faiblesse pour les politiques impérialistes : il s’agit aussi en effet d’une médiation « politique » plus concrète que « la main invisible » du marché ou les diplomaties. Des « comptes » peuvent être demandés ! La globalisation des résistances a quelque chose à voir avec cela. La révolution internet aussi !
Les nouveaux hégémonismes ne sont pas plus illégitimes que les anciens... Mais ils sont inscrits dans le temps et une conscience collective déterminés. Ils surviennent après une phase historique (même si elle a été courte) de réductions des inégalités ; ils surviennent après le siècle des premières révolutions, du nazisme et de la grande peur du communisme, après l’élaboration des Déclarations universelles des droits humains qui rendaient compte de tout cela... Des droits (des réformes) de base, sont aujourd’hui remis en cause, alors qu’ils ont été, il n’y a pas si longtemps, considérés comme irréversibles. Il faut mettre ces droits universels de notre côté : ce ne sont pas les réformes qui sont problématiques, mais les régressions sociales et de droits ! Nous manquons de « réformistes » qui se battent pour des réformes de base (le droit à l’eau, à la terre, à l’éducation, aux services publics, à des revenus dignes), sans se préoccuper de savoir si c’est ou pas « compatible » avec le capitalisme. Des « réformistes » qui se battent pour ces biens communs universels que sont les connaissances scientifiques, les brevets pour la santé, internet et la culture qui doivent devenir patrimoine commun. Jamais autant d’arguments « concrets » universels de ce type contre la propriété privée du capital et sa logique n’ont eu autant de force.