Pour une Europe des peuples et des solidarités

, par KRIVINE Alain

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Alain Krivine, porte-parole de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), organisation politique d’extrême gauche, est venu à Bayonne, vendredi 18 décembre, pour présenter les dernières orientations du parti. Krivine nous fait part des choix de son organisation pour les élections européennes, son association tactique avec Lutte ouvrière (LO). Face à la politique aseptisée que propose la gauche plurielle, cette liste espère récupérer autour « d’un pôle de gauche fort » tous les déçus. « 100 % à gauche », tel est l’adage du parti qui espère voir renaître un grand mouvement social européen empêchant la construction d’une Europe monétaire dirigée par les banques et les multinationales. À l’instar de nombreux mouvements de libération nationale, la LCR se bat pour une Europe des peuples multicolores qui laisserait à tout jamais les mouvements d’extrême droite dans le caniveau. Ekaitza s’est entretenu avec Alain Krivine sur ces divers thèmes.

Nous avons été exclus du parti communiste français dans les années 1960. À l’époque, nous avions refusé d’appeler à voter pour François Mitterrand. Nous avions une série de désaccords avec le refus du PC d’aider matériellement la révolution algérienne. Beaucoup d’entre nous ont participé, au réseau de soutien clandestin au FLN. Nous pensions que le PC était chauvin et ne voulait pas mener de luttes internationalistes. Nous avons créé une organisation de jeunes dénommée « les jeunesses communistes révolutionnaires ». Elle a joué un grand rôle durant les événements de mai 68. Ensuite, l’organisation a été dissoute et interdite par le gouvernement. Dans les années 1970, nous avons créé la Ligue communiste qui va adhérer à la lVe internationale trotskiste. En 1973, la Ligue a été dissoute à l’issue d’une bataille très dure contre les fascistes qui tenaient un meeting à Paris. Par la suite, nous avons rebaptisé l’organisation en Ligue communiste révolutionnaire. Depuis ce temps-là, nous sévissons contre le capitalisme et dans les divers mouvements sociaux.

Le but final de notre lutte n’est pas de prendre le pouvoir car nous pensons que le pouvoir concentré aux mains d’une seule organisation politique est très dangereux. Nous souhaitons que le pouvoir soit pris par le peuple c’est-à-dire que la grande majorité de la population puisse, à travers des associations des partis, des comités, des syndicats, prendre vraiment le pouvoir. Les partis politiques n’ont qu’un rôle à jouer. Ils doivent défendre les propositions, les organisations. La Ligue se fixe comme but d’aider un grand mouvement populaire qui puisse renverser cette société capitaliste. Nous voulons instituer une société qui produira pour satisfaire les besoins économiques, sociaux et culturels des peuples et des populations et non pour complaire la Bourse et le CAC 40.

  • Que vous inspire le nationalisme basque ?

Le droit des peuples à l’autodétermination doit s’appliquer aussi en Pays Basque. En tant que militants internationalistes de la Ligue communiste révolutionnaire c’est comme cela que nous jugeons le mouvement national basque indépendamment des critiques que l’on peut porter sur telle ou telle politique suivie par les différentes organisations. Nous avons le même jugement sur tous les mouvements nationalistes ou nationalitaires. Lorsqu’on parle du droit à l’autodétermination d’un peuple, ce n’est pas à nous de préjuger quelles formes cela peut prendre. On peut simplement souligner que le rôle des militants français est de dire qu’il acceptera la solution institutionnelle ou politique qui sortira de l’autodétermination.

D’une façon plus générale, le problème basque nous est plus à cœur dans la mesure où on ne peut pas le séparer de l’ensemble du Pays Basque et de ce qu’a été l’Espagne franquiste. Nous avons été très sensibles, notamment en France, aux problèmes des réfugiés, de la remise des Basques aux autorités espagnoles. Nous avons mis en application nos idées de solidarité, puisque nous avons toujours hébergé des réfugiés basques.

En ce qui concerne l’actualité, nous regardons avec beaucoup d’intérêt les nouveaux développements. L’accord entre les partis basques peut avoir une répercussion au niveau de l’Etat espagnol. Nous jugeons cela avec beaucoup de sympathie. Une des revendications mises en avant sur les territoires espagnol et français est le rapprochement des prisonniers. Nous pensons que c’est une question importante sur laquelle il est possible d’avoir une victoire. Nous avons décidé de participer à la manifestation en faveur du rapprochement qui aura lieu en janvier à Paris.

Généralement les communistes ont une vision assez étriquée des luttes de libération nationale et plus généralement des identités culturelles...

Nous ne sommes pas au Parti communiste. Nous sommes la Ligue révolutionnaire, complètement indépendante du PCF. La rupture de certains d’entre nous a notamment, porté sur la conception étriquée de l’internationalisme. Vous pouvez avoir les partis communistes traditionnels qui se manifestent, par exemple, en Corse par une incompréhension totale de l’existence d’un peuple corse.

  • Entre six et dix millions de personnes vivent dans la précarité. Pour pallier les dégâts, le gouvernement socialiste a effectué un relèvement des minima sociaux de 3%. Est-ce suffisant ?

C’est invraisemblable qu’un gouvernement qui se dit « de gauche » commence à faire un début de concession. Pour cela il a fallu des dizaines de manifestations de rues, des occupations, c’est-à-dire un mouvement des chômeurs qui se bat dans tous les sens du terme. Nous avons remarqué que la police était présente à toutes les occupations.

D’autre part, c’est un recul insolent quand on connaît la situation aujourd’hui de ceux qui bénéficient des minima sociaux, c’est-à-dire environ 6 millions de personnes en France. Ce que le gouvernement vient de leur octroyer, c’est l’équivalent d’une demi-baguette par jour, à peu près 2,40 francs. C’est de la vaste rigolade. Des dizaines de milliards ont été accordées en subvention aux patrons qui ne les ont pas utilisées pour créer des emplois mais pour augmenter leurs bénéfices. Il y a 15 milliards d’excédents grâce à une petite reprise cette année, et Jospin vient d’accorder une aumône C’est totalement insuffisant.

Le gouvernement a relevé les minima pour calmer le mouvement. Une fois de plus, comme l’année dernière, le gouvernement de la gauche plurielle est inquiet d’être contesté, notamment par les chômeurs.

  • Pourquoi la Ligue est contre le traité d’Amsterdam ?

Nous sommes contre le traité d’Amsterdam comme nous avons été contre celui de Maastricht, non pas pour des préoccupations nationalistes comme c’est le cas pour Pasqua et Le Pen. Nous sommes pour l’Europe mais pas celle-là. Le traité de Maastricht, relayé par celui d’Amsterdam et du pacte de stabilité, est un traité qui va discréditer l’idée d’Europe auprès des populations parce qu’il vise à construire une Europe monétaire d’exclusion telle qu’elle se manifeste aujourd’hui. Il y a près de vingt millions de chômeurs en Europe Cela conduit au développement de la précarité, de la flexibilité, de l’annualisation, des délocalisations Une situation très dure pur les travailleurs qui va aboutir à l’appauvrissement des régions les plus pauvres et à l’enrichissement des régions les plus riches. Bref une inégalité quasiment légalisée. Nous croyons que l’Europe des peuples est une nécessité à condition qu’elle soit faite pour les peuples et par les peuples. Nous sommes par ailleurs contre les accords de Schengen.

  • Vous préconisez une Europe des peuples contre celle de Maastricht.

Nous croyons à l’Europe des régions qui doit être la plus démocratique possible. Qui dit démocratie dit autodétermination. C’est un débat pour trouver des institutions qui soient proches des populations et des peuples, contrôlées par eux et qui en soient l’émanation, et non pas cette équipe technocratique à Bruxelles et à Strasbourg qui n’a aucun pouvoir. C’est à nous de concrétiser ce que peut être une Europe des peuples contre l’Europe de Maastricht. Il faut multiplier la coordination des luttes et des revendications des différents peuples d’Europe, notamment sur le problème de l’emploi, et mettre cela en pratique. Il y avait eu, l’année dernière, la première marche européenne pour l’emploi, qui a ramené 50 000 personnes à Amsterdam. Il y en aura une deuxième cette année juste avant les élections européennes, qui va se terminer à Cologne. Il y a une nécessité absolue pour les mouvements populaires, syndicaux, anticapitalistes, de mettre en avant une série de revendications qui peuvent unifier l’ensemble des mouvements en Europe sur le problème des libertés, de la libre circulation, du respect des cultures et des langues, sur le droit des femmes, etc. on peut se féliciter de la première grève européenne des cheminots. J’ai entendu dire que les étudiants allaient peut-être aussi se mettre en grève...

  • Si le souhait est de mettre en place une Europe des peuples, il faudra faire disparaître les Etat-nations...

C’est tout le problème de l’Europe fédérale ou confédérale. Nous sommes des militants internationalistes, les frontières n’ont jamais été notre problème. Cela ne veut pas dire que l’on ne reconnaît pas l’existence des peuples et des cultures, mais il ne faut pas faire coller systématiquement un peuple Etat. C’est tout le débat que nous avons pu avoir avec Chevènement sur le fait qu’il peut y avoir des populations qui vivent en France sans pour autant être françaises. C’est tout le problème avec les sans-papiers. Chevènement reconnaît seulement les immigrés qui veulent être français.

A priori, nous sommes dans l’immédiat pour l’existence d’Etats confédéraux. On ne peut pas passer par-dessus l’existence des frontières en l’espace de quelques mois ou de quelques années.

Lorsque les socialistes ont accédé au pouvoir, ils ont demandé aux sans-papiers de se déclarer dans les différentes préfectures afin de régulariser leurs situations. La moitié d’entre eux n’ont pas été légalisés...

Toutes les mesures prises par le gouvernement au niveau de l’emploi, du logement, des sans-papiers, sont des mesures prises dans le respect du libéralisme, du capitalisme, des lois du marché, de la concurrence et du profit Comme ils sont socialistes, ils essaient de mettre une petite gouttelette de social. C’est impossible en période de crise. Je prends, comme exemple, la loi sur la réduction du temps du travail C’est une loi qui aurait pu créer des emplois mais elle profite au patronat qui a pu modifier ainsi les conventions collectives, instituer la flexibilité et l’annualisation. Sur les sans-papiers, c’est la même chose. Le gouvernement, certes à la différence de la droite, a distribué des papiers à court terme (3, 6 ou 9 mois) mais a refusé de couper avec la logique de Pasqua. Les lois Chevènement ne rompent pas avec les lois de la droite. Nous avons une situation identique à celle que nous avons connue avant. Certains sans-papiers ont eu le courage de se faire connaître auprès de la préfecture. Aujourd’hui ils sont obligés de plonger dans la clandestinité car les préfets connaissent leurs adresses et peuvent les arrêter à tout moment pour les renvoyer chez eux. Je voudrais illustrer ce propos avec cette réflexion insolente de Chevènement qui a dit : « On n’ira pas les chercher mais si les flics les trouvent dans la rue, tant pis pour eux ». C’est une marque d’hypocrisie totale.

Dans l’immédiat, nous demandons avec d’autres associations, des papiers pour tous les sans-papiers qui les ont demandés. La Ligue communiste est en faveur d’une légalisation totale de tous les sans-papiers. L’Europe de Maastricht applique la libre circulation de tous les capitaux : pourquoi ne pas adapter la même politique pour tous les hommes ? Je pense qu’un homme et une femme valent plus que des capitaux.

C’est de la totale démagogie liée à la désinformation que de laisser entendre que si les Etats ouvrent les frontières, il y aura une invasion d’étrangers. Il n’y a pas plus d’immigrés en France qu’en 1937. De toute manière, si un étranger veut venir en France, il viendra parce qu’il sera poussé par la misère. Aujourd’hui il n’y a plus beaucoup d’immigrés mais il a beaucoup plus de chômage qu’il y a 30 ans. Le score de Le Pen est, bien entendu, lié à cette augmentation du chômage.

-* Pensez-vous que l’implosion du Front national signifie la mort politique de Le Pen ?

Je ne pense pas. Le Pen, ce n’est pas qu’un homme, c’est aussi les idées de division, de racisme qui sont diffusées Nous pouvons nous féliciter de l’implosion du Front national, c’est notre cadeau de Noël. Il ne faut pas se faire d’illusions. Le problème entre Le Pen et Mégret n’est pas au niveau des idées mais au niveau de la stratégie à mener. On peut simplement espérer que les gens qui votent pour eux, vont se rendre compte qu’ils sont pires que les politiques traditionnels.

Je persiste à dire que pour lutter contre le fascisme, il faut se structurer en luttant quotidiennement. Mais il faut aussi résoudre le problème du chômage qui est le fond de commerce de Le Pen. Le Pen est un des meilleurs défenseurs du capitalisme à sa façon. Il suffit de voir ses attitudes sur toutes les revendications ouvrières, c’est une dénonciation systématique des syndicats, des revendications sociales. Si nous observons son programme concernant la réduction du temps du travail, les fonds de pension, les privatisations, Le Pen est toujours du côté du patronat.

  • Comment vont se passer les élections européennes pour la Ligue ?

Nous allons proposer à la conférence nationale, courant janvier, de faire une liste commune avec Lutte ouvrière d’Arlette Laguiller. Cette association entre les deux formations correspond à un espoir. Nous ne demandons pas aux gens d’adhérer à la politique quotidienne de LO ou à celle de la LCR. Par contre, je crois que ce sont les deux seules organisations d’extrême gauche qui existent et qui ne se reconnaissent pas dans la politique gouvernementale. Il y a un ras-le-bol de cette gauche gouvernementale qui touche aussi la base des Verts amenée à avaler chaque jour des couleuvres. Certains membres du PC ne se reconnaissent plus dans la politique menée par Hue qui rampe tous les jours devant Jospin. Ils restent donc la LCR et LO qui, sur les grandes revendications, (défense de chômeurs, défense des immigrés, lutte des femmes) ont les mêmes idées. Nous pensons que nous pouvons dépasser les 5 %. Pour une fois, « voter extrême gauche cela sera utile et crédible ».

  • Il y a eu un tapage médiatique impressionnant autour de la tête de liste des Verts, Daniel Cohn-Bendit. Que pensez-vous de lui ?

J’avais dit méchamment que c’était un « Canada Dry de 68 ». Ce n’est pas un adversaire mais, comme il le dit lui-même, il a beaucoup changé. Nous avons beaucoup de points communs sur les valeurs sociétales, les sans-papiers, la dépénalisation de la drogue, sur les problèmes de l’environnement. Par contre, nous sommes en total désaccord sur les problèmes de fond comme l’emploi, l’Europe.

P.-S.

Ekaitza, décembre 1998.
Note de la LBn : titre et surtitre sont de la rédaction.

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