Quand la raison s’affole

, par BENSAÏD Daniel, JOHSUA Samuel, VACHETTA Roseline

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Il est regrettable que l’ethnicisme parasite le débat pourtant salutaire contre le colonialisme.

Des vents mauvais soufflent, parfois en tempête, sur l’altermondialisme, le mouvement antiraciste, le mouvement féministe, les partis de gauche, en France notamment. Nous voilà sommés de faire le tri entre les victimes du racisme, de décider d’un « ennemi principal » en face duquel un mouchoir pudique devrait être jeté sur des principes les plus fondamentaux de notre combat. Une guerre civile froide s’anime ainsi au sein de ces forces de gauche. La raison s’affole et perd ses bases, au profit de l’invective et de la mise au pied du mur. Eux ou nous.

Il n’existe pas de balance pour peser la révolte qui nous saisit devant ces élèves juifs agressés parce que juifs ou devant les attaques inqualifiables, en pleine rue, contre des femmes voilées du seul fait de leur voile. Cela doit être dénoncé haut et fort, sans se laisser intimider par le reproche de « faire le jeu » de « l’ennemi principal ». Dans la confusion qui gagne, il est décisif de continuer à défendre les distinctions capitales entre islamisme et islam, entre antisionisme et antisémitisme.

La laïcité que nous défendons ne nous empêche nullement de reconnaître l’évidence des discriminations à l’égard de la religion musulmane, de plus en plus souvent attaquée comme intrinsèquement plus perverse que les autres. Le fondamentalisme du cardinal Ratzinger et de Jean Paul II, celui de George Bush ne sont manifestement pas traités avec la même vigueur que tel fondamentalisme, dès qu’il se réclame de l’islam. Si la gauche ne parvient pas à combattre ces injustices, l’avenir sera sombre. Car cela se combine avec le racisme, les discriminations, les exclusions dont sont victimes des catégories entières de la population au sein de notre société, en raison de leur origine nationale (réelle, revendiquée ou attribuée).

Au-delà des discours sur l’égalité républicaine, l’égalité des droits n’est toujours pas la réalité de la situation vécue par des millions de femmes et d’hommes issus de l’immigration. L’échec des mouvements liés à la « Marche pour l’égalité » des années 80, la violence des politiques libérales de ces mêmes années, la destructuration de la classe ouvrière qui s’est ensuivie ont bloqué, dans une mesure certaine, les processus de solidarité entre populations de diverses origines. Le racisme continue ses ravages, au point, pour certaines de ces populations, d’empêcher la mise en oeuvre légitime du droit à l’exercice du culte musulman. Il est parfaitement normal et utile que des parties de la population qui s’estiment discriminées se mobilisent avec notre soutien pour contester cette situation.

Il n’y a aucune difficulté à reconnaître qu’une part de cette réalité tient à un passé colonial français qui ne passe pas. En ce sens, l’Appel pour les assises de l’anticolonialisme postcolonial aurait pu être un cri de colère salutaire. La France est imprégnée d’idéologie, de clichés, de représentations du colonisé qui hantent l’inconscient collectif. Malheureusement, cet appel flirte avec une essentialisation d’une nature coloniale éternelle, au lieu de mettre l’accent sur les contradictions et conflits permettant de déployer autrement les solidarités et les alliances. Il y aurait une sorte d’héritage de l’oppression subie (et, par contrecoup, de la culpabilité des oppresseurs). Contre la volonté des rédacteurs, très probablement, cette invocation du « nom du père » introduit une sorte de droit du sang dans le combat contre les discriminations et rejoint une quête à la mode des origines, qui tend à ethniciser ou à confessionnaliser les conflits politiques. Par un jeu de miroirs, on en viendrait ainsi à une position symétrique à celle de la droite cherchant à occulter la place de l’exploitation et de la justice sociale au profit d’une opposition national-étranger.

Le malaise grandit à la lecture de l’accusation de « fraude » portée par l’appel sur les valeurs de gauche : « Frauduleusement camouflée sous les drapeaux de la laïcité, de citoyenneté et du féminisme, cette offensive réactionnaire s’empare des cerveaux et reconfigure la scène politique... L’idéologie coloniale perdure, transversale aux grands courants d’idées qui composent le champ politique français. » Nous n’oublions certes pas qu’une partie de la gauche a soutenu les expéditions coloniales, mais, sur ces questions comme sur bien d’autres, il y a toujours eu plusieurs gauches : celle de l’Appel des 121 et des porteurs de valises n’était pas celle de Guy Mollet et de Mitterrand.

Nous avons condamné, pour notre part, la loi Chirac sur « les signes ostensibles » comme discriminatoire. Nous n’avons pas renoncé pour autant à voir dans le port du voile un signe d’oppression des femmes. Il y a, à gauche, un débat parfaitement légitime à propos de questions comme la laïcité et sur la signification du voile présenté comme traduction d’une injonction religieuse. Comment admettre le retour de ces pratiques si détestables qui assimilent à l’ennemi (ici, au racisme colonial) ceux et celles qui ne partagent pas l’analyse de l’appel sur cette question ? Peut-on accepter, au nom d’une culpabilité « postcoloniale », de qualifier de féministe un « féminisme islamique » qui mêle les notions d’« être féminin », de « complémentarité » des sexes, de défense de la famille comme base indestructible de la société ? Pris du point de vue de celles qui le portent, le voile revêt de multiples significations, selon que cela découle de la pression de l’environnement ou d’un choix personnel réfléchi. En même temps, la signification sexiste attachée au port du voile ne fait aucun doute. Symboliquement, puisqu’il est toujours revendiqué au nom de la séparation des sexes et de la « pudeur » assumée par les femmes. Mais surtout pratiquement, puisque ces symboles trouvent leur concrétisation dans l’obsession de la virginité, et la division sexuelle figée et inégalitaire des rôles sociaux (la maman ou la putain).

Nous refusons toute limite posée au nom d’une religion à la défense commune de droits qui nous paraissent justes. Mais nous ne cherchons pas à scruter les âmes et à sonder les arrière-pensées supposées : nous voulons unir les exploité(e)s et les dominé(e)s par-delà la croyance religieuse ou l’absence de croyance. Le débat sur les effets actuels de l’héritage colonial est nécessaire et il peut être salutaire, à condition de ne pas commencer par semer une division passionnelle parmi ceux et celles qui sont pratiquement d’accord pour s’opposer à l’occupation impériale de l’Irak, pour soutenir les droits légitimes du peuple palestinien, pour défendre les sans-papiers et s’opposer aux discriminations en matière d’emploi et de logement, pour dénoncer les expéditions coloniales en Françafrique ou pour soutenir les revendications des peuples de départements et territoires d’outre-mer. Ce n’est pourtant pas peu !

Ce rappel élémentaire pour cette partie de la gauche qui est la nôtre, héritière d’une longue tradition anticolonialiste, est-il si extravagant ? Beaucoup de signataires de l’appel pour les assises sont nos amis, des alliés de toujours dans le combat pour l’égalité et contre le racisme, et le resteront. Mais les boussoles sont-elles déréglées à ce point ? A l’heure où les plus grands dangers menacent le monde, la tâche n’est certainement pas d’aviver la confusion au sein des forces progressistes, mais de les renforcer et de les rassembler autour de valeurs partagées, afin de porter une volonté commune d’émancipation.

P.-S.

Article paru dans Libération, édition du 21 mars 2005.

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