Le discours de la « réforme » a toujours reposé sur le syllogisme suivant : le nombre de retraités va tellement augmenter, donc on ne pourra plus payer les retraites, donc il faut répartir équitablement leur baisse inéluctable. Les fonctionnaires sont notamment désignés comme des privilégiés cherchant à se soustraire à cet effort nécessaire. Jusque là, cela passait à peu près, avec le soutien de frappes massives médiatiques, et l’argument d’équité laissait penser que la « réforme » ne semblait concerner que le public. Mais un grand basculement est en train de s’opérer : il apparaît finalement que le plan Fillon implique des baisses considérables qui seront très équitablement infligées au public et au privé.
Une baisse annoncée de 15% en moyenne
Fillon a bien été forcé de sortir du bois et de faire des annonces précises. Comme on s’y attendait, les fonctionnaires devraient passer à 40 annuités en 2008. Mais le gouvernement ne se contente pas d’aligner les fonctionnaires, et propose un allongement pour tout le monde, à 41 ans en 2012, puis 42 ans en 2020. Ensuite, il ne garantit plus qu’un taux de remplacement des deux tiers. Or, il est aujourd’hui, en moyenne, de 78%. Le calcul est simple : le gouvernement « garantit » ainsi une baisse de la retraite à tout le monde, de 15% en moyenne.
Il faudrait travailler plus longtemps, puisqu’on vit plus longtemps. Le gouvernement avance même un mode de partage des gains d’espérance de vie : deux tiers à l’allongement de la vie active, un tiers pour la retraite. Mais ce qui peut paraître raisonnable dans l’abstrait se
heurte rapidement à la réalité du marché du travail qui rend strictement impossible un allongement de la durée de l’activité : actuellement près de deux tiers des salariés du privé ne sont déjà plus en activité quand ils liquident leur pension.
Dans ces conditions, les gens partiront à peu près au même âge, mais avec une retraite baissée de 15 à 20%, et tel est évidemment le véritable objectif de la « réforme ». Pour illustrer cette hypocrisie, il suffit d’observer le Medef qui, côté cour, demande qu’on passe à 45 annuités (!) mais, côté jardin, pousse les seniors à la préretraite (financée sur fonds publics). La contradiction est si criante que le gouvernement s’est senti obligé de réprimander le Medef.
Ce raisonnement vaut aussi pour le secteur public, où l’institution d’une décote de 3% va se combiner avec le passage aux 40 annuités. Pour un fonctionnaire qui continuerait à partir avec 37,5 annuités, la perte serait ainsi double : chaque année effectuée ne rapporte que 1,875 % du traitement au lieu de 2%, et chaque annuité manquante entraîne une pénalité de 3%. La retraite ne représente plus alors que 65,2 % du traitement, au lieu de 75%, soit une perte de 13%. Cette incitation à un départ à la retraite plus tardif revient à préférer maintenir les fonctionnaires en place plutôt que d’offrir de nouveaux postes eux jeunes. Décidément, les fonctionnaires sont la cible favorite de ce gouvernement, qui joue avec eux aux quatre coins : retraites, effectifs, salaire et décentralisation.
Toutes ces mesures sont d’autant plus illégitimes qu’elles vont pénaliser spécialement les carrières courtes et heurtées et rajouter une injustice à celles qui frappent déjà les femmes et les précaires durant leur vie active. Où est l’équité dans tout cela ?
De plus, la pension des fonctionnaires ne serait indexée que sur la seule progression du point d’indice et n’intégrerait plus les revalorisations indiciaires et statutaires des agents en activité. Mais le gouvernement a des rêves encore plus ambitieux ! Il voudrait bien que la pension soit calculée sur les trois dernières années, et non plus sur les six derniers mois. Il aimerait bien que cette pension ne soit plus indexée que sur les prix, comme c’est le cas dans le privé depuis la réforme Balladur de 1993. Ou alors, il pourrait augmenter la cotisation retraite des fonctionnaires, et aligner son taux (7,85%) sur celui du privé (10,35 %), ce qui ne pourrait signifier qu’une baisse de traitement égale à la différence, soit 2,5 %. Seule compensation envisagée : l’éventuelle création d’une caisse de retraite complémentaire, assise sur « une partie » des primes, favoriserait surtout les hauts fonctionnaires et ne constituerait qu’une contrepartie dérisoire au coup porté aux retraites du public.
Choisir le scénario solidaire
Le refus de telles mesures de régression sociale conduit alors à réaffirmer les principes de base d’un bon système de retraites :
1. 37 ans et demi pour tout le monde ;
2. taux de remplacement garanti de 75 % au minimum et indexation sur le pouvoir d’achat ;
3. retraite à taux plein à 60 ans.
Il est important de voir que ces trois éléments définissent un ensemble cohérent. C’est sur cette base que peuvent se mettre en place des droits nouveaux visant à prendre en compte les aléas d’un marché du travail de plus en plus flexible. Il faut garantir une retraite au moins
égale au Smic ; baisser l’âge de départ en retraite à 55 ans, voire 50 ans pour les emplois pénibles et dangereux ; et valider dans le calcul des retraites les périodes de formation, de chômage et d’inactivité ou d’emploi précaire, dont le travail à temps partiel imposé aux femmes.
Pour déstabiliser vraiment le discours gouvernemental, il faut encore montrer que tout cela est économiquement possible. Les données du COR (Conseil d’Orientation des Retraites) évaluent le coût d’un tel programme. En chiffres arrondis, il faut, d’ici à 2040, trouver 6,5 points de PIB, qui se ventilent ainsi : 2,1 points pour le public et 4,4 points pour le privé - dont 2,3 points correspondent à l’abrogation des réformes Balladur.
La source de financement coule de source si on examine le partage du revenu national sur les 20 dernières années. On a assisté à un chassé-croisé parfait entre la part dévolue aux salaires et aux retraites qui baisse de huit points dans la valeur ajoutée des entreprises, et la
part du profit non investi, pour l’essentiel des revenus financiers, qui a augmenté de huit points. Ces données, dont les partisans de la « réforme » ne font jamais état, montrent que nous avons le choix.
La « réforme » institue le statu quo dans la répartition du revenu. Le gel des retraites va alors inciter ceux qui en ont les moyens à se tourner vers la capitalisation, réduisant peu à peu la répartition à une simple allocation de base pour la grande masse de la population, sur le
modèle anglo-saxon. Ce scénario ramènerait la France au temps où la vieillesse était largement synonyme de pauvreté : loin de « sauver la répartition », il en prépare en réalité la destruction.
Le recours à la capitalisation n’est pas seulement critiquable pour ses retombées sociales, c’est son efficacité économique qui doit être discutée. Après Enron, après les lourdes pertes subies par les fonds de pension, quelles catastrophes financières faudra-t-il pour qu’on renonce enfin à jouer les retraites à la Bourse ? Certes, les libéraux se font rassurants : la capitalisation ne devrait avoir qu’un rôle de complément par rapport à la répartition. Mais les deux systèmes travaillent en réalité l’un contre l’autre. Les avantages fiscaux accordés à l’épargne salariale - comme dans la loi Fabius à laquelle Fillon a rendu un hommage appuyé - sont autant de ressources qui font défaut à la répartition, ainsi peu à peu « cannibalisée ».
Parmi les sources de financement évoquées, le gouvernement table sur une diminution du chômage, qui permettrait de faire glisser une partie des fonds servant à l’indemniser en direction des pensions. D’ici à 2020, selon Fillon, il faut trouver 15 milliards d’euros pour équilibrer le régime général. Les mesures annoncées rapporteraient 5 milliards. Les 10 milliards d’euros restant proviendraient d’un transfert des cotisations de l’assurance-chômage vers les cotisations retraites.
On atteint là un sommet de l’hypocrisie ! En réalité, les néolibéraux ne souhaitent pas vraiment un retour au plein-emploi qui permettrait aux salariés d’acquérir un meilleur rapport de forces. Comment expliquer autrement que le rapport Charpin sur les retraites tablait sur un taux de chômage « d’équilibre » de 9% d’ici à 2040 ? L’emploi n’est pas véritablement la priorité des politiques néolibérales. Rien n’est fait contre les licenciements boursiers, rien n’est fait contre les restructurations massives qui mettent les travailleurs à la porte par milliers. Le grand mot d’ordre est, là encore, celui de « réforme » des marchés du travail visant à une flexibilité accrue où les salariés navigueront de plus en plus entre chômage et emplois précaires. Il y a là de véritables bombes à retardement pour les retraites, et compter sur la baisse du chômage exprime un cynisme irresponsable.
Le scénario solidaire consiste au contraire à ne pas prendre pour acquis la répartition actuelle et à la modifier au détriment des revenus financiers. Cela implique une augmentation de la cotisation patronale dans le privé, et une réforme fiscale appropriée dans le public. Du point de vue de l’emploi, ce scénario solidaire enclenche un cercle vertueux : la relance salariale crée une croissance plus soutenue et plus régulière qui est l’une des conditions de retour au plein-emploi. Celui-ci renforce à son tour le dynamisme salarial et rééquilibre par le haut la proportion actifs/retraités, ainsi que les comptes de la Sécurité sociale.