« Science » et « idéologie »

, par HUSSON Michel

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Le mois dernier, cette chronique s’en prenait brièvement à une étude de Pierre Cahuc et Stéphane Carcillo consacrée aux effets du CPE sur l’emploi. Thomas Coutrot et moi-même avons ensuite publié une critique plus développée dans Le Monde du 11 avril dernier. Elle a provoqué une levée de bouclier très révélatrice [1].

Dans leur réponse annexée à notre tribune, les économistes incriminés refusent le qualificatif de « libéraux ». Ce terme est pourtant une caractérisation assez adéquate de leurs travaux, salués y compris par le FMI, pour qui le CNE « sera d’autant plus efficace dans la réduction du chômage qu’il sera moins limité dans sa durée et son champ d’application (...) voir, par exemple, les suggestions du rapport Cahuc-Kramarz sur la réforme du marché du travail ».

Nos interlocuteurs nous exhortaient aussi à « sortir de l’idéologie », mais ce conseil ne semble pas avoir été entendu. Ainsi, Bernard Salanié dénonce Le Monde pour avoir « encore cédé à son péché mignon, le recours aux copains trostkystes ». Charles Wyplosz nous traite aimablement d’« idéologues inconnus du monde académique et se livrant à une critique incompétente ». Dans une tribune parue dans Libération du 26 mars 1998 (où il a « table ouverte »), le même Wyplosz expliquait déjà que les connaissances en économie, au temps de Marx et Malthus, « étaient, par rapport à ce que nous savons aujourd’hui, ce que l’automobile de Cugnot était par rapport à nos formules ». Les réticences exprimées par « quelques francs-tireurs de salon » ne peuvent donc prétendre qu’à une gloire « hexagonale », tant sont fermement établis quelques principes que personne, sauf en France, ne se risquerait à contester : « on sait, par exemple, que le chômage est dû en partie à un coût du travail trop élevé, que le système de retraites par répartition, dit “à la française” est intenable dans notre contexte démographique, qu’une pression fiscale proche de 50% du PIB est source de régression économique et sociale, et bien d’autres choses. On le sait parce qu’il existe un corps théorique mille fois confronté à la réalité, au moyen de travaux statistiques poussés ».

Or, justement, on ne sait rien de tout cela : sur chacun de ces points, les économistes hétérodoxes ont montré que ces prétendues certitudes devaient être remises en cause, non pas parce que ces résultats seraient « idéologiquement corrects », mais parce qu’ils sont dépourvus de tout fondement empirique et théorique. Ainsi dans ses Perspectives de l’emploi de 1999, l’OCDE avouait que « les raisons pour lesquelles certains pays parviennent à concilier une règlementation sévère et un faible taux de chômage n’ont pas été éclaircies ». Et l’OCDE ne fait pas mieux dans sa livraison de 2004 : « Il est impossible de mettre en lumière un impact positif sur le chômage des réformes du marché du travail dans le sens de la flexibilité et de la fluidité ».

Le refus de débattre de nos critiques de fond est patent. La première portait sur une hypothèse absurde du modèle, ainsi formulée à la page 28 de l’étude : « A chaque changement la productivité x est issue d’un tirage aléatoire dans une distribution dont la fonction de répartition est notée G : R : -> [0, 1] »). Traduction : la productivité d’un salarié résulte d’un tirage au sort périodique et peut varier entre 0% et 100%. Nous maintenons qu’il s’agit d’une représentation « baroque » du marché du travail.

L’étude postule en outre que le CNE/CPE crée des emplois parce qu’il fait baisser le coût du licenciement par rapport à un CDI. Mais en réalité, licencier un CDI ne coûte pratiquement rien pendant les deux premières années, alors qu’il faut payer 10% du salaire versé dans le cas du CNE. La réponse esquissée par les auteurs à cette seconde critique montre qu’ils confondent le coût du licenciement et la situation de précarité, à savoir le pouvoir exorbitant que le CNE/CPE donne à l’employeur.

Cet exercice de la critique est une tâche difficile, puisqu’on lui reprochera alternativement d’être trop « idéologue » ou trop « technique ». L’économie dominante joue en effet sur les deux tableaux, en prétendant asseoir sa superstructure idéologique sur une base scientifique. Elle ne domine pas en raison de sa capacité à produire des effets de connaissance, mais sur des arguments d’autorité. Cette controverse aura au moins permis de dévoiler une partie de ce dispositif.

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