Plus de 3 000 femmes et environ 150 hommes ont participé à l’assemblée européenne pour les droits des femmes qui s’est déroulée le 12 novembre à Bobigny. Incontestable succès pour cet événement qui constitue une grande première en terme d’initiative féministe en Europe. Revenons sur la genèse de cette initiative.
Naissance
C’est à Florence lors d’un séminaire organisé par la coordination européenne de la Marche Mondiale contre la pauvreté et les violences faites aux femmes qu’est née l’idée de faire une initiative spécifique femmes à l’occasion du 2e forum social européen qui allait se dérouler à Paris-Saint Denis en 2003. Pourquoi une initiative propre ? Les participantes à ce séminaire ressentaient la nécessité de créer un événement autour du prochain FSE pour affirmer, au-delà d’une présence féministe dans le FSE, que le mouvement altermondialiste ne pouvait pas prétendre réfléchir, participer à la construction d’un autre monde s’il n’intégrait pas la lutte contre la domination masculine.
Assez rapidement a été retenue l’idée de faire une assemblée des femmes sur une journée à l’ouverture du FSE. Il a fallu batailler au sein du comité d’initiative français pour que cette journée soit prise en compte comme partie intégrante du FSE. Les réticences de certaines organisations s’appuyaient sur l’idée que tous les mouvements demanderaient la même chose. C’était une fois de plus ne pas comprendre que la question des droits des femmes transcendait l’ensemble des mouvements.
Finalement le compromis suivant a été trouvé : l’assemblée des femmes ferait partie du processus du FSE au même titre que l’assemblée générale des mouvements sociaux. Cette décision a ensuite été adoptée en février 2003 lors de l’assemblée européenne de préparation de Bruxelles.
Préparation
Un comité de préparation en France réunissant environ 50 organisations a commencé à réfléchir au contenu de cette journée. Un des paris était de réussir une préparation réellement collective et européenne, tout en sachant que le pays d’accueil avait une responsabilité particulière.
Lors des différentes assemblées européennes de préparation (Berlin en avril, Gênes en juillet et Bobigny en septembre), nous avons obtenu que l’ordre du jour prévoit un temps de préparation pour cette assemblée.
Cela a permis de discuter du contenu avec des femmes des différents pays d’Europe. Très rapidement quatre thèmes de travail sont apparus et à Berlin étaient actés : Violences à l’encontre des femmes ; Femmes et migrations ; Emploi, précarité et pauvreté ; Droit de choisir. À Gênes deux thématiques supplémentaires ont été rajoutées : Femmes et guerres ; Femmes et pouvoir.
Plusieurs pays, la Grèce et l’Italie notamment, ont organisé des réunions nationales pour préparer cette journée et faire des propositions quant aux différents axes de réflexion. En Italie un groupe s’est créé pour l’occasion : Parigi Diverse, tandis qu’en Grèce c’est plutôt le réseau Marche Mondiale. Dans d’autres pays ce sont des groupes souvent en lien avec la Marche Mondiale qui ont participé à cette préparation. Un des enjeux était aussi d’associer les femmes de l’Est, ce qui a pu se faire comme pour le FSE.
Sur l’ensemble des sujets, il a fallu d’abord partager les constats au niveau européen, tenter de dégager des analyses et envisager des perspectives de campagnes communes. C’est avec cette préoccupation que nous avons avancé dans la préparation. Deux listes de discussion, une française et une européenne ont été mises sur pied afin de favoriser les échanges sur la préparation, la circulation des idées. Des comptes-rendus du travail des ateliers étaient régulièrement mis sur ces listes de discussion pour susciter réactions et propositions notamment de la part des femmes des autres pays.
L’idée d’un manifeste est apparue aussi dans le dernier mois de préparation afin de sortir de cette assemblée avec un texte fort permettant d’interpeller les responsables politiques tant au niveau européen que dans chaque pays.
Par ailleurs en participant régulièrement à la préparation du FSE, nous avons imposé des plénières et des séminaires intégrant les questions femmes en nombre plus important qu’à Florence. Nous sommes notamment passés de 1 plénière à 5 sur les droits des femmes.
Sur quels réseaux nous sommes nous appuyées au niveau européen ? La Marche Mondiale des Femmes, le réseau européen du Planning Familial sur les questions du droit de choisir, le groupe genre et mondialisation d’ATTAC, l’association Femmes solidaires, les réseaux lesbiens, le Lobby Européen des Femmes ont aidé à la construction européenne de cette journée. Il n’y a pas un réseau féministe très constitué au niveau européen, mais quelques réseaux qui ont souvent des sphères d’interventions différentes. Un des enjeux de l’assemblée des femmes est de constituer un réseau féministe européen, permettant de faire progresser le rapport de force nécessaire pour imposer une réelle égalité entre femmes et hommes.
Déroulement
Le matin après un texte d’ouverture, lu par des femmes de différents pays, qui explicitait le sens de cette journée, les participantes et participants se sont répartis dans les 6 ateliers. Dans les ateliers un mélange de témoignages et de problématisation des thématiques a permis d’introduire les débats. Au sein de chaque atelier, nous avons essayé de dégager des thèmes de campagnes communes pour les mois à venir.
Pour l’atelier emploi, précarité, pauvreté le but était de débattre des effets du néolibéralisme sur l’emploi des femmes en Europe et de commencer la construction collective d’une riposte européenne à cette situation. En Europe, les femmes avaient largement entamé leur entrée dans le monde du salariat lorsque le nouvel ordre économique s’est durablement installé. Aux reculs sociaux imposés par l’ultralibéralisme, les femmes aussi ont opposé leurs résistances. Au cours des vingt-cinq dernières années, le surchômage, le travail à temps partiel imposé à l’embauche, la flexibilité des horaires sont devenus les caractéristiques essentielles du travail féminin.
Après la lecture d’une lettre des femmes licenciées de Lewis, plusieurs interventions, notamment celle d’une chômeuse belge, d’une paysanne espagnole de la confédération paysanne européenne, d’une syndicaliste basque, Héléna Hirata, ont évoqué la situation des femmes en Europe en matière d’emploi, de précarité et de pauvreté ainsi que l’impact des politiques néolibérales sur celle-ci. Partout en Europe, les effets du néolibéralisme ont été particulièrement forts pour les femmes. Poser les principes d’une égalité réelle entre les hommes et les femmes, accéder à une véritable autonomie c’est aussi lutter pour l’individualisation de tous les droits sociaux.
Quelques axes de campagnes ont été définis :
— égalité réelle des droits au travail, luttes contre toutes les discriminations professionnelles ;
— augmentation des minimas sociaux, attribution des prestations sociales aux individus et pas selon la situation familiale ;
— développement des modes de garde collectifs.
Dans l’atelier femmes migrantes, actrices pour une autre Europe, s’est exprimé fortement le fait que les femmes migrantes contribuent activement à la vie socioculturelle du pays d’accueil en dépit du phénomène de double discrimination liée à leur condition de femmes et de migrantes. L’Europe ferme ses frontières aux migrant/e/s et les lois des pays européens font obstacle à l’entrée et au séjour légal des personnes étrangères, les contraignant à la précarité et au non-droit, à l’arbitraire et à la violence. Les femmes, de plus en plus nombreuses parmi les migrants, sont confrontées directement à ces politiques qui les oppriment doublement, en tant que femmes et en tant qu’étrangères.
Même si les lois ne sont pas sexuées, elles ont des effets sexués, car elles confortent, voire aggravent, les situations d’inégalité entre hommes et femmes, institutionnalisent la dépendance des femmes dans le cadre familial (notamment par l’application de codes de statut personnel des pays d’origine, le non-renouvellement du titre de séjour en cas de rupture de la vie commune, etc. et favorisent des situations de violence (trafic de femmes, mariages arrangés ou forcés) et d’exploitation (professionnelle et/ou sexuelle). Ont été retenus comme axes de mobilisation :
— l’application du statut personnel afin de favoriser l’autonomie et les droits individuels et lutter contre la dépendance conjugale et la double violence (familiale et étatique) ;
— l’application de la loi du pays de résidence en matière de législation du travail ;
— la libre circulation de toutes et tous ;
— la reconnaissance de la qualification des femmes migrantes.
Atelier Violences : Selon diverses estimations recueillies par les institutions européennes, 20 % à 50 % des femmes en Europe ont été victimes de violences masculines. Il reste beaucoup à faire pour rendre visible ce qui est invisible et rendre compte de l’ampleur du phénomène. Ce sont les associations féministes qui, souvent seules, depuis plus de trente ans ont contribué à rendre visibles et inacceptables les violences faites aux femmes. Il s’agit maintenant d’impliquer les mouvements sociaux pour permettre une réelle mobilisation car les femmes ne peuvent plus tolérer d’être seules à mener ces luttes.
Trois questions ont été abordées prioritairement dans cet atelier :
— les violences dans le couple, la violence envers les femmes la plus répandue ;
— le système prostitutionnel, une question qui fait débat en Europe ;
— la résistance des jeunes femmes et la prévention des comportements sexistes dans les relations garçons/filles, une question d’actualité.
La lutte en Europe contre les violences à l’encontre des femmes doit être inscrite comme une politique publique à part entière. Les axes de mobilisations retenus :
— l’harmonisation des législations nationales de lutte contre les violences faites aux femmes sur la base des plus avancées par la mise en œuvre des directives européennes ;
— la reconnaissance de la responsabilité des États s’il y a non-application des lois et donc des conséquences très graves pour les victimes, ce qui signifie l’engagement de poursuites à l’encontre des États.
Pour populariser la lutte contre les violences à l’égard des femmes, proposition que la journée internationale contre les violences faites aux femmes, le 25 novembre 2004, soit reprise dans chaque pays européen par les mouvements sociaux.
L’organisation d’une campagne européenne pour un monde sans prostitution ni esclavage à l’occasion des jeux olympiques d’Athènes de juin 2004, la Municipalité ayant décidé d’organiser et de renforcer la prostitution dans tous les hôtels de la ville.
Atelier droits sexuels et reproductifs : « refuser le nivellement par le bas ! »
La disparité des droits des femmes à disposer de leur corps dans les pays d’Europe constitue un enjeu de progrès ou de régression. Le droit à l’avortement et à la contraception est la clef de voûte de l’autonomie des femmes. Il conditionne, pour chacune, la possibilité d’exercer pleinement ses autres droits en tant que personne privée et sociale.
L’état des lieux dans trois pays où l’IVG est interdite et pénalisée a été fait par des femmes du Portugal, de Pologne et d’Irlande. Une campagne unitaire se déroule en ce moment au Portugal.
Un autre enjeu est l’importance grandissante des techniques médicales de reproduction. Qu’il s’agisse de procréation médicalement assistée ou de clonage thérapeutique, les ovocytes utilisés sont prélevés sur les corps des femmes. De la vente d’ovocytes à la vente d’organes en passant par la stérilisation forcée des Roms en Slovaquie, un processus de marchandisation et l’accentuation des rapports de domination sont à l’œuvre.
Le droit de disposer de son corps est de plus en plus remis en question dans les pays d’Europe par les pouvoirs religieux et ce tant dans la société qu’au niveau des institutions politiques. Alors que dans le même temps on assiste à un certain désinvestissement par rapport aux droits sexuels et reproductifs dans les luttes féministes.
Il a été retenu pour la mobilisation d’affirmer fortement et clairement le droit fondamental pour les femmes à disposer de leur corps et l’accès libre et remboursé à l’avortement, à la contraception dans tous les pays de l’Europe.
Cette revendication doit être partie intégrante du projet altermondialiste. Pour mener cela, cet atelier propose la construction d’un réseau permanent de lutte, information, débat, solidarité et vigilance pour des mobilisations communes, comme celle initiée par les femmes du Portugal.
L’atelier femmes et guerres a choisi de mettre en avant des luttes de résistance à travers le témoignage de femmes tchétchènes, palestiniennes, russes, israéliennes et kurdes. Montrer la spécificité de l’opposition des femmes à la guerre, sa spécificité politique et son imbrication avec le féminisme ; les relations de solidarité entre femmes, leurs difficultés (avant, pendant et après les guerres, l’articulation avec les migrantes qui fuient les guerres).
Les principales propositions d’action sont les suivantes :
— marrainage des prisonnières et détenues palestiniennes ;
— participation à la caravane de la paix, qui partira de l’Europe vers la Palestine et l’Irak ;
— une campagne spécifique pour que l’Europe impose la paix en Tchétchénie.
— construire en Turquie une table internationale pour septembre 2004 afin de soutenir les femmes turques militantes pour la paix.
— faire du 8 mars prochain une journée forte de mobilisation contre la guerre.
L’atelier femmes et pouvoir : Cet atelier a mis en avant une analyse partagée sur le fait que le féminin comme catégorie est une construction historique qui a pour conséquence l’exclusion des femmes de la sphère publique.
La domination patriarcale perdure dans tous les types de société et la question du pouvoir traverse toues les sphères de l’organisation sociale. C’est pourquoi la présence des femmes dans les lieux de décision, la mixité des lieux de pouvoir est un enjeu démocratique majeur. Cet atelier a travaillé autour de propositions de mobilisations pour :
— que les textes sur l’égalité entre les hommes et les femmes deviennent des impératifs appelant des lois contraignantes au niveau européen ;
— l’exercice effectif de la parité dans les pays qui ont une loi et la parité dans toutes les instances européennes et nationales dont les membres sont nommés et élus, que ces structures soient consultatives ou décisionnelles.
Un tremplin pour l’avenir
L’après-midi, en plénière, les compte rendu des ateliers ont permis d’avoir un aperçu des débats sur chaque thème et d’appréhender les propositions d’action. Un manifeste qui avait été travaillé auparavant par les différents groupes de préparation a été présenté lors de la plénière, une réunion de synthèse des différents ateliers ayant permis d’intégrer les propositions de campagne.
Une des constantes des ateliers a été aussi la mise en cause du contenu du traité constitutionnel et a mis en avant la nécessité de luttes européennes, afin de construire des campagnes communes à partir des réseaux féministes existants comme la Marche Mondiale des Femmes, les réseaux lesbiens et ceux concernant les droits reproductifs, les réseaux pacifistes, ou en en créant d’autres, ad hoc.
Nous sommes parties en manifestation dans les rues de Bobigny en direction du tribunal, lieu symbolique parce que c’est là où avait eu lieu le procès pour avortement de Marie-Claire en 1972.
Nous étions plus de 6000 dans les rues avec des cortèges animés et dynamiques.
Cette journée, au-delà de sa réussite, met en avant le potentiel de mobilisation des mouvements et réseaux féministes des différents pays et la nécessité de construire un réseau féministe large au niveau européen.
Les débats de cette journée ont irrigué aussi les débats du FSE. Beaucoup de femmes y assistaient et se sont senties beaucoup plus légitimées à porter une analyse et des propositions féministes lors des débats.
Cette rencontre a permis de dynamiser ou de redynamiser les différents groupes de femmes, notamment parce qu’elle a montré qu’un rapport de force féministe pouvait se construire au niveau européen. Les enjeux sont de taille : imposer une autre Europe, féministe et anticapitaliste nécessite toutes les énergies. Comme cela a clairement été mis en avant lors de cette assemblée, les régressions contenues dans le traité constitutionnel et l’impact des politiques libérales touchent particulièrement les femmes. C’est aussi cette dimension que le mouvement altermondialiste doit prendre en compte. Car s’il n’intègre pas la lutte contre le patriarcat comme une dimension politique dans le combat contre les politiques libérales, il sera difficile de construire un autre monde. C’est ce message que l’assemblée des femmes a essayé de porter lors de l’assemblée générale des mouvements sociaux le 16 novembre.