Le second Forum social européen a été un succès à la fois par la participation, le contenu et la croissance du mouvement des mouvements dont il témoignait. Plus dispersé et moins passionné que celui de Florence, il a toutefois permis un saut en avant en termes de renforcement et de construction des réseaux et des campagnes européennes. L’identité pacifiste y a été confirmée en tant qu’élément vital des « altermondialistes » et, pour la première fois sans doute, l’Europe y est devenue le terrain décisif de la bataille politique. Mais beaucoup reste encore à faire pour garantir la participation et l’implication démocratique.
Des centaines d’assemblées avec une participation massive, près de cinquante mille inscrits, une manifestation de clôture qui, si on avait eu recours aux paramètres italiens, aurait été estimée à 300 000-400 000 participants, une assemblée des mouvements sociaux mettant les points sur les « i » le dimanche 16 novembre en présence de 3 000 délégués, en majorité jeunes, qui a adopté un document synthétique affirmant clairement les deux discriminants essentiels du mouvement : le refus de la guerre et du néolibéralisme. Le mouvement a donc fait preuve de son existence en France également, poursuivant son élargissement et sa mutation, comme il convient à un véritable mouvement culturel, social et politique.
Son expansion peut servir de clé de lecture des limites révélées par la quasi-totalité des commentaires faits à chaud. La « dispersion » en premier lieu : quatre points de rencontre disloqués aux quatre angles de la banlieue parisienne, exigeant des heures de transport entre une conférence et une autre, le manque d’espaces de socialisation et de rencontres hors du programme officiel.
Comme l’a dit un camarade anglais, « ceux qui sont venus pour la première fois sont enthousiastes, mais ceux qui étaient à Florence sont un peu déçus... Souligner cette différence ce n’est pas tomber dans la concurrence nationaliste, mais mettre l’accent sur la différence entre la Forteresse d’en Bas, lieu unique et central à Florence, et les structures complexes — la grande Halle de la Villette mise à part — où le forum a trouvé l’hospitalité dans la région parisienne et qui changeaient son caractère fondamental, celui d’une agora, lieu de rencontre de toutes les différences — générationelles, sociales, politiques, géographiques, culturelles, de genre, etc. — qui exige un espace commun, public, transparent, à la disposition de toutes et de tous. Les lieux parisiens ne s’y prêtaient pas, motivant un mécontentement diffus encore accentué par l’ampleur du programme : près de deux fois plus de conférences qu’à Florence et trop de séminaires (et la déception de devoir faire des choix difficiles), peu de « mystique » et peu d’événements collectifs. On devra tenir compte de ces critiques lors de l’organisation du prochain forum européen à Londres et aussi lors des futurs forums mondiaux.
Beaucoup de cette rigidité ou inefficacité, au-delà des mécanismes d’organisation, est cependant le prix d’une articulation sociale et politique majeure du Forum social européen. Le prix de son succès.
Qu’on pense à la présence conjointe des « sans » et des syndicats européens. Les premiers furent particulièrement visibles grâce aux organisations des « sans-papiers », un mouvement qui reste persistant en France et qui produit une modification évidente des rapports au sein du mouvement altermondialiste. Les immigrés posent des questions directes, ils le font de manière radicale tout en étant seulement à la pointe d’une expression politique-sociale plus générale : celle des chômeurs, des « sans-logis », bref des « sans ». Il s’agit d’associations, de mouvements, d’organisations dont la dimension antagoniste et libertaire est forte. La dispersion du Forum dans les banlieues fut choisie pour traiter de ces sujets, ce qui relevait aussi d’une attention particulière apportée aux secteurs sociaux qui vivent en marge du centre politique parisien.
L’autre exemple concerne la Confédération européenne des syndicats (CES) qui n’a pu déserter la rencontre — comme le souhaitaient ses secteurs les plus modérés —, participant à de nombreux débats et devant se confronter à des positions et à une culture fort différentes des siennes. Ceci a cependant conduit à l’organisation de débats plus homogènes politiquement, pour ne pas exacerber les différences. Ce morcellement, par exemple, a été particulièrement visible dans les cortèges de la manifestation finale, grande, combative et radicale, mais pourtant segmentée par les organisation, les thèmes, les instances. Une différence nette avec la manifestation de Florence en 2002, lorsque l’unique grand thème de la guerre rassemblait une masse unique s’identifiant au symbole de la paix (et au rejet de l’arrogance berlusconienne).
La question européenne
Cette modification de la situation, cette croissance du mouvement qui n’est pas facile à gérer, laisse entrevoir la diversité des positions au sein du mouvement, qui commence à émerger plus clairement. Si dans sa première phase la dynamique de la radicalité a pénétré toutes ses composantes et a représenté la synthèse la plus évidente, on voit maintenant apparaître les différences entre les plus radicaux, les anticapitalistes les plus conséquents et ceux qui, tout en se maintenant dans le cadre du « non à la guerre et au libéralisme ! », aspirent à un profil plus modéré et plus ouvert au dialogue avec les forces réformistes.
Dès qu’on aborde les rapports avec la CES, cette question refait surface. Élément central du conflit social européen, regardant le Forum avec intérêt tout en le vivant comme une menace, la Confédération européenne vit une phase délicate, bien apparente en Italie au travers des rapports complexes qui lient la CGIL aux deux autres confédérations, la CISL et l’UIL. Les interventions de la CGIL, de l’IG Metall, du syndicat anglais UNISON et de la Confédération belge dans l’Assemblée des mouvements sociaux — qui, comme le dit Bernard Cassen, est la version radicale du Forum social — témoignent de manière significative des changements en cours.
Ces différences ne peuvent pas ne pas avoir de répercussions sur ce qui a été la donnée politique principale du FSE de Paris-Saint-Denis : l’entrée de l’Europe — de sa nature, de son rôle, de sa Constitution — dans le calendrier politique. Cela n’était pas acquis d’avance, comme il n’était pas acquis que la proposition italienne, visant à faire de la journée du 9 mai une journée de lutte pour une « autre Europe », soit assumée en tant qu’horizon commun de travail. Il s’agit d’un pas en avant qui permet au mouvement d’affronter la question sociale sur le terrain qui lui est propre.
Mais cette avancée n’est pas exempte de contradictions, qui, si elles ne sont pas maîtrisées, pourraient s’avérer contre-productives. L’Europe constitue en effet un terrain de différences politiques, de projets divergents entre les composantes du mouvement.
Par exemple, en ce qui concerne le projet de Constitution européenne, la CES maintient une position « d’amendements » — elle critique la Constitution tout en étant disposée à la soutenir. Cela offre un point d’appui aux secteurs qui veulent éviter une épreuve de force avec le réformisme européen, qu’il soit celui des partis sociaux-démocrates ou celui de... Romano Prodi. L’ampleur du mouvement a permis de viser le 9 mai — date prévue pour la signature du Traité constitutionnel à Rome — en tant que point culminant d’un mouvement de contestation de la Convention. Mais cela n’est pas acquis et aujourd’hui n’est pas clair ce que le 9 mai sera ni comment on y arrivera. Par exemple, en ce qui concerne l’Italie, la division apparue le 4 octobre passé et l’existence des « deux places » — « l’altermondialiste » et celle de la CES — n’est nullement résolue. Lorsque viendra le moment de choisir une position claire — oui ou non à la Constitution européenne — certains problèmes ne pourront pas ne pas émerger. Le mouvement européen jouera alors une grande partie du capital accumulé jusque-là.
Non à la guerre !
Outre la question européenne au sens strict, le non à la guerre ! a constitué l’identité la plus immédiate du mouvement. dans tous les aspects du Forum, les assemblées, les séminaires, la manifestation finale, au sein de chaque regroupement : quasiment chez chaque participant il était possible d’apercevoir un symbole, un tract, un journal qui disait non à la guerre ! L’attention tournée vers le prochain Forum mondial en Inde, la présence massive des délégations venues d’Espagne, de l’Italie, d’Angleterre — les pays où le mouvement contre la guerre a jusqu’à présent été le plus massif, les nouvelles provenant d’Irak ont fortement contribué à ce résultat. La journée du 20 mars devient donc une nouvelle échéance de mobilisation, avec la même motivation que celle du 15 février 2003, parce qu’elle est internationale et parce qu’elle contribue à définir l’identité d’ensemble des « altermondialistes ».
Mais cela n’élimine pas la difficulté de trouver le parcours concret permettant de faire de l’opposition à la guerre un facteur permanent et, surtout, doté d’efficacité. La guerre en Irak se poursuit (en vérité, elle n’a jamais cessé), l’étreinte guerre-terrorisme est toujours plus menaçante et le mouvement risque de s’épuiser, même si l’opposition à la guerre pénètre encore largement l’opinion publique mondiale. Du Forum de Paris vient une indication générale — le 20 mars — mais si l’on ne réussit pas à trouver un « contrepoint » quotidien à la guerre, à la longue les « événements » répétitifs ne suffiront pas. Un engagement plus fort et plus divers des syndicats, des travailleurs, des initiatives plus « battantes » — selon l’exemple du mouvement anglais — constituent un passage obligé pour acquérir du poids et devenir incisifs.
Sur ce terrain un petit saut qualitatif par rapport à Florence mérite d’être souligné : le choix du 15 février a été pour l’essentiel une décision du « leadership » du mouvement. A Paris, même si c’est encore de façon limitée, la discussion sur la guerre a concerné bien plus que deux cent personnes et l’hypothèse de construire des campagnes sectorielles, lancée par la rencontre de Djakarta il y a près d’un an, a conquis plus d’espace.
Une majeure « concrétisation » a aussi eu lieu sur d’autres thèmes : la proposition d’une « marche européenne contre la précarité », qui du 1er au 9 mai convergera vers Rome, soumise par les Marches européennes ; celle d’une journée (le 31 janvier) contre les centres de rétention provisoires (des immigrants refoulés), avancée par l’assemblée des immigrés ; celle de la journée pour le droit à l’eau qui se tiendra entre le 15 et le 22 février, et d’autres initiatives encore (dont nous ne pouvons encore rendre compte, car elles sont au stade préparatoire) montrent que ce FSE a été plus « productif » que celui de Florence. En s’appuyant sur l’expérience du premier Forum social, les groupes thématiques ont été cette fois utilisés sérieusement, grâce à la force contraignante de l’unification politique et constitutionnelle de l’Europe, pour gagner du temps et préparer l’espace d’une initiative vraiment européenne et allant au-delà des Forums sociaux. De ce point de vue l’exemple de l’Assemblée des femmes est significatif. Couronnant un travail de plusieurs années, les mouvements féministes, à partir de la Marche mondiale, ont donné du poids politique à la présence des femmes à Paris, en réalisant un événement dans l’événement, réussi tant par les campagnes qu’il a mises en place que du point de vue symbolique.
Toujours la radicalité
Malgré l’émergence de différences « politiques », l’identité d’ensemble du Forum reste celle du binôme radicalité/unité. L’élargissement et la croissance du consensus radicalisent le mouvement et assurent son autonomie. Ce couple a été réaffirmé dans une ambiance qui le mettait durement à l’épreuve. Le Forum s’est ouvert sous le feu d’une critique constante du groupe dirigeant d’ATTAC-France, Bernard Cassen en tête, envers ses organisateurs accusés de trop céder à la radicalité des mouvements sociaux et de ce fait à n’avoir pas réussi l’élargissement significatif du mouvement. Comme nous l’avons dit, la réussite de la manifestation comme l’élargissement de l’assemblée des mouvements sociaux au final — démentant la divergence supposée entre elle et le Forum — ont largement contredit cette thèse et ont amoindri par là-même la légitimité d’un des leaders du mouvement international. ATTAC est fini à cause de son verticalisme — cette accusation répétée par les principaux journaux français, de Libération jusqu’au Nouvel Observateur, favorise l’affirmation d’une nouvelle direction française, plus dynamique et mieux ancrée dans les luttes sociales.
Mais le problème de la différenciation reste et, en dernière instance, il renvoie à la relation avec les forces politiques.
Les élections européennes vont marquer le premier semestre 2004 et la dynamique des partis va nécessairement se superposer à celle du mouvement. La France est l’épicentre de cette confrontation entre les forces de la gauche anticapitaliste et celles de la soi-disante gauche alternative (pour l’essentiel les partis communistes européens). Les élections régionales de mars prochain seront l’occasion d’un premier test et le mouvement « altermondialiste » européen analysera avec attention la confrontation, à gauche, entre l’alliance LO-LCR [1] d’une part et le Parti communiste français (PCF) et les Verts, de l’autre. Cette tension a parcouru le Forum de Paris, en émergeant explicitement lors du débat entre le porte-parole de la LCR, Olivier Besancenot, et la secrétaire du PCF, Marie-Georges Buffet, qui, de l’avis unanime des observateurs, s’est conclu à l’avantage du premier. Mais la tension mentionnée se manifeste également en Italie, où la perspective d’un accord programmatique à gauche, entre l’Olivier et Rifondazione [2], enserre le mouvement dans une étreinte qui pourrait le conduire, selon les interprétations, à servir de masse de manœuvre pour cette opération ou à devenir le gêneur qu’il faut stériliser et éliminer du champ de bataille.
Le cadre est donc complexe et mouvant. L’autonomie des « altermondialistes », leur capacité de sortir des rendez-vous généraux et donc de la logique de l’événement, pour construire, par en-bas et avec une participation plus large, les campagnes du mouvement, restent l’enjeu décisif. A Paris, quelque chose a bougé dans la bonne direction, même si l’avancée reste partielle et fragile.