Le délitement du politique comme espace commun aujourd’hui soumet le théâtre à une double et paradoxale injonction : 1) endosser plus que jamais le devoir de rassembler toute la nation en son sein, d’où le fait que nous ayons un théâtre aujourd’hui obsédé par sa composante politique ; 2) un discrédit généralisé du militantisme, voire, au niveau de l’Etat, une criminalisation de l’engagement politique. Double force qui a contribué à la modification du paradigme de l’engagement politique au théâtre. C’est ce que détaille le travail d’Olivier Neveux sur le théâtre militant. Deux livres aujourd’hui, Théâtres en lutte et les actes d’un colloque sur le spectacle militant tenu en 2003. On y est face, entre autres, à des témoignages d’amateurs des années 1960-1970 qui étonnent par leur rapport au politique, et c’est la première vertu de ces livres, faire jouer l’écart d’une génération, et pointer la chute qualitative en termes de pensée du bien commun. La seconde vertu de ces textes relève du débat. Au-delà de la question, essentielle, d’élucider le rapport de l’art et du savoir, politique en l’occurrence, il y a celle, structurelle, des conditions de possibilité d’énonciation d’une parole de dénonciation, en démocratie capitaliste, c’est-à-dire en terre qui phagocyte l’ennemi. C’est une des questions à l’origine de l’entretien qui suit, avec Olivier Neveux.
- Pourriez-vous définir les notions que vous distinguez de théâtre politique et de théâtre militant ?
Olivier Neveux. La donne a changé après 1995, après des années de dénigrement systématique des engagements militants. Le mot d’ordre était, pour schématiser, de se remettre à la politique : témoigner de la misère du monde et valoriser les gestes citoyens. La notion, assez fourre-tout, de « théâtre politique » ne semblait plus désigner alors qu’un théâtre du consensus, démocratique ou républicain. Il m’a semblé qu’il fallait construire une catégorie plus serrée et plus explicite pour rendre compte de tout un pan de l’histoire théâtrale, en grande partie invisibilisé : un théâtre militant noué aux luttes sociales et politiques, émancipatrices. Par théâtre militant, je circonscris ainsi un théâtre qui, pour paraphraser Brecht, « nomme les oppresseurs et l’oppression », un théâtre qui pense sa fonction en regard des luttes présentes qu’il tente d’accompagner et de servir. Définition qui laisse volontairement en suspens la question des orientations politiques défendues et des formes mises en jeu.
- Ce théâtre militant peut-il être essentialisé ou est-on obligé de le recontextualiser à chaque fois ?
O.N. Je me méfie des discours construits autour d’une très contestable ontologie politique du théâtre et qui prennent pour appui le théâtre athénien (« par son origine, le théâtre occidental serait politique »). Cette essentialisation est pratique : elle permet de se draper dans les habits valorisants de la politique, d’être en quelque sorte politique sans le vouloir, sans pratique ni intervention dans la conjoncture. La question militante, dans ses perspectives comme dans ses modalités, ne se pose pas de la même manière suivant que l’on est, dans les années 1970, persuadé que « l’histoire nous mord la nuque » (Bensaïd), dans les années 1980 en pleine époque « thermidorienne » (Badiou) ou, aujourd’hui, assez fortement désorienté. De fait, le théâtre militant (ses projets, ses effets) doit sans cesse être contextualisé, faire les preuves de sa pertinence en situation. Ce qui n’interdit pas que, comme texte, il puisse perdurer ou continuer d’être intempestif.
- Pourriez-vous alors donner les caractéristiques du théâtre militant d’avant et d’après, s’il y a eu en effet changement de paradigme militant ?
O.N. Non, le danger serait de balayer les contradictions, d’unifier dans une catégorie ce qui fonctionne sur le mode dynamique du clivage et d’orientations politiques divergentes. Les années 1970 témoignent de la pluralité des formes et des propositions du théâtre militant, à l’époque, en grande partie révolutionnaire. On transforme les pratiques (hiérarchiques, spécialisées), on s’adresse à de nouveaux publics, et on cherche les moyens (théâtraux) pour montrer combien et comment le monde est transformable. Armand Gatti révolutionne le langage dramatique, Benedetto poursuit la quête d’un théâtre matérialiste, épique, la Troupe Z, la Carmagnole, Al Assifa réinventent l’agit-prop autour de Lip, du Larzac, des luttes féministes ou de sans-papiers. Tous partagent, aussi incomparables soient leurs démarches, peu ou prou la conviction que le théâtre, à l’instar de la littérature définie par Lénine, peut être « une petite vis dans le grand mécanisme de la révolution ». Aujourd’hui ils sont peu à penser leur travail en ces termes. La situation est brouillée. Massivement, le théâtre dit politique oscille entre un humanitaire encombré de religiosité (centré sur des corps anonymes, déshistoricisés, souffrants) et le « théâtre social » (celui du constat, plus ou moins mortifère, de « ce qui est »). Pour ce que je peux en voir, le théâtre politique recule bien souvent devant l’idée de conflits. Mais il se réinvente un théâtre militant. Il y a (toujours) des raisons de se révolter, et de s’organiser en vue de transformer les actuels rapports sociaux. Un théâtre en témoigne, au contact des mouvements de son époque (les « sans », les étudiants, les luttes anti-impérialistes et à l’étranger, en Inde, au Brésil, autour du théâtre de l’opprimé de Boal). Quelques noms témoignent que ce théâtre n’avait pas disparu malgré le déni médiatique, institutionnel et universitaire (le Groupov, Rouabhi, le Levant, Benedetto...). De même qu’il est vain de « prédire » quelles seront les luttes de demain, il est trop tôt pour dire à quoi ressembleront les nouveaux théâtres militants.
- Quelles sont les conditions d’énonciation d’une parole militante dans les démocraties contemporaines ?
O.N. Tout dépend de l’orientation de ce militantisme. Il n’y a pas vraiment d’obstacle au militantisme citoyen. En revanche, pour un militantisme révolutionnaire, résolu à engager une transformation radicale de la société, la première condition est certainement subjective : aborder tactiquement la possibilité d’énoncer sa position. Cela suppose de reconnaître que la « démocratie » n’est pas disposée à accueillir tout discours et que c’est aussi contre elle qu’il s’agit de saisir ou de reconstruire des lieux d’expression (ce que peuvent être la manifestation, la grève, ou certaines salles). Un théâtre révolutionnaire ne peut trouver qu’accidentellement sa place dans les théâtres institutionnalisés. Et il faut en conséquence de la ruse et une pensée tactique pour construire ou trouver les lieux habitables pour un tel théâtre.
J’aurais une réserve contre cette charge que vous faites contre un théâtre dit esthétique. Parce qu’à un moment où le néolibéralisme impose, dans le domaine politique et artistique, un chantage au réel, au sens, au bon sens, à la compréhension, les gens qui travaillent à produire des objets qui s’affirment comme des vrais objets d’art, c’est-à-dire dans une certaine irréductibilité à un message, sont précisément dans une forme de résistance à cette idéologie hégémonique. Le Théâtre du Radeau, par exemple, n’est pas militant mais il est dans une éthique politique.
O.N. Il est vrai que l’une des grandes œuvres subversives des années 1960 est celle de Genet, et de toute évidence, cette œuvre n’est pas militante. Et le Radeau est effectivement producteur de formes inquiétantes pour les idéologies dominantes. Néanmoins, je n’attaque pas le « théâtre esthétique » (je ne vois pas ce qu’une telle catégorie pourrait recouvrir), mais « l’idéologie esthétique ». Car je refuse l’idée qu’un seul théâtre serait porteur d’interrogations et de propositions esthétiques. Il est répété avec paresse et intérêt que le théâtre militant ne produit que des formes dogmatiques, sclérosées, schématiques, etc. Ne peut-on dire cela aussi de nombre de productions du théâtre dit d’art (celui où le primat est à l’esthétique) ? De ces dizaines de copies de Claude Régy que l’on voit ici et là ? Et simultanément, ne peut-on pas reconnaître que le théâtre a été transformé par Meyerhold, l’initiateur de l’« Octobre théâtral », Eisenstein, Piscator, Brecht, Gatti, Dario Fo, Kateb Yacine, etc. ? Que ces seuls noms, illustres, témoignent que lorsque le théâtre détermine sa fonction en regard des luttes, de l’histoire, il n’en abandonne évidemment pas les questions artistiques et poétiques ? Qu’il lui faut bien réfléchir la question de la représentation, de son adresse, des dispositifs narratifs, scéniques en jeu pour se faire : pour dire le présent combatif. Seulement les résolutions, provisoires, qu’il esquisse ne planent pas dans le ciel étoilé du Beau, mais sont déduites des exigences et des orientations politiques que les praticiens se donnent.