Ce qui frappe au Nord Vietnam, c’est le contraste entre la destruction systématique du réseau de Santé publique édifié à partir de 1954 et l’état sanitaire relativement satisfaisant de la population ». Les enfants ont bonne mine, y compris dans les régions les plus bombardées. Personne n’est pléthorique mais personne n’est misérable ; il existe une pauvreté équitablement répartie dont témoigne le modeste niveau des demeures paysannes, mais aussi le comportement spartiate de tous les cadres que j’ai rencontrés.
Tous les hôpitaux provinciaux et la plupart des hôpitaux de district sont détruits. Ils avaient été bâtis après 1960. Ils comportaient plusieurs bâtiments à deux étages abritant souvent 5 à 600 lits.
Lors de mon séjour de février-mars 1967, j’ai été sur l’emplacement de tous les grands hôpitaux provinciaux qui s’échelonnent de Hanoï jusqu’au 17e parallèle (Thanh-Hoa, Vinh, Ha Tinh, Quang-Binh, Vinh Linh) ; il n’en reste que des pans de murs séparés par d’énormes cratères de bombe. L’hôpital de la province de Quang-Binh a été attaqué dix-sept fois, et du napalm demeure incrusté sur les carreaux de ce qui fut un bloc opératoire.
Il est impossible de croire que les avions ont lâché leurs bombes par erreur. Les pilotes savaient reconnaître et atteindre avec précision de très petits objectifs : c’est ainsi que tous les ponts ont été détruits, même ceux qui n’avaient que cinq mètres de long (ils sont aussitôt reconstruits, mais c’est une autre histoire...). Si les aviateurs U.S. savent découvrir et toucher une cible de 5 mètres, il ne fait pas l’ombre d’un doute que c’est en pleine connaissance de cause qu’ils ravagent les bâtiments hospitaliers, situés à l’écart des agglomérations et marqués de grandes croix rouges.
Comme la destruction des hôpitaux a commencé en 1965, on doit admettre qu’elle répondait à un but politique : détruire tout ce qui avait été édifié en dix ans de paix afin de briser le moral des gens et les persuader qu’aucune considération morale n’arrêtera les Etats-Unis dans leur volonté d’imposer leurs conditions de négociation, c’est-à-dire de gagner la guerre. La dévastation des hôpitaux de la R.D.V. est donc la suite logique du débarquement des « marines » à Saint-Domingue en avril 1965.
Très rapidement les Vietnamiens ont compris que les établissements sanitaires seraient tous annihilés, et ils ont pris les mesures nécessaires à leur évacuation dans la campagne. Le même directeur a la responsabilité du même nombre de médecins, infirmières et malades, mais les soins sont dispensés dans des paillotes, des baraquements, voire des abris ou des grottes déjà utilisées pendant la première résistance. Les docteurs Behar et Kahn ont visité à peu près au même moment d’autres endroits de la République et ont pu faire les mêmes constatations sur l’efficacité du service de santé sachant allier l’astuce inventive à l’esprit d’organisation.
Les médecins rencontrés par nous ont tous été formés sur place en six ans. Seuls certains spécialistes sont allés se perfectionner dans les pays socialistes. Les chirurgiens sont tous les élèves du célèbre professeur Ton That Tung, mondialement connu pour ses travaux sur le foie. J’ai visité son service à l’hôpital de l’Amitié vietnamo-aHemandc à Hanoï. Les opérations longues ont lieu dans la cave et le laboratoire d’anatomopathologie ressemble à une annexe des Beaux-Arts : plusieurs artistes sont assis devant des chevalets et réalisent des compositions inattendues : fibromes de l’utérus, cancer du foie, etc. « Il faut se débrouiller, déclare Ton That Tung en riant, nous n’avons pas de quoi développer les photos en couleur de nos pièces opératoires ! »
Dans chaque village est affecté un médecin auxiliaire formé en trois ans, et plusieurs infirmières, jeunes filles ayant suivi les cours pendant neuf mois à l’Ecole du district. Nous les avons rencontrés à chaque arrêt au cours de notre périple, y compris dans les communes attaquées en permanence comme ce petit village de pêcheurs dans la province de Quang-Binh, complètement brûlé en 1966 : les habitants vivent sous terre quand ils ne sont pas sur la mer exposés aux tirs de la 7e Flotte, mais l’infirmerie et la pharmacie fonctionnent dans des abris et le personnel est jeune, dévoué et compétent.
Chaque infirmerie de village doit disposer d’une salle d’opération rudimentaire. Cette salle est habituellement souterraine ; la table est en bois, l’éclairage provient d’une bicyclette et le linge a été stérilisé par ébullition. Pour les interventions importantes une équipe chirurgicale viendra de l’hôpital voisin avec son matériel, mais l’opéré restera au village.
Lorsqu’il s’agit de chirurgie simple, le médecin auxiliaire doit suffire en ayant à sa disposition une trousse d’urgence. L’objectif actuel du Service de santé est de doter chaque infirmerie de village d’une telle trousse, de façon à décharger au maximum les hôpitaux : il y a 6 000 villages au Nord-Vietnam, les trousses coûtent environ 200 F ; fournir une trousse par village au cours de l’année 1968 est un des objectifs du mouvement de solidarité en France.
Si les soins aux blessés sont assurés, la réussite dans le domaine de l’hygiène est impressionnante. Il n’y a plus de mauvaises odeurs dans les campagnes depuis que les paysans ont appris à construire leurs fosses septiques et à assécher les mares. Certaines maladies qui décimaient le pays sont en régression (tuberculose, trachome) ou ont totalement disparu (variole, choléra et même paludisme ; nous n’avons pas eu besoin de prendre de médicaments préventifs). Des vaccinations de masse sont régulièrement pratiquées par voie intra-dermique, y compris un B.C.G. tué, facile à conserver et pouvant être administré sans contrôle de la cuti.
Quand nous avons demandé au docteur Thach, ministre de la Santé, ce que les médecins français pourraient envoyer de plus utile, il a aussitôt répondu : « Du matériel de recherche scientifique et des ouvrages théoriques et techniques. » Il ne s’agissait ni d’une boutade, ni d’un paradoxe. L’Institut de recherches qu’il dirige a quitté Hanoï. Des dizaines de chercheurs y travaillent sur des sujets aussi éloignés de la pratique quotidienne que la sénescence, l’immunologie du cancer, l’artériosclérose...
Ils ont creusé eux-mêmes les tranchées dans lesquelles le matériel coûteux est placé entre deux manipulations et ils font tourner les centrifugeuses à 2 400 tours-minute avec une roue arrière de bicyclette. Les dirigeants savent qu’après la victoire la reconstruction sera d’autant plus rapide que les cadres sont plus instruits, et ils préparent déjà l’après-guerre.
Lorsque je m’émerveillai devant lui des prouesses accomplies par ses services, le docteur Thach me fit remarquer que les conditions de travail dans le Nord étaient presque « du luxe » par rapport à ce qu’elles étaient au Sud. Je devais me rendre compte en septembre 1967 combien il avait raison.
Avec le docteur Kahn et Roger Pic nous avons parcouru à pied et son sampan la province de Tay-Ninh, à mi-chemin entre Saïgon et le Cambodge, sur les traces de la fameuse opération Junction-City.
L’aviation américaine survole en permanence les zones libérées et tire littéralement sur tout ce qui bouge, homme ou animal. Les derniers paysans ont dû abandonner leurs champs au début de 1967 et se réfugier dans la forêt sous la protection des arbres et des guérilleros.
Nous avons vu les villages rasés par l’aviation, les canons et les blindés U.S., les vergers et les rizières détruits par les défoliants, les barils de poudre toxique largués pour empoisonner les gens. De tout cela nous avons témoigné devant la deuxième session du Tribunal Russel à Copenhague.
Le Service sanitaire du F.N.L. doit disposer d’une mobilité encore plus grande que son homologue du Nord : les hôpitaux construits dans la forêt doivent être déplacés régulièrement pour ne pas être repérés par des avions de reconnaissance ou détectés par un raid de commandos héliportés. Là où nous étions, il fallait compter 4 heures au plus tôt, et parfois 24 ou même 48 heures, pour qu’un blessé puisse être évacué (en hamac) sur l’hôpital le plus proche. Un blessé de l’abdomen opéré à la vingt-quatrième heure a toute chance de mourir, sauf si des soins appropriés lui ont été prodigués pendant le transport ; plusieurs relais sanitaires vont donc prendre en charge le blessé et s’occuperont des soins (sérum anti-tétanique, antibiotiques, réanimation), de telle façon qu’il arrivera opérable au centre chirurgical.
Les facultés fonctionnent dans la jungle. Le docteur Nguyen Van Ghi, chef du Service de santé du F.N.L. nous a déclaré qu’actuellement sortent chaque année 275 médecins auxiliaires et 80 docteurs en médecine. Tous ceux que nous avons rencontrés avaient été instruits dans la forêt (sauf les professeurs...), les chirurgiens avaient tous débuté comme infirmiers.
Au détour d’un sentier nous avons découvert un laboratoire où, dans des cabanes en planches, des laborantines en blouse blanche étaient penchées sur des microscopes binoculaires. On y fabriquait de l’anatoxine tétanique, du vaccin antivariolique et anticholérique, ainsi que du bacillus sabtilis, très utilisé pour combattre les infections. Le matériel manque ; aussi une termitière fait office de four Pasteur, une enveloppe de bombe au napalm filtre l’anatoxine tétanique, des rats de forêt font office de cobayes et l’« étuve » est maintenue à 37° par six lampes à pétrole bricolées avec des douilles d’obus.
Dans l’hôpital de zone voisin nous avons vu l’un des deux appareils radiologiques portatifs offerts par le Mouvement du Milliard et expédiés par l’Association médicale franco-vietnamienne. Le docteur Ghi nous a dit combien cet envoi avait été précieux car il n’y avait pas encore d’appareils de ce type : légers et mobiles, ils répondent aux critères souhaités pour le matériel expédié au Sud.
L’aide des pays socialistes est partout présente : dans la salle d’opération de l’hôpital de zone, l’appareil d’anesthésie était soviétique, les instruments chinois, le fil de ligature est-allemand et les gants... américains.
Nos interlocuteurs insistaient beaucoup sur la valeur profonde de la solidarité internationale sous quelque forme qu’elle s’exprime : aide matérielle et soutien politique s’épaulent l’un l’autre.
Les Américains n’ont avec eux que des féodaux dépossédés, des mercenaires sans honneur et des fonctionnaires corrompus. Le Vietnam combattant doit bénéficier de la solidarité totale de ceux qui savent que sa victoire sera celle de tous les opprimés.
Chirurgien assistant à l’hôpital Lariboisière,
Membre des Commissions d’enquête du Tribunal Russel.