L’accord LO-LCR, les élections de 2004, le moment de la situation politique, la construction d’une force anti-capitaliste...

Un échange avec François Sabado

, par CHESNAIS François, SABADO François

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Le 18 décembre, deux membres du comité de rédaction de Carré Rouge ont rencontré François Sabado, l’un des principaux dirigeants de la LCR, pour parler avec lui de la campagne que la LCR s’apprête à mener dans le cadre de l’accord électoral avec Lutte Ouvrière, son appréciation de la situation politique et des voies vers la construction d’une force anti-capitaliste.

François Chesnais
A la suite de la décision de Lutte Ouvrière et de la LCR de présenter des listes communes aux élections régionales et européennes, Carré Rouge a mené une longue discussion sur l’accord électoral, d’abord en réunion plénière et ensuite autour d’un projet de déclaration qui explique le sens de notre appui aux listes LO-LCR pour les deux élections de 2004.
Notre position est marquée par une appréciation sur le contexte de ces élections. Nous pensons que, de la même manière que les élections de 1997 ont été le prolongement sur le terrain électoral des grandes grèves de novembre et décembre 1995, les élections de 2004 peuvent et doivent être le prolongement sur le terrain électoral du mouvement de mai et de juin 2003 contre la réforme des retraites et des grèves qui ont tendu vers la grève générale. Même chose pour le combat des intermittents du secteur du spectacle.
La différence majeure étant que cette fois-ci un tel mouvement d’affirmation sur un terrain électoral de ce qui était contenu dans les grèves et les manifestations ne va pas se porter sur le PS et sur les partis de la gauche plurielle. Les salariés les ont vus à l’oeuvre au gouvernement. Ils ont vu les positions qu’ils ont prises sur les retraites et ils ne veulent plus voter pour eux. Seules LO et la LCR sont en mesure d’offrir sur le terrain électoral une possibilité d’affirmation politique positive des combats de mai et de juin 2003.

François Sabado
Nous sommes d’accord que les prochaines élections peuvent constituer un prolongement politique de ce qui s’est joué en mai et juin 2003. C’est effectivement l’objectif que nous avons. Il s’agit de donner, à travers
l’accord politique entre LO et la Ligue, une perspective par rapport à tous les combats sociaux qui ont eu lieu à ce moment là.
Cependant, il faut situer cet objectif dans un contexte plus général, qui est celui aujourd’hui d’une situation marquée par la contradiction suivante : le fait que d’un côté, les classes dominantes, avec le gouvernement Chirac-Raffarin, sont à l’offensive, avec une politique agressive de remise en cause des conquêtes sociales, de contre-réformes libérales extrêmement marquées, mais que, de l’autre côté, il y a en France des résistances sociales comme il en existe peu, en tout cas aujourd’hui en Europe.
On parle souvent d’exception française : il y a une exception française surtout, en ce qui nous concerne, dans notre perspective, du point de vue de la lutte des classes, c’est-à-dire le fait que régulièrement il y a dans ce pays des mouvements de mobilisation des classes populaires contre les attaques gouvernementales. C’est cette contradiction qui caractérise la situation politique nationale. Il y a donc une nuance avec ce qui paraissait en filigrane dans ta question.
Je suis d’accord sur le fait que le mouvement qui s’est exprimé au printemps 2003 a aussi montré que la gauche traditionnelle, la gauche officielle, n’a plus les mêmes rapports qu’elle a eus dans le passé avec les mouvements sociaux, les mouvements de masse, les mouvements de mobilisation de la classe ouvrière.
Une rupture assez importante, profonde même, s’est produite entre la situation des années 1970 et ce qui s’est passé en 1995 et en 2003. Dans les années 1970, nous avions affaire à une situation où il y avait dans un processus assez uni mobilisation de la classe ouvrière, croissance organique des syndicats et des partis dits traditionnels, et l’apparence d’un débouché politique des luttes dans le cadre d’un gouvernement de cette gauche traditionnelle. Aujourd’hui, ce schéma ne fonctionne plus. On a le divorce entre une mobilisation des classes populaires et la politique d’une gauche traditionnelle qui n’arrive plus à répondre, même de manière déformée, à ces mobilisations. Ce divorce est devenu béant au cours du gouvernement Jospin. De ce point de vue, il y a effectivement une différence entre 1995 et 2003 : après 1995, le mécano de la gauche plurielle a encore joué pour les partis traditionnels de la gauche PS, PCF et Verts.
Aujourd’hui, ces partis ne sont même pas capables de faire le minimum pour essayer de mettre en place de nouveau un tel dispositif. Il y a une incapacité à présenter une perspective, pour la bonne et simple et raison que, sur le fond et l’essentiel, notamment sur le dossier clé des retraites de mai et juin 2003, les propositions du PS, du PC et des Verts n’étaient pas substantiellement différentes de celles de la droite.
Donc, il y a effectivement un espace politique qui s’ouvre pour les organisations révolutionnaires. Cela ne veut pas dire que cela va se faire de manière mécanique, que les manoeuvres politiques d’appareil ne vont pas continuer à jouer, que le PS a disparu, que, sur le plan électoral, le PS ne garde pas une certaine place, que le réflexe du « vote utile » ne peut pas jouer. Nous pensons qu’on y sera encore confrontés.
Mais du point de vue du rapport entre le mouvement de mobilisation des classes populaires et la perspective politique, c’est vrai qu’aujourd’hui il y a un espace pour une nouvelle perspective anti-capitaliste et, à cette étape, sur le plan électoral. Bien entendu, l’accord LO-LCR revêt cette signification.

François Chesnais
Je voudrais juste revenir sur un point de ce que tu as dit, sur le fait que le gouvernement et le patronat seraient passés résolument à l’offensive pour une mise en oeuvre tardive d’un programme thatchérien. Il est indéniable que c’est leur objectif, du fait de leur appartenance à la domination impérialiste mondiale, de par la concurrence qu’ils subissent de leurs rivaux impérialistes, de par les engagements qu’ils prennent au niveau européen. Mais on est quand même dans une situation où le projet de réforme de la Sécurité sociale, qui était annoncé pour septembre ou octobre 2003, a été repoussé d’un an pour permettre au Gouvernement précisément de passer ces obstacles très difficiles pour lui de ces deux élections.
Donc, ne penses-tu pas qu’il faut une analyse politique qui aille un petit peu au-delà de la contradiction telle que tu nous l’a exposée, pour une appréciation qui intègre vraiment l’affaiblissement extraordinairement rapide du gouvernement Raffarin, l’étalement au grand jour de ses divisions internes, de sorte que certains ont même évoqué la possibilité que Chirac ne puisse pas aller au bout de son mandat.

François Sabado
La contradiction qui marque la situation politique entre l’offensive gouvernementale et les résistances sociales se répercute bien entendu sur la politique des élites dominantes et du gouvernement. Mais, je voudrais insister sur le fait que, depuis le sommet de Lisbonne, repris à Barcelone, il y a une accélération des contre-réformes libérales dans toute l’Europe capitaliste, en raison d’un des éléments que tu as indiqués, c’est-à-dire l’existence de nouvelles contradictions inter-impérialistes entre, aujourd’hui, les États-Unis et le « noyau dur » européen franco-allemand. Elles se sont exprimées sur la question irakienne, et elles se traduisent aujourd’hui sur le plan économique.
Le contexte en est la situation économique internationale, disons difficile, du capitalisme mondial, avec des éléments de tension, soit récessifs, soit de reprise (mais de reprise tout à fait limitée, avec les gigantesques déficits aujourd’hui aux États-Unis). Cela relance les contradictions, les tensions, la concurrence inter-impérialiste.
Et cela pousse toutes les classes dominantes européennes à accélérer le mouvement de contre-réformes libérales, dans le cadre de gouvernements de droite ou de gouvernements dits de gauche : par exemple, ce qui se passe en Allemagne aujourd’hui, où c’est la coalition sociale-démocrate et Verts qui est à l’offensive pour remettre en cause des pans entiers de l’État social allemand. Je pense que c’est l’accentuation des contradictions inter-impérialistes aujourd’hui qui est le moteur du mouvement qui pousse toutes les classes dominantes en Europe à accélérer la marche à la contre-réforme libérale, à accélérer toutes ces remises en cause des institutions de l’État social.
Bien entendu, cela heurte les rapports de force entre les classes, et des décennies d’accumulation de conquêtes bâties sur le plan social, politique, organisationnel, institutionnel. De ce fait, cela crée effectivement des hésitations, des atermoiements de la part des gouvernements. Mais, quand on prend ce qui s’est passé depuis un an et demi, on assiste à une série d’attaques importantes, même s’il y a effectivement eu le report de la réforme de l’assurance maladie : la question des retraites, la question des déréglementations du Code du
Travail avec le nouveau « dialogue social » et les accords dérogatoires dans les entreprises, avec une accélération de certaines privatisations, la remise en cause de certains éléments sur les 35 heures ; il y a quand même un bilan lourd du point de vue des salariés et positif du point de vue du gouvernement.
Inversement, ce qui va dans le sens de ce que tu dis, c’est le fait qu’effectivement le prix politique et social en est très fort pour le gouvernement. Effectivement, là où on aurait pu s’attendre à une rentrée avec un gouvernement très offensif, on a eu un gouvernement payant au prix fort le passage en force des retraites, avec la chute dans les sondages, les contradictions entre les différents secteurs des partis de droite, toutes choses qui pèsent sur les prochaines élections.
Pour essayer de ramasser cela en quelques mots, aujourd’hui nous pensons qu’il y a une polarisation sociale et politique dans le pays, que le balancier reste encore du côté des classes dominantes, qui ont quand même, globalement, des rapports de force à leur avantage, enfin que les luttes sociales n’ont pas inversé la tendance, même s’il y a effectivement eu une série de résistances sociales importantes qui ont donné naissance à de fortes tensions sociales et politiques.
Cette polarisation, vu la crise de la droite et celle de la gauche, peut se traduire par une polarisation aussi, avec d’un côté le Front National, qui est le produit décomposé de la crise sociale et politique à droite et à l’extrême-droite du pays, et de l’autre côté, effectivement à gauche, une montée de l’extrême-gauche, et nous, nous comptons bien effectivement que dans ce rapport social et politique, l’extrême-gauche apparaisse comme une force politique beaucoup plus consistante qu’elle a été jusqu’à maintenant.

Jérémie Marie
Essayons de revenir à une analyse plus fine pour caractériser le gouvernement Raffarin. Il a évidemment fait passer des mesures de régression sociale indéniables et profondes. Mais on ne peut pas faire abstraction des conditions dans lesquelles elles sont votées, nuitamment, en douce à l’Assemblée nationale. Même sur les retraites, il n’a pu mettre en oeuvre l’ensemble du programme du MEDEF. En Allemagne, Schröder est allé bien plus loin que Raffarin. Les mesures qui sont passées ne sont passées que grâce aux dirigeants syndicaux, qui se sont dressés contre la grève générale, et à la gauche plurielle, dont la passivité a traduit le fait qu’elle aurait fait à peu de choses près la même chose si elle avait été au gouvernement. Sans ces appuis, Raffarin aurait été obligé de retirer son projet.
Prenons deux exemples qui me semblent significatifs. Il a suffi d’une rumeur de dépôt de projet de loi sur les Universités pour que quelques facs se mettent en grève et que Chirac désavoue Ferry et stoppe tout. Il en a été un peu de même sur le « service minimum » dans les services publics réclamé par le MEDEF, qui a été repoussé à plus tard dès les premières réactions hostiles.
Ils n’ont pas les moyens politiques d’imposer aujourd’hui la politique ultra-libérale du MEDEF parce que, bien sûr, comme tu le disais, il y a une exception française, il y a des résistances fortes et qui vont bien évidemment se traduire très prochainement aux élections de 2004.
C’est pour çà que l’accord LO-LCR est important et que nous le soutenons. Ajoutons — pour aller vite — que le PC est maintenant mort politiquement, avec quelques soubresauts, que le PS et les Verts sont inaudibles parce que les mesures proposées par Raffarin sont souvent tirées des cartons de l’ex-gauche plurielle. Il y a donc possibilité pour LO et la LCR, par leur accord, qui est un accord a minima pour l’instant, de servir de socle à la résistance des travailleurs, de leur ouvrir un chemin inédit pour peu que tout soit fait pour les associer, les impliquer. Je me souviens lors des dernières élections européennes être intervenu pour dire lors d’un meeting à Ivry (il y avait Krivine et Arlette Laguiller), en leur disant « je vote pour vous ; je sais qu’avec les quelques élus que vous aurez à l’Assemblée européenne il y n’y aura pas changement qualitatif pour les travailleurs, parce que cela n’est pas suffisant ; vous avez parlé de construire un grand parti anti-capitaliste, où en êtes-vous, qu’est ce que vous nous proposez ». Je n’ai pas eu de réponse.
Aujourd’hui, s’il n’y a pas de propositions politiques de la part des révolutionnaires que tout le monde attend au travers de ce vote, dans le sens de la construction d’un véritable parti anti-capitaliste qui regroupe les sans-droits, les sans-papiers, les sans-logement, les sans-travail, etc., pour qu’ensemble ils fassent de ce parti le porte-parole des masses et qu’ils offrent les contours d’une autre société, d’un autre monde.
Il n’y a qu’à voir le nombre de participants au Larzac cet été, qui se posaient des questions et étaient venus discuter, chercher, essayer de voir comment on peut faire ensemble une autre société débarrassée de l’exploitation, de la misère et de la barbarie. Cela me semble important parce que, dans la dynamique de ces élections de 2004, il ne faut pas attendre qu’il y ait une période électorale, puis ensuite une période de lutte de classes, mais qu’il y ait fusion entre la campagne électorale et les propositions alternatives au capitalisme. C’est là le rôle des révolutionnaires, non pas pour dire simplement « votez pour nous parce qu’on est les meilleurs et qu’on est plus à gauche ou 100% ou 150% à gauche », mais pour proposer les contours de cette organisation politique dont vous parlez depuis si longtemps.

François Sabado
Effectivement, il faut essayer de se situer au-delà de l’accord que LO et la LCR ont conclu pour les deux élections de cette année.
D’abord, premier point, c’est vrai que cet accord a été rendu possible par la volonté des deux organisations mais aussi, d’une manière très importante, par la situation sociale et politique d’ensemble qui a poussé à la réalisation de l’accord. Nous avons une longue politique de recherche d’alliance avec LO. LO a une autre approche et avait d’autres échéances. Les deux organisation, au-delà des débats internes, ont été effectivement poussées par la situation politique, marquée par la force des réactions sociales et l’importance d’organiser des ripostes face aux coups de la classe dominante et du gouvernement.
Le deuxième point, et c’est une vraie différence avec les analyses du Carré Rouge, je pense que vous surestimez aujourd’hui les possibilités de développement, d’organisation d’une force révolutionnaire anti-capitaliste, que vous sous-estimez les obstacles en termes de rapport de force d’ensemble.

Jérémie Marie
Quels sont les obstacles ?

François Sabado
Les obstacles, par exemple en termes de conscience (on l’a vu encore en mai juin 2003) c’est que d’un côté il y a une force sociale extrêmement importante, mais aussi des directions syndicales qui ont encore la force de bloquer le mouvement, et de l’autre des forces révolutionnaires et au-delà des courants dits lutte de classes, qui n’ont pas été suffisamment puissants pour déborder les appareils et présenter une alternative.
Cela renvoie, selon nous, au fait que sur le plan de la conscience anti-capitaliste, nous subissons encore les effets de la crise globale du projet socialiste révolutionnaire anti-capitaliste, ainsi que les contrecoups de ce qui s’est passé tout le long du siècle. Cela pèse encore sur le plan des consciences, des projets.
Deuxième obstacle, c’est effectivement l’émergence de rapports politiques qui donnent aux révolutionnaires des responsabilités nouvelles (je vais y revenir), mais dans une situation où les partis traditionnels, notamment le Parti socialiste, conservent quand même encore une force politique. Donc, obstacle de ce point de vue-là.
Et troisième obstacle, dont on a discuté d’un point de vue général, c’est le fait qu’au niveau des rapports de force sociaux et politiques, la tendance à la polarisation ne comporte pas une montée impétueuse du mouvement de masse avec un recul des classes dominantes. Celles-ci hésitent, elles tergiversent, mais globalement, sur une longue durée (entre la fin des années soixante-dix et aujourd’hui) il y a eu quand même toute une série de points marqués par la bourgeoisie.

Cela dit, le vrai problème est de saisir l’opportunité qui s’offre à nous. Car il est vrai que dans le mouvement ouvrier, il y a un changement historique. Ce changement historique, qu’on perçoit depuis 1995 sur le plan et social et électoral, est le fait qu’il y a une évolution sociale-libérale du Parti socialiste, avec un décrochage des classes populaires vis-à-vis de lui, que le Parti communiste est en déclin accéléré et que les directions syndicales sont dans un mouvement d’intégration par le biais de la Confédération Européenne des Syndicats dans le cadre de l’Europe libérale, et cela libère un espace pour toutes les forces anti-capitalistes.
De ce point de vue là effectivement, il faut aller au-delà d’un accord électoral. C’est ce dont nous avons discuté à notre congrès. Nous défendons quant à nous une perspective de construction d’une nouvelle force anti-capitaliste, qui soit une réponse tant sur le plan des luttes sociales que sur celui des échéances électorales. Cela fait que, pendant la prochaine campagne électorale, on va essayer de rassembler. Ce sera une politique particulière de la LCR parce que Lutte Ouvrière ne la partage pas. Nous allons lancer des Comités de soutien à ces listes, les ouvrir aussi largement que possible, avec la participation d’un maximum de gens, de courants, de militants qui ne sont ni à LO ni à la Ligue. Et puis on a une perspective de lancer un mouvement, après les élections, si elles se passent bien, en vue de la tenue d’assises anti-capitalistes pour construire un cadre d’action et de débats allant vers un nouveau parti.

François Chesnais
Justement je voulais te poser la question suivante : face à tous ceux qui, à l’UMP et surtout au PS, disent « les trotskistes n’ont pas de programme ; ils n’ont pas vocation à gouverner, d’ailleurs ils ne le veulent pas, leur seule ambition est de commenter les événements, de donner des leçons et de gagner des voix afin de faire perdre les élections à la gauche plurielle », comment vous disposez-vous à la LCR pour montrer que nous avons un programme, de sorte que, dans des conditions déterminées, nous sommes prêts bel et bien à gouverner ?

François Sabado
Je pense qu’historiquement, les trotskistes se sont souvent comportés comme une opposition au stalinisme et par là même, une opposition à l’ensemble des organisations traditionnelles. C’est cette étape qu’il faut clore. Pour rebondir sur ce que tu dis, situons-nous dans une perspective historique : par la force des choses, par la force de l’histoire, en partant de leur rôle initial comme opposition de gauche au stalinisme, les trotskistes se sont souvent considérés comme des oppositionnels face aux organisations traditionnelles dominées par les
socio-démocrates ou les staliniens. On a même eu une conception de la mobilisation ou de ce qu’on appelle, dans notre jargon, le front unique, qui était un peu un front unique par procuration. Ce n’était pas nous qui le faisions, puisque nous n’en n’avions pas la force, mais on conseillait aux autres de le faire de telle ou telle manière et sur telle ou telle revendication.
Je pense que désormais, maintenant, nous avons des responsabilités directes. Il ne faut pas nous méprendre sur les rapports de force, il ne faut pas avoir de conception sectaire, il ne faut pas avoir de conception gauchiste, il faut bien prendre conscience exactement des rapports de force et de la situation vis-à-vis du Parti socialiste comme des directions syndicales, mais c’est évident qu’aujourd’hui nous avons un rôle particulier, un rôle nouveau. Par rapport à autrefois il s’agit d’être à la hauteur, pour présenter une alternative politique en tant que telle. Effectivement, cela implique d’être non seulement une force de contestation, de protestation, de lutte, mais également une force politique qui pose à sa manière la question du pouvoir, c’est-à-dire avec un programme qui soit un programme de conquête du pouvoir par les travailleurs.

Jérémie Marie
De conquête de la majorité d’abord...

François Sabado
Oui, bien sûr, à chaque étape cela commence par la conquête de la majorité des travailleurs pour une perspective et des objectifs précis et plus tard la conquête de la majorité dans une perspective de transformation révolutionnaire de la société.
Ce positionnement exige de partir des revendications des travailleurs, de leurs exigences sociales, des besoins sociaux ; il exige aussi de se situer en totale indépendance par rapport à des gouvernements de collaboration de classes, quelles que soient les variantes de cette collaboration de classes ; il implique enfin un programme qui soit un programme qui pose le problème aujourd’hui d’une transformation révolutionnaire de la société.
Et avec un point qui nous délimite vis-à-vis de tous les autres, qui est un point clé au-delà des revendications contenues dans le programme, à savoir que pour appliquer ce programme, il faudra s’attaquer aux capitalistes. C’est la pierre de touche de notre combat : ne pas hésiter à attaquer, prendre sur les profits capitalistes et s’opposer, s’affronter au patronat. Cela suppose un programme qui pose les problèmes de la propriété, de la socialisation, de l’appropriation sociale, de la rupture, et cela, on le voit y compris à travers des batailles particulières : l’interdiction des licenciements implique des incursions dans la propriété privée par exemple ; les questions de mobilisation sur l’alter-mondialisation posent aussi les problèmes de l’organisation d’un autre monde, une série de questions comme cela où nous sommes effectivement, je dirais oui, on peut utiliser la formule, des candidats au pouvoir, mais dans le sens bien entendu d’un pouvoir qui serait effectivement le pouvoir de ceux d’en-bas, c’est-à-dire des travailleurs et des masses populaires.

Jérémie Marie
Je voudrais revenir sur un point qui me préoccupe : c’est cette histoire d’un programme à partir des revendications. Je pense sincèrement que l’ensemble de la population des travailleurs, des jeunes, des chômeurs, des femmes n’ont plus de « revendication » au sens d’autrefois, ou plus exactement ils n’en n’ont plus qu’une : « un autre monde », parce que, si on élabore des revendications, à qui va-t-on les adresser pour
qu’elles soient satisfaites : à Chirac ? à Raffarin ? au PS ? à qui ? Il n’y a plus personne...
De son côté, la revendication d’un « autre monde » ne peut qu’être élaborée collectivement, parce que les programmes « clé en mains », plus personne n’en veut, et encore moins les travailleurs : ils ont eu l’expérience passée de Programme commun et compagnie !

François Sabado
Il n’y a pas de problème là dessus. Quand on dit un programme transitoire, actualisé, justement, nous pensons qu’il ne s’agit pas aujourd’hui de dresser une liste de revendications.
Quand nous disons partir des revendications, nous nous référons au fait que ce n’est qu’à travers une série de luttes sociales et de mobilisations, que des questions surgissent, qui sont posées par les gens qui se sont mobilisés, et qu’à partir de là, ce dont il s’agit, c’est de les aider, en militant avec eux, à formuler des réponses sur les différents terrains que tu as donnés, c’est-à-dire effectivement la santé, l’emploi, l’école, les problèmes écologiques, pour avancer là dessus et conclure à chaque fois que pour réaliser ces objectifs, il faut rompre
avec le système capitaliste. C’est par rapport à ce point qu’il faut ne pas hésiter, parce que c’est là-dessus que petit à petit les uns et les autres à gauche ont reculé avec, au début, des prétentions réformistes, à la fin en s’adaptant au libéralisme, en refusant d’affronter le patronat.
Voilà en quelques mots notre conception et, effectivement, cela n’est pas du tout un programme « clé en mains », c’est d’aider les gens à le formuler et on va essayer effectivement de le faire pendant ces campagnes électorales, parce que, pour nous, c’est effectivement décisif que les choses se passent comme cela.

François Chesnais
A propos des comités de soutien, ne penses-tu pas que le terme n’est pas celui qui convient, que c’est un terme sur lequel il faudrait vraiment réfléchir et travailler, parce que l’un des éléments nouveaux qui s’est développé au long de la deuxième moitié des années 1990, à partir de 1995, a été ce processus au cours duquel les travailleurs ont essayé de contrôler leur lutte. Il y a eu une progression assez forte en terme de formation d’assemblées générales lors des grèves, de discussions en assemblée générale, de contacts militants interprofessionnels se développant dans des quartiers. Il y a aussi eu tout ce mouvement de formation d’associations, de groupes qui me paraissent tous marqués par la volonté des salariés de devenir des protagonistes.
Comment articuler la notion de « protagoniste » à celle de « Comité de soutien » et puis comment faire de ceux-ci vraiment le tremplin pour cet espace anti-capitaliste qui prendra peut-être la forme d’un parti, peut-être une autre configuration ?

François Sabado
Le problème c’est de distinguer les niveaux.
Je suis d’accord avec l’idée, qui est liée à la crise historique du mouvement ouvrier, que l’on a vécu la fin d’un cycle historique du mouvement ouvrier et qu’aujourd’hui, il y a un nouveau cycle qui est en cours.
On en est au début et on ne sait pas encore quelles vont être les formes précises de cette reconstruction du mouvement ouvrier (reconstruction plus que « recomposition », qui me paraît un terme qui se situe plus dans le cadre du mouvement ouvrier traditionnel, alors que celui-ci est précisément au terme d’un cycle séculaire). Le problème est précisément, aujourd’hui, de reconstruire quelque chose de neuf avec une dimension plus forte.
Donc j’accepte absolument la notion de « protagoniste », et effectivement en ce qui concerne les Comités de soutien, le terme doit être travaillé, mais il faut quand même distinguer trois niveaux :

  • Le premier est celui des processus d’auto-organisation que nous avons eus pendant les mouvements de mai-juin dernier et le combat des intermittents, c’est-à-dire des formes données de comités de grève ou de comités d’action à travers les interpro qui se sont dégagés. Ces formes sont le produit direct de la lutte.
  • le deuxième niveau est celui du parti ou d’une nouvelle force politique qui correspond à la nécessité d’une force qui intervienne effectivement sur le terrain politique, qui pose toutes les questions relatives au programme, à la nature du pouvoir politique des salariés qu’il s’agira de construire, en relation avec toute l’histoire du mouvement ouvrier. Ce niveau est celui de construction du parti,
  • et puis enfin il y a le niveau de l’accord électoral.

Bien entendu, les choses sont liées, mais on a intérêt à bien distinguer parce que, notamment, l’accord de la campagne électorale qui va commencer est un accord électoral entre la Ligue et LO. Il est évident que si de grandes luttes bouleversent la situation sociale et politique, cela posera d’autres questions, mais à cette étape, ce qu’il faut effectivement bien mener c’est la campagne. Dans ce cadre-là, avec des collectifs de campagne et une participation de militants et de salariés et jeunes allant au-delà de la Ligue et de LO, se dessine bien entendu un mouvement, qui aura une grande importance pour nous pour avancer dans la voie d’une nouvelle force politique. Mais je pense que pour la clarté de l’intervention et du positionnement politiques dans les
mois qui viennent, il faut distinguer ces différents niveaux. La première tâche est de bien réussir la campagne.
Il est évident que là va se jouer beaucoup de choses ; la question qui est posée est celle-ci : va-t-on avoir la confirmation, voire l’amplification, des trois millions d’électeurs, aux prochaines élections régionales et européennes, venant après les mouvements de mai, de juin et de juillet 2003 ?
C’est cela la question qui est posée : va-t-on avoir une convergence des deux mouvements, qui détermine le début d’une nouvelle situation politique dans le mouvement ouvrier, du moins partiellement ? Notre objectif est de pousser un maximum dans ce sens là, c’est pour cela qu’on a fait cet accord et qu’on donne une importance très significative pour la Ligue en tout cas.

François Chesnais
Dans ton article dans Rouge, tu cites une enquête où il a été demandé aux gens quel est le mot qui leur semble le mieux s’appliquer à l’extrême gauche actuellement : le mot « contestation » recueille toujours le plus de réponses, c’est-à-dire 41%, le mot « révolte » 23%, le mot « réforme » 19%, et le mot « révolution » 11%. Il y a donc un chemin à parcourir pour contrecarrer l’idée que l’extrême gauche ne serait pas prête à gouverner avec les salariés, pour diffuser au contraire l’idée qu’elle veut aider ceux-ci à formuler un programme et à former un gouvernement des travailleurs.
Il y a cela et puis il y a le fait que si, effectivement, comme tu l’as dit, en 2001 il y a eu 3 millions de voix pour les listes trotskistes et surtout pour LO et la LCR, il y a aussi eu cette abstention massive en milieu ouvrier, et cette part du vote FN qui est vraiment le vote de désarroi des salariés. Qu’allez-vous faire pour aller chercher ces voix, pour aller donner confiance à ces gens ? Que peut-on faire pour modifier les réponses aux sondages, de façon que « contestation » passe en dernier, et que changement de la société devienne la première réponse
des gens ?

François Sabado
La formule que j’emploierais, c’est que nous devons être les plus déterminés comme anticapitalistes ; c’est comme cela qu’on va pouvoir unifier, mobiliser et arracher le maximum de voix. Il faut pouvoir traduire dans la campagne le fait que nous sommes aujourd’hui les seuls qui pouvons, de manière déterminée, d’un point de vue radical, pousser à la mobilisation sociale, défendre les intérêts des travailleurs, leur proposer un changement, et pour cela proposer un changement avec l’ordre établi.
Et c’est parce que nous n’hésiterons pas à nous attaquer au système, à nous attaquer au patronat, à aller à l’affrontement pour la défense du programme anti-capitaliste, pour la défense des intérêts des exploités et des opprimés, qu’aujourd’hui nous pouvons apparaître comme une force crédible, à commencer pour les millions de travailleurs qui ont, soit participé aux grèves, soit les ont soutenues.
D’autre part, nous allons nous adresser aux militants socialistes, communistes, écologistes qui voient les compromissions et la paralysie de leurs partis, pour les gagner s’ils sont déterminés, à l’élaboration avec les salariés, avec nous, d’un vrai programme anti-capitaliste, un vrai programme de défense des intérêts des travailleurs et des classes populaires. Ce faisant nous pouvons aussi récupérer une partie des voix populaires qui se sont effectivement fourvoyées derrière le Front National, parce que nous sommes les seuls aujourd’hui, dans le mouvement ouvrier, qui pouvons mener la bataille contre le Front National, en démasquant le fait que le Front National est le pire ennemi des travailleurs. Parce que la gauche, comme la droite, et tous ceux qui ont soutenu les gouvernements successifs depuis 20 ans, ont créé les conditions qui ont produit les 20% de voix pour le Front National. Ces gens-là sont disqualifiés aujourd’hui dans cette bataille-là. Nous, nous pouvons mener la bataille.
Si j’ai une formule à donner comme leitmotiv de notre campagne, c’est cela : c’est être déterminés dans la bataille anti-capitaliste qui est nécessaire aujourd’hui pour sortir le pays de la crise.

Jérémie Marie
Tu parlais tout à l’heure d’une détermination forte, c’est bien. Encore faut-il qu’elle puisse s’appuyer sur une dynamique, et pour qu’il y ait cette dynamique dans la lancée de la campagne électorale, il faut que celleci fusionne avec la lutte des classes. C’est cela qui me semble être le plus important, parce que s’il n’y a pas cette dynamique-là, la détermination à elle seule ne suffira pas. Il y a aussi la question de savoir ce que vous allez proposer à ceux qui vous rejoindraient dans les comités de soutien. Coller des affiches, ou discuter, avancer
dans la concrétisation du programme d’un gouvernement des travailleurs ?

François Sabado
Je suis d’accord avec toi, je pense qu’il faut arriver à créer une conviction que des secteurs du mouvement de masse se disent : « ces gens-là peuvent nous aider à résoudre les problèmes auxquels nous sommes confrontés, que cela soit les problèmes de revendications, comme les problèmes de tactique de lutte, comme les problèmes de réorganisation de la société ». Là aussi, il y a un point d’appui, qui est tout ce qui
a émergé dans et autour du mouvement altermondialiste. Ici nous avons une approche très différente de celle de Lutte Ouvrière, bien que je pense que cela ne soit pas grave dans cette campagne Il y a là un point d’appui. Il faut effectivement à la fois utiliser tout cet espace nouveau de débat politique sur l’organisation d’un autre monde et organiser un débat ouvert là où d’autres veulent plutôt le verrouiller.
Ensuite, chacun arrive avec ses réponses, mais les révolutionnaires doivent dire quel monde ils veulent aujourd’hui, effectivement.

P.-S.

Article paru dans Carré Rouge, n° 28, décembre 2003-janvier 2004.

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