Le 9 juin :

Un maillon dans le mouvement autonome de lutte des travailleurs contre les licenciements

, par CALARET François, CAVELIER Laurent

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L’article qui suit est le résultat de discussions entre militants organis
és et inorganisés de la région Rouen-le Havre, et a été
écrit au retour de la manifestation du 9 juin. Il s’inscrit tout naturellement
dans la discussion sur la situation dont cette manifestation
est un élément important.

En juillet 2000, il y a à peine un an, le conflit des Cellatex commençait. Une fraction de la classe des salariés allait s’identifier à leur lutte. Mieux : la détermination des Cellatex, que traduisaient leurs modes d’action, allait faire de la lutte de cette petite entreprise de l’Est de la France un porte-drapeau pour nombre de travailleurs qui, pendant l’été dernier, devaient lutter pour conserver leur emploi (Adelshoffen, Bertrand Faure...). Mais ils allaient encore combattre de façon isolée.
Le 9 juin 2001, ce sont les travailleurs d’importantes entreprises victimes au même moment de « plans sociaux » qui sont venus cette fois dire « toutes ensemble » non aux licenciements. Les luttes de l’été dernier ne sont pas étrangères à cette évolution. Mais il faut y voir aussi l’effet de maturations politiques plus profondes, l’émergence d’une conscience des enjeux du capitalisme mondialisé. On commence à comprendre que les délocalisations et les licenciements faits au nom d’une rentabilité jugée trop faible par les actionnaires, ou au nom des pertes financières dues à la concurrence, ne peuvent pas être attribués simplement au « cynisme » ou à l’incompétence de tel ou tel patron, mais s’expliquent plutôt comme le résultat d’un système économique global.
Le travail du mouvement anti-mondialisation n’est pas étranger à cette
prise de conscience. Millau 2000 et la lutte des Cellatex étaient juxtapos
és dans le temps sans que les protagonistes aient conscience de leur
intimité. Le sommet de Nice en décembre 2000 a vu les rangs des antimondialisations rejoints par celui de cortèges syndicaux importants, sur le mode néo-réformiste des appareils syndicaux de la C.E.S. certes, mais ceux-ci ont conforté malgré eux ce qui semble être un acquis : la participation des éléments les plus militants du mouvement syndical à la lutte anti-libérale. C’est dans ce processus d’ensemble que s’inscrit le 9 juin, qui a enfin vu la rencontre entre des travailleurs victimes de plans de licenciements et les militants qui combattent le capitalisme mondialisé (même s’ils le nomment « libéralisme »), ainsi que les militants d’extrême gauche. La perception d’enjeux mondiaux a commencé à trouver son expression politique dans la volonté de lutter contre TOUS les licenciements, et non pas contre tel ou tel plan particulier.

« Surtout il faut sortir de sa boîte »

Ces propos d’un militant syndical de Lu-Danone [1] semblent maintenant une évidence pour de nombreux salariés en lutte [2]. D’abord parce que « ça nous sort de notre isolement » [3] comme le dit une ouvrière de DIM, et parce que la lutte contre les licenciements concerne « toute la société » [4]. Mais comment faire pour « sortir de la boîte » ? Chaque plan de licenciement pose aux salariés concernés et à l’ensemble des travailleurs une question sociale et politique qui les dépasse pris isolément. Il pose aussi la question des outils organisationnels pour mettre la question des licenciements sur la place publique. La proposition de boycott des produits Danone d’une fraction des salariés a été la réponse spontanée qui a permis de susciter, cette fois de manière assumée, une large adhésion populaire à la cause des licenciés. Une fois dépassées ces limites de l’entreprise « où l’on perd chacun dans son coin les uns après les autres », il restait à franchir les obstacles pour traduire le premier élan de solidarité autour du boycott en mouvement social. La coïncidence dans le temps de plans sociaux en a fourni le contexte, les militants syndicaux d’usine ont saisi l’occasion. Ils ont agi eux-mêmes, sans attendre les confédérations syndicales défaillantes.
Et c’est cela le premier succès des intersyndicales à l’initiative du 9 juin :
avoir réussi pour la première fois en France une manif à Paris regroupant près de 30 000 personnes, qui n’était à l’initiative ni des partis de gauche traditionnels, ni des grandes confédérations syndicales. « L’ancien » mouvement ouvrier était en grande partie absent de la préparation du 9 juin et des rangs des manifestants. Ce sont des forces nouvelles qui ont pris le relais.

Le rôle des militants révolutionnaires

Le PC a fait fonctionner ses réseaux, tout en ne faisant pas le maximum. Il a mobilisé suffisamment pour ne pas être noyé par l’extrême gauche et pouvoir répondre à l’appel du pied de Jospin qui, en décalant le vote du projet de loi Guigou, a tenté de faire du 9 juin une mobilisation en faveur des propositions d’amendements du PCF. Lutte Ouvrière a mobilisé ce qu’elle appelle « son » milieu, fournissant le plus gros cortège après le PC (5 à 6 000 manifestants). Cette mobilisation était à l’image de celle du PCF : une mobilisation de boutique dont le but essentiel était de permettre à la direction LO de gonfler ses muscles vis-à-vis du PC et de la LCR, mais absolument pas d’ancrer la discussion sur le 9 juin dans les entreprises ou, à tout le moins, dans les sections syndicales. L’attitude de la direction de LO défendant publiquement que, sans le PCF, point de salut, marque une étape de son évolution.
C’est donc pour l’essentiel à la LCR, à la fraction de LO, à des militants
révolutionnaires « non organisés », ainsi qu’aux militants de SUD ou
d’AC !, que l’on doit le travail politique pour donner un ancrage à cette
mobilisation du 9 juin. Pendant quatre semaines, un travail important
a été mené pour l’information en direction des salariés et des jeunes, l’organisation matérielle des transports en Province, l’animation des structures collectives de mobilisation, la vente de bons de soutien pour financer les départs, mais surtout la lutte politique pour engager des sections syndicales à reprendre l’appel unitaire des Lu, Marks et Spencer, A.O.M. La participation syndicale ou associative au 9 juin est à la fois le produit d’une maturation des consciences et le résultat du travail syndical mené par les révolutionnaires ou les syndicalistes de la gauche critique non gouvernementale depuis des années, voire des décennies, dans les syndicats et dans les luttes partielles : si la manif a eu lieu, si les syndicats SUD étaient nombreux, s’il y a eu bon nombre de syndicats d’entreprise signataires de l’appel unitaire, c’est une première, et c’est le produit de ce travail. Un produit encore modeste en termes numériques. Mais pour chaque manifestant, combien de syndiqués au courant de l’initiative, la soutenant, politiquement, financièrement, ayant distribué des tracts d’information ! C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles le 9 juin peut constituer un maillon de plus vers la reconstruction d’une identité sociale et politique indépendante du camp des salariés. À condition que ceux qui ont contribué à en façonner le succès surmontent les limites de leur propre intervention.

Une promesse dont il faut mesurer les limites

Les cortèges d’entreprises étaient peut-être nombreux, mais en
nombre très variable, allant de délégations d’une dizaine de personnes
à 50 voire 100 personnes et au-delà (Lu-Danone, DIM). Mais à titre
d’exemple, on n’a pas retrouvé les chiffres de manifestants des défilés
d’A.O.M. (2000 personnes), de Lu-Danone, de Marks & Spencer des
dernières semaines. Les travailleurs qui étaient là étaient ceux qui voulaient faire connaître leur lutte au-delà de leur ville ou de leur région,
qui voulaient ne pas se battre tout seuls. C’étaient ceux qui ont dit
qu’ils « attendaient ça depuis des années », ou ceux, moins nombreux,
qui pensent que la lutte contre LEUR licenciement passe par la lutte contre LES licenciements en général. Faire en sorte que ceux-ci soient toujours plus nombreux revient à trouver les moyens politiques pratiques pour rendre le mot d’ordre d’interdiction des licenciements effectif, non pas pour un horizon qui peut apparaître lointain et hypothétique, mais comme un levier pour lutter dès maintenant contre les licenciements d’aujourd’hui. C’est l’étape suivante et
c’est à ce niveau-là sans doute que la rencontre entre des fractions déterminées de salariés et les révolutionnaires a été manquée le 9 juin.
Car s’ils ont prêté l’oreille aux mots d’ordre des révolutionnaires, qu’ont entendu les salariés qui manifestaient ? Surtout Lutte Ouvrière et la
LCR intimant aux députés PCF de ne pas voter la Loi Guigou. Les uns
ou les autres réclamant l’interdiction des licenciements (mais comment
au fait ? Par une loi ? Votée par qui ?), ou scandant de manière évidemment juste mais forcément un peu incantatoire des mots d’ordre qui remettent en cause le pouvoir patronal. La question n’est pas d’avoir les bons mots d’ordre bien sûr. Mais il est quand même significatif qu’ayant fait jeu égal dans la rue avec le PCF, les organisations révolutionnaires n’aient eu comme suite concrète et immédiate à proposer au 9 juin… que la pression sur le vote PC du 13 juin à l’Assemblée nationale [5] !
Il est paradoxal de mesurer une rupture des classes populaires avec les
partis de la gauche plurielle, et la classe politique en général, et de ne pas en tirer les conséquences politiques. Il ne s’agit pas simplement de favoriser l’auto-organisation des travailleurs, mais aussi de donner à celle-ci une expression politique qui ne se limite pas à recoller à des députés de gauche déphasés. Dans l’éditorial de son hebdomadaire en vente sur le parcours de la manif, Lutte Ouvrière parle d’un plan de mobilisation à préparer dès maintenant. Ce qui est pour la direction de LO une figure de style est en fait la question de l’heure.

Avancer dans la mobilisation sociale et politique contre les licenciements

Oui, il faut rendre tangible la perspective d’une loi interdisant les licenciements. Pour cela, il faut définir les institutions et les organes qui pourraient la mettre en oeuvre : un gouvernement des travailleurs, mais pas simplement celui qui serait issu des urnes, un gouvernement qui naîtrait des mobilisations, qui en seraient dès le départ le pouvoir exécutif local.
Les luttes des salariés élaborent une méthode que nous devons collectiviser : quelque chose qui se situe entre la détermination des Cellatex et l’ouverture sur l’extérieur des Lu-Danone. Sans liens avec les autres salariés mobilisés, une lutte à la Cellatex peut se transformer en Fort Alamo : c’est ce que tous les licenciés veulent maintenant éviter, tout en ayant recours au moyen de pression que constitue l’occupation des locaux. Très ouverte sur l’extérieur, une lutte comme celle des Lu s’attire une forte sympathie, mais de manifs en manifs à Calais, Alençon, Londres, Paris, le combat court le risque de ne plus concerner qu’une minorité très déterminée et manquer l’enracinement dans l’entreprise et son tissu local, social, qui est déterminant.
C’est l’une des mesures prises par les Lu-Danone qu’il faudra explorer.
L’appel au boycott des produits de Danone lancé par une partie du personnel a été suivi par la constitution d’une association de défense de
l’emploi. Repliés sur leur entreprise, quand bien même ils lutteraient pied à pied pendant des mois, des travailleurs ne pourraient pas interdire des licenciements. Par contre, en combinant un combat, façon Cellatex, où les travailleurs n’auraient aucun respect sacré pour l’outil de travail, si ce n’est celui de le revendiquer comme propriété collective du travail ouvrier, et seraient prêts à recourir à la force physique comme instrument de confiscation-réquisition du capital machines, des laboratoires, des directeurs, des possessions immobilières, avec une ouverture vers l’extérieur, c’est-à-dire l’appel à toutes les aides, les solidarités, les complicités (élus, associations, intellectuels, jeunes, artistes) serait peut être plus en mesure de rendre effective l’interdiction des plans de licenciements par les salariés et ceux qui les soutiennent, en générant autour des îlots de résistance les germes contagieux de la lutte sociale et politique.

Comment agir dès maintenant ?

La mobilisation pour le 9 juin a suscité dans de nombreuses villes de province des collectifs unitaires de mobilisation. Ils sont le plus souvent
faibles, même embryonnaires. Mais il faut les aider à s’étoffer, à se poursuivre, à se populariser et à s’inscrire dans une reconstruction plus large du mouvement ouvrier. Quelle ville, quelle région peut être certaine que demain, surtout avec le ralentissement économique prévu, elle ne connaîtra pas son phénomène Moulinex ou Péchiney ? C’est pour anticiper de telles menaces, voire les combattre dès maintenant que nous devons poursuivre, donner vie et chair politique aux structures collectives qui se sont ébauchées dans la préparation du 9 juin.
L’initiative peut en être d’ailleurs tant locale que nationale. Dans la foulée du 9 juin et à l’exemple de l’Association des Lu-Danone pour la défense de leur emploi, les initiateurs de la manifestation du 9 juin, les syndicalistes qui les ont soutenus et les 200 personnalités qui se sont ralliées à leur appel, pourraient très bien lancer un appel sous forme de conférences de presse ou d’une pleine page dans Le Monde ou Le Monde Diplomatique à la constitution d’une Association de lutte contre les licenciements, une sorte d’ATTAC version populaire, qui intégrerait la démarche novatrice des intersyndicales de vouloir intégrer au combat contre le capital « toute la société » : syndicats, associations, partis politiques. L’intersyndicale de Lu-Danone parle déjà de prendre d’autres initiatives [6]. Il a aussi été question « d’Etats-Généraux contre les licenciements » [7].
Des comités locaux de lutte contre les licenciements ou des sections locales d’une telle association seraient à même de tisser les liens profonds avec la population locale, en premier lieu les syndicats d’entreprise. Ils aideraient à éviter le « chacun dans son coin ». Ils contribueraient à faire connaître chaque plan de licenciements ou de suppressions d’emplois, à informer les travailleurs de leurs droits, à susciter la solidarité, à engager les mairies de gauche dans le soutien aux travailleurs en lutte, à leur apporter l’aide matérielle et morale nécessaire dans leur action, à engager la discussion autour des moyens de lutte contre les licenciements. En un mot, ils assumeraient de façon moderne le rôle que les bourses du travail ne jouent plus, non seulement pour assurer le succès de futurs « 9 juin », mais surtout
pour apporter le soutien nécessaire aux occupations et pour faire passer dans les faits l’interdiction de chaque licenciement et préparer, dans les têtes, la force politique qui donnerait un jour aux réquisitions force de loi.

P.-S.

Article paru dans Carré Rouge, n° 18, été 2001.

Notes

[1Cette expression est empruntée à l’article de Samuel Holder dont Yves Bonin a
cité de larges extraits dans le dernier numéro de Carré Rouge, et qui est disponible sur le site : culture.revolution chez free.fr

[2Jean Caillou au débat organisé par les Lu-Danone à la fête de Lutte Ouvrière, le 3 juin 2001

[3Libération, 11 juin 2001.

[4Jean Caillou, Le Monde, dimanche 10 et lundi 11 juin 2001

[5L’Humanité, 11 juin 2001 et éditorial des tracts LCR, 11 juin 2001.

[6Libération, 11 juin 2001

[7Communiqué de presse de l’intersyndicale Lu-Danone de Ris-Orangis, 11 juin 2001

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