La classe ouvrière a de nouveau utilisé, à la fin du mois de novembre dernier, son outil historique de lutte : la grève générale. Elle a duré 36 heures et était appelée par les trois centrales syndicales qui structurent le syndicalisme du pays (voir encadré). À cette grève se sont ajoutées de nouvelles formes de lutte, de plus en plus utilisées depuis quelque temps et qui se sont généralisées dans cette grève. Cet article en rend compte.
Pour la troisième fois au cours de son mandat — moins d’un an — le gouvernement argentin a dû affronter une grève générale. À celle-ci se sont ajoutés dans tout le pays des marches, manifestations de rue, barrages de routes, de rues et de voies de communication, constituant une combinaison d’anciennes et de nouvelles formes de lutte et d’organisation correspondant aux transformations connues par le capitalisme argentin. En effet, la restructuration capitaliste qui a lieu dans ce pays depuis les années 70 a pris un rythme vertigineux dans les années 90, soumettant la structure économique et sociale argentine à de profonds changements.
La contrepartie de ce violent processus de changements a été un éventail de résistances qui se sont propagées dans tout le pays durant cette dernière décennie. Pourtant, cette conflictualité sociale n’a jamais réussi à avoir un axe centralisateur et n’a pas non plus pu garantir sa continuité. Au contraire, la fragmentation et la dispersion sont ses caractéristiques principales malgré les nombreuses grèves (y compris grèves générales) qui ont eu lieu au cours de la période. Cette combinaison d’anciennes et de nouvelles formes de lutte a eu un impact très fort sur les relations entre l’Etat et la société civile ainsi que sur les médiations du système traditionnel de représentation.
Les partis, les institutions de la démocratie parlementaire et les syndicats ont tous intériorisé la crise de l’Etat interventionniste [1] propre au populisme ; ils ne se montrent plus capables ou ont de sérieuses difficultés à canaliser la conflictualité sociale.
Dans un contexte économique et social différent de la période antérieure, le mouvement social a cherché de nouveaux chemins pour s’opposer et exprimer sa rébellion face à l’avancée du système néolibéral, système qui jour après jour abaisse le seuil matériel au niveau duquel les travailleurs et les classes les plus défavorisées vivent et reproduisent leur existence.
Nouveaux chemins de révolte
Les barrages de routes, apparus timidement au début des années 90 se sont étendus à pratiquement tout le pays (villes moyennes et grandes, localités, villages et zones rurales). Ils apparaissent comme une forme d’auto-organisation, caractéristique de cette période, utilisée par une partie de la société pour exprimer rébellion et résistance face à des conditions de vie de plus en plus misérables.
Certaines recherches récentes révèlent que durant les dernières décennies les barrages de routes ont remplacé les grèves et saccages des années 80 et du début des années 90, modifiant ainsi les formes d’expression de la protestation sociale.
Dans un travail récent du très libéral Centre d’Etudes de la Nouvelle Majorité, des chiffres significatifs sont avancés : les conflits du travail ont enregistré un pic pendant la période 1986-1989 atteignant 3 575 cas pour passer entre 1990 et 1994 à 2 222 et tombant à 1 228 pour la période 1995-2000. De leur côté les saccages ont atteint 676 cas en 1989 et sont descendus à 96. Au contraire, l’évolution des barrages montre la séquence suivante : en 1997, 140, en 1998, 51, en 1999, 252 et pendant les 10 premiers mois de 2000, 238.
« On remarque que la moyenne des barrages était de un tous les 2,6 jours en 1997, un tous les 7, 1 jours en 1998, un tous les 1,4 jour en 1999, et pour ce qui va de cette année (2000), ils ont été de un tous les 1,2 jour » [2].
Si ces données parlent de l’ampleur et de l’évolution des différents types de lutte au cours de la décennie, il ne s’agit pas pour nous de conclure à la disparition ou à la perte de la centralité du conflit capital/travail propre aux relations sociales qu’engendre le mode de production capitaliste, mais que ce conflit s’exprime sous de nouvelles formes.
Face au chômage structurel, à l’exclusion des processus de production et de consommation de secteurs de plus en plus grands de la société, face à la précarisation et au despotisme patronal qui règne dans les usines et les lieux de travail, les travailleurs et les secteurs populaires rencontrent de grandes difficultés pour agir au sein des centres de production et d’accumulation du capital. Ils agissent alors sur le circuit de distribution et de circulation des marchandises et des personnes, piégeant ainsi, au moins momentanément, la réalisation du profit. Il ne s’agit pas bien sûr d’un fait conscient, mais d’un processus objectif où se combinent alors la lutte des « occupés » contre l’exploitation capitaliste et celle des exclus de la production et de la consommation voulant s’y insérer ; dans ce combat, ils affrontent aussi l’Etat. Dans la pratique, ces nouvelles modalités d’action dessinent une reconfiguration/relocalisation du cadre de la confrontation sociale.
D’autres chercheurs [3] remettent en cause ce qu’ils appellent « une vision superficielle » assignant le rôle principal des barrages uniquement aux « sans-emploi » structurels qui réclament du travail. En réalité, les barrages connaissent des acteurs différents selon les objectifs recherchés.
Ainsi, les protagonistes ont été des salariés (occupés ou non), des chômeurs structurels et différentes parties de la petite-bourgeoisie — producteurs agricoles, petits commerçants, étudiants — qui se mobilisent pour le maintien de leur emploi, pour des subventions à destination de travaux communautaires, pour le rattrapage des retards de salaires ou la baisse de ces derniers, pour des baisses d’impôts, pour des crédits à faible taux d’intérêt, pour la reprise de services publics supprimés par suite d’absence de financements (gaz, électricité) ; pour la création de sources de travail, pour des subventions étatiques diverses (alimentation, médicaments, vêtements, matériel de construction, hôpitaux mobiles, réfection des écoles publiques, pavages de rue...), toutes choses qui font la qualité de vie de la population.
Tout ceci constitue un ensemble de revendications qui s’articulent de façon complexe : certaines, de par leur caractère immédiat, ne parviennent pas à dépasser le niveau de conscience politique existant, d’autres si : celles qui appellent à des changements dans la politique de l’Etat, au niveau communal ou provincial. Dans de nombreux cas, cette diversité de sujets et de revendications converge sur un même barrage, donnant lieu à une mobilisation inter-classiste avec de forts traits populaires.
C’est particulièrement significatif lorsque le barrage a lieu dans des villes moyennes qui se sont développées autour d’une activité hégémonique (mine, pétrole, chemins de fer, aciéries), centralisée en général dans une entreprise d’Etat [4]. La politique de privatisation a changé en peu de temps l’ordre établi pendant des décennies, laissant sans protection une population salariée souvent hautement qualifiée et protégée [5].
La réforme de l’Etat, le transfert massif d’activités du secteur public au privé, la dérégulation du marché, ont accentué la fragmentation sociale, la pauvreté et la marginalité ; cela a transformé des villes dont le moteur de l’activité quotidienne étaient le progrès et l’ascension sociale en villes fantômes sans futur ni espoir.
Nouvelles formes d’organisation
Si la nouveauté essentielle apportée par le barrage est la reconfiguration/relocalisation de l’espace de lutte, ses formes d’organisation n’en sont pas moins significatives : le piquet et l’assemblée.
Le piquet, noyau central du barrage, est formé d’un groupe d’hommes et de femmes — souvent éphémère, tel est le destin de l’avant-garde ! — qui organise et assume la responsabilité de le maintenir en place mais pas nécessairement de le diriger. Le cadre de décision est l’assemblée, démocratique et plurielle, souvent très populaire avec des milliers de personnes ; c’est un exercice de démocratie directe. C’est là que se débattent les revendications et où s’articulent les consensus ; là ou s’établissent les propositions, se construisent des identités collectives et de nouvelles subjectivités souvent transitoires, mais que la crise oblige à réitérer encore et encore.
Dans la vague de barrages de routes et voies publiques qui s’est déployée durant les mois d’octobre et novembre derniers, prémices de l’arrêt de travail de 36 h, le niveau d’organisation a été supérieur à ce qu’on avait connu jusqu’alors. S’il existe un débat sur le caractère spontané ou organisé des barrages, ce que l’on peut apprécier dans l’évolution de ces derniers mois, c’est qu’à mesure que s’approfondit la crise nationale, la composante spontanée décroît au profit de la composante organisée. Ce fut particulièrement vrai dans les barrages de la province de Buenos Aires, dans la zone des ceintures industrielles (cordones), à quelques kilomètres de la capitale fédérale ainsi que dans la capitale provinciale où la ville de La Plata a été virtuellement coupée de toute liaison terrestre pendant de nombreuses heures. Dans la Matanza, une localité surpeuplée à l’ouest du cône urbain de Buenos Aires, le barrage a duré 10 jours et entre 4 et 7 000 personnes, selon les sources, y ont participé. Les relèves de la garde du piquet, l’ordre interne établi, les contrôles sociaux, les assemblées massives discutant d’un programme global de revendications très supérieur à la réclamation de subsides, en furent les caractères les plus remarquables.
La participation de divers courants politiques et même de dirigeants locaux des grands partis du système devint naturelle, tout comme l’alliance établie avec le mouvement ouvrier organisé dans la région. Mais cela ne change pas le caractère des barrages : des mouvements autonomes qui dépassent le cadre syndical et partidaire. Dans la zone du « cône urbain », d’autres barrages avançaient des mots d’ordre politiques incluant revendications propres, exigence de libertés et arrêt des poursuites contre des dirigeants sociaux ainsi que la question d’une grève générale de 36 heures. Dans certains cas, la question de la participation ou non de dirigeants politiques locaux des partis majoritaires a été posée, et le barrage a réaffirmé son autonomie en refusant les médiations des chefs municipaux et de l’Église.
Dans leurs grandes lignes, les barrages reçoivent l’adhésion de l’opinion publique et obtiennent ainsi une légitimation de l’usage de la force sociale afin de faire aboutir les revendications populaires. Ils montrent en même temps une volonté croissante de lutte et une disposition à l’affrontement avec les forces répressives. Cela se confirme par le fait que leurs occupants se couvrent le visage et qu’ils sont armés... de bâtons et de frondes.
Le récent arrêt de travail de 36h fut la réponse des centrales ouvrières à un nouveau train de mesures économiques et sociales clairement anti-ouvrières et anti-populaires, mais il fut précédé par une vague de barrages pendant les mois d’octobre et novembre qui exprimait le ras-le-bol et le désespoir face à un avenir chaque jour plus incertain. Cette grève connut la plus grande et plus profonde adhésion populaire de la dernière décennie et fut accompagnée d’une multitude de marches et d’actes de protestation comme on n’en avait plus connu depuis longtemps. Les anciennes formes de lutte se sont mêlées aux nouvelles et les travailleurs organisés dans les syndicats ont agi comme centralisateurs de l’ensemble. L’Argentine passe par une période dangereuse : la dette extérieure croît plus vite que l’économie et exige des ajustements permanents ; la crise politique mène à une fragilité extrême des institutions de la démocratie bourgeoise ; la conflictualité sociale augmente par moments de façon explosive, mais le mouvement social n’accouche pas pour l’instant d’une force politique à la hauteur de ce défi.