Débat

Cohn-Bendit/Besancenot : choc sur l’Europe

, par BESANCENOT Olivier, COHN-BENDIT Daniel

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Entre la vision euro-écologique de l’ex-héros de Mai 68 Daniel Cohn-Bendit et le radicalisme du leader d’extrême gauche Olivier Besancenot, toute convergence semble impossible.

  • En cherchant à convaincre les électeurs de sanctionner Nicolas Sarkozy, n’éloignez-vous pas le débat des enjeux européens ?

Daniel Cohn-Bendit : Certains font cette erreur — Le Pen, Mélenchon, le PS, l’extrême gauche et, surtout, François Bayrou. En revanche, Europe Ecologie, le mouvement que je représente, veut sanctionner Sarkozy en proposant un projet social et écologique de transformation pour l’Europe. Avec une critique radicale des politiques françaises, allemandes et européennes qui nous ont menés dans le mur.

Olivier Besancenot : Ces élections sont l’occasion de sanctionner les politiques capitalistes et ceux qui les soutiennent. Comme elles ne font pas obstacle à la liberté de mouvement des capitaux, des produits financiers toxiques se diffusent dans tout le système bancaire. Nous ne sommes pas pour changer l’Europe, nous sommes pour en construire une autre. Mettre en place un salaire minimum européen impose une fiscalité européenne, or, avec la règle de l’unanimité, il suffit qu’un pays s’y oppose, par exemple le Luxembourg.

D. C.-B. : Les traités européens n’empêchent pas d’instaurer une transparence des mouvements de capitaux. Nous proposons que ces transactions soient obligatoirement déclarées par les titulaires des comptes et par les établissements bancaires. Actuellement, les gouvernements et le G20 s’y refusent pour ne pas remettre en question la City de Londres et les paradis fiscaux britanniques. Nous voulons notamment construire au Parlement européen une majorité qui s’attaquera à l’évasion fiscale, à la corruption, au blanchiment de l’argent sale. Nous proposons en outre la levée totale du secret bancaire.

  • Ce qui vous sépare, c’est que l’un veut transformer le capitalisme et l’autre le supprimer ?

O. B. : Cela fait des années que nous demandons la levée du secret bancaire ! À une époque, tout le monde souriait quand on en parlait. Mais nous voulons que cela se fasse sous le contrôle de la population, pas sous le contrôle des Etats. Il faut établir en Europe un service public bancaire unique, qui ait le monopole du crédit, sous le contrôle des salariés et des usagers.

D. C.-B. : Je suis résolument contre un monopole bancaire. Nous l’avons connu dans les pays socialistes : ça a été la catastrophe que l’on sait ! Le slogan « Contrôle par le peuple » ne veut rien dire. Je défends le rôle de la démocratie représentative parlementaire.

O. B. : Je ne vois pas en quoi le contrôle sur les mouvements de capitaux devrait être la chasse gardée d’une poignée de spécialistes. Les salariés sont en capacité de se doter d’institutions démocratiques pour contrôler la comptabilité bancaire. Il y a deux types de sociétés, capitalistes ou bureaucratiques, où une minorité d’individus décide. Nous sommes pour un troisième modèle, où la majorité déciderait pour elle-même.

D. C.-B. : Selon toi, un petit groupe aurait le monopole du pouvoir dans les démocraties existantes ? Ce n’est pas vrai ! Ce sont des majorités qui ont élu Sarkozy ou Berlusconi — cela peut paraître révoltant, mais c’est ainsi. On ne peut pas faire le bonheur des peuples contre les peuples. L’Europe n’a pas été que néolibérale. Elle a aussi permis la réconciliation entre des peuples qui n’ont pas cessé de se massacrer.

O. B. : La question est de savoir qui décide dans le cadre de la construction européenne. Je ne fais pas de démagogie.

D. C.-B. : Si.

O. B. : Sous un autre nom, la directive Bolkestein est toujours là. Il y a l’Europe fantasmée et la réalité. A La Poste, notre direction prend appui sur la directive de libéralisation postale pour imposer la distribution du courrier par des salariés d’une entreprise privée avec moins d’acquis sociaux.

D. C.-B. : Mais, en Allemagne, après un accord sur un salaire minimum, la concurrence privée s’est effondrée. Le Parlement européen a voté une réforme importante : lorsqu’un salarié va travailler dans un autre pays, ce n’est plus la législation sociale de l’Etat d’origine qui s’applique, mais celle du pays d’accueil.

O. B. : Il y a des millions de personnes qui perdent leur emploi dans des multinationales nourries de subventions européennes. Des millions de salariés tremblent, car ils voient leurs services publics affaiblis dans le domaine de la santé, de l’éducation. Se féliciter que l’Europe apporte la paix, c’est bien beau...

D. C.-B. : C’est déjà pas mal...

O. B. : L’Europe que je connais, ce sont des puissances impliquées dans la guerre en Irak, en Afghanistan, en Afrique, qui n’ont rien fait au moment de la guerre à Gaza. Nous n’avons pas d’illusions sur le Parlement européen, mais nous espérons avoir des députés européens pour relayer les revendications sociales.

  • Les drames sociaux, les licenciements favorisent-ils les réponses radicales de l’extrême gauche ?

D. C.-B. : Personne ne nie qu’il y a des luttes. Ça a abouti à quoi ? Ce n’est pas à moi de juger la radicalité.

O. B. : La question de l’écologie est instrumentalisée par les institutions européennes, qui dénoncent une trop grande quantité de voitures. Mais ces mêmes institutions font tout pour ne pas développer les modes de transport alternatifs, et pour déglinguer le service public ferroviaire. La Commission de Bruxelles, par son jeu de subventions, est en train de flinguer une bonne partie du système de fret.

D. C.-B. : Ce n’est pas vrai. Avec la même Commission européenne, il y a une tout autre stratégie en Allemagne.

O. B. : Il y a pire encore avec la politique de l’énergie. La directive électricité votée en juin 2008, qui sépare les activités, de la production à la distribution, est en phase avec ce qu’attendent les opérateurs publics qui préparent les privatisations. On va remettre entre les mains d’appétits privés un service public de l’énergie, donc le nucléaire, que l’on combat ensemble. Sans service public de l’énergie à l’échelle européenne, il y aura une catastrophe.

D. C.-B. : Non, c’est l’inverse. Les Allemands ont décidé de sortir du nucléaire, sous l’impulsion des Verts et des socialistes. Si on y est parvenu, c’est grâce à la dérégulation. C’est le seul moyen d’obliger EDF à accepter la production d’énergies renouvelables.

O. B. : C’est une impasse.

D. C.-B. : Non.

O. B. : Les dérégulations se traduisent par des suppressions d’emplois et des hausses de tarifs.

D. C.-B. : Non, par 750 000 créations d’emplois en Allemagne. Le problème, c’est qu’on a des monopoles de producteurs d’électricité qui ont complètement bloqué la production d’énergie autour du nucléaire. Et ce n’est qu’à partir du moment où ils ont été concurrencés, par exemple par les énergies renouvelables, qu’ils ont dû s’y mettre et créer des emplois. On ne pourra pas sortir du nucléaire en France sans en finir avec le monopole d’EDF.

O. B. : C’est clair et c’est un gros désaccord entre nous. Ta position aboutira à un drame. L’activité nucléaire deviendrait un business...

D. C.-B. : Elle l’est déjà !

O. B. : C’est bien pour cela que nous proposons un seul service public européen de l’énergie.

D. C.-B. : Je suis contre un service public européen unifié. Parce que ce serait forcément un mammouth ! Il y a des cultures régionales de service public différentes. Il ne faut pas plaquer n’importe où le modèle français, ni créer une nouvelle bureaucratisation.

O. B. : Pourquoi ça ne pourrait pas fonctionner autrement ?

D. C.-B. : La seule façon d’éviter un mastodonte européen, c’est de créer des services publics d’intérêt régional.

O. B. : S’éclairer et se chauffer sont des besoins vitaux. Ils sont prioritaires sur les profits, sur l’appétit de quelques groupes à transformer l’énergie en marchandise.

D. C.-B. : Avec un grand service public, on écrase l’inventivité des petites entreprises productrices d’énergie renouvelable.

O. B. : On n’est plus à l’époque du concours Lépine ! En matière d’énergie, ce n’est pas le petit inventeur qui va apporter sa solution dans le domaine du renouvelable.

D. C.-B. : Ce n’est pas vrai. En Allemagne, avec la sortie du nucléaire, les petites entreprises se sont développées de manière extraordinaire.

O. B. : On n’est pas d’accord.

D. C.-B. : Il faut arriver à la réduction d’au moins 20 % de l’émission de gaz à effet de serre, donc de CO2...

O. B. : 20 %, c’est en deçà des exigences des écologistes.

D. C.-B. : C’est une avancée, certes encore insuffisante...

O. B. : Et il y a une priorité pour le marché des droits à polluer...

D. C.-B. : Non. L’Europe va dans la bonne direction. Il faut d’abord atteindre les 20 %, et faire mieux ensuite. Nous avons voté contre le marchandage des droits à polluer avec les pays les plus pauvres.

  • Daniel Cohn-Bendit, vous avez connu Alain Krivine en 1968 ; le discours d’Olivier Besancenot est-il différent ?

D. C.-B. : Il y a des tas de questions que l’on ne se posait pas en 1968. Sur la dégradation climatique, ni Alain Krivine ni moi n’y comprenions quoi que ce soit à l’époque.

  • Les dirigeants du NPA ont l’habitude de dire que Daniel Cohn-Bendit est un social-libéral ; ce débat vous a-t-il fait changer d’avis ?

O. B. : Non. Sur la libéralisation de l’énergie, le paquet climat par exemple, il y a entre nous un très gros désaccord. Mais nous nous retrouverons dans les luttes contre le nucléaire, le réchauffement climatique ou les OGM.

Cette rencontre s’est déroulée au Café Le Croissant, 146 rue Montmartre, 75 002 Paris. Un lieu historique où Jean Jaurès a été assassiné le 31 juillet 1914 par un nationaliste.

P.-S.

Propos recueillis par Elise Karlin et François Koch.
Entretien paru dans L’Express, édition du 2 juin 2009.

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