« La régression démocratique menace au Brésil »

, par LÖWY Michael

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Avant le second tour de la présidentielle au Brésil, le philosophe Michaël Löwy, né à Sao Paulo en 1938, analyse les enjeux.

Le philosophe Michaël Löwy, né à Sao Paulo en 1938, professeur à l’EHESS à Paris, revient sur le premier tour de la présidentielle brésilienne, qui a placé Bolsonaro, le candidat d’extrême droite, en position très avantageuse avant le second tour. Avec, en toile de fond, la puissance de séduction du modèle « illibéral ».

Jair Bolsonaro, le candidat d’extrême droite bien parti pour diriger le Brésil. © afp.com/Mauro PIMENTEL

Quelle analyse faites-vous de la percée de l’extrême droite au Brésil, portée par le candidat Jaïr Bolsonaro ?

Michaël LÖWY. C’est une qualification d’autant plus inquiétante que Bolsonaro bénéficie d’une incontestable avance. La probable future victoire de cet homme, avec le programme rétrograde et autoritaire qui est le sien, constitue une césure radicale dans l’histoire du Brésil contemporain.

Comment s’explique cette percée de l’extrême droite, d’après vous ?

Il n’y a pas, pour l’heure, d’interprétation globale absolument satisfaisante. Le phénomène idéologico-politique recèle encore quelque chose d’inexplicable. La première piste explicative renvoie à la nature globale — du Japon à l’Amérique du Sud, de l’Italie aux Etats-Unis, de la Hongrie à l’Inde — de la poussée de l’extrémisme de droite xénophobe, misogyne et autoritaire.

Et plus spécifiquement au Brésil, comment se présente le vertige « illibéral » ?

Il y a plusieurs hypothèses : pour certains politologues et commentateurs, c’est d’abord le ras-le-bol populaire de la violence qui a conduit une masse d’électeurs à choisir Bolsonaro...

Oui, et ce d’autant plus que le chef de file du PSL se montre partisan du port d’armes, de la peine de mort et de l’utilisation de la torture contre les trafiquants de drogue et les mafieux selon le « modèle » du président dictateur Roberto Duterte aux Philippines...

C’est d’une droite ultra-sécuritaire, passéiste et assez atlantiste dont Bolsonaro est en effet l’expression. Au Brésil, il faut bien voir que les régions du Sud, autour de Sao Paulo, connaissent des taux de criminalité bien moindres que le Nordeste. C’est dans le Nordeste que le candidat du PT, Fernando Haddad, engrange le plus de soutiens. Le ressort sécuritaire n’est donc pas la seule explication du vote en faveur de Bolsonaro. La colère suscitée par la corruption a eu aussi un effet mobilisateur. Néanmoins, la candidate des écologistes Marina Silva avait fait aussi de l’assainissement des pratiques un étendard politique.

Quel a été le rôle de la passion identitaire dans la plateforme programmatique de Bolsonaro ?

Par contraste avec d’autres extrêmes droites qui engrangent des succès à l’étranger, notamment en Europe, mais aussi dans l’Amérique trumpiste, la passion identitaire a eu un rôle très faible. Le ressort ethno-identitaire n’est pas déterminant pour l’extrême droite brésilienne, qui ne place pas ses combats sous le signe de la défense de la « race blanche ». Et puis, au fil des mois, il a élargi sa base électorale à d’autres couches que la classe moyenne blanche. Bolsonaro a fédéré des Brésiliens d’origine et d’appartenance très diverses sur la base d’une exaltation de la nation, du drapeau, de la patrie et de la famille. C’est son originalité. Bolsonaro partage avec les extrêmes droites européennes l’autoritarisme et la tentation de militariser la société, mais son optique n’est pas ethno-raciale (le racisme restant structural aux néo-fascismes européens).

Quelle analyse faites-vous de sa référence récurrente au Vénezuela contre « contre-modèle » ?

C’est une résurrection discursive du péril communiste. En montrant du doigt le chavisme de Maduro, Bolsonaro a cherché à mobiliser un électorat fragilisé en lui communiquant la peur des « rouges », dont les relais au Brésil étaient supposés être le PT et ses soutiens. Pourtant les grands pays communistes comme la Russie soviétique ou la Chine ont tourné la page du communisme. En outre, le PT est social-démocrate, modéré et écologiste — pas communiste. Il n’a aucune intention de « maduriser » le Brésil ! L’épouvantail communiste est donc une fiction totale. Pourtant, cette surenchère manipulatrice a visiblement fonctionné. Comme si les grandes manoeuvres de « guerre froide » avaient encore prise sur une partie de l’opinion...

Comment expliquez-vous cette permanence de la peur du « rouge » ?

Peut-être comme une résurgence de la dictature militaire anticommuniste, obsédée par l’ordre et la sécurité. Or la dictature militaire s’instaure à l’issue d’un coup d’Etat. Bolsonaro, lui, cherche l’onction du suffrage populaire. Par certains côtés, concernant la torture, Bolsonaro va même plus loin que la dictature. Le régime militaire niait y avoir recours. Bolsonaro s’en revendique publiquement et sans honte. La régression démocratique menace.