- Les 29 et 30 janvier 2009, 65 000 personnes à Pointe-à-Pitre, 4 000 à Basse-Terre, selon les manifestants, ont défilé, soit près de 15 % de la population totale. Pendant quarante quatre jours les manifestants sont restés mobilisés jusqu’à l’obtention d’un accord, le 26 février 2009 et à celle d’un protocole de fin de conflit le 4 mars.
Au-delà de l’augmentation salariale de 200 euros conquise pour les bas salaires et d’une avancée conséquente, sur près de 150 points de revendications proposés par le LKP [3], quels sont les changements profonds que ce mouvement social a induits ?
Au cours de ces manifestations, un mort malheureusement fut à déplorer, un responsable syndical, Jacques Bino, dont le nom a été repris comme un symbole de l’engagement pour désigner l’accord signé le 26 février dit « accord Bino ». À la disparition tragique de Jacques Bino s’ajoutent de nombreux blessés par balle, notamment du côté des forces de l’ordre. Certains jeunes, armés, ont organisé de véritables guérillas urbaines dans les grandes villes des départements français d’Outre-mer, des magasins ayant même été pillés.
- Comment en est-on arrivé là ?
Tout d’abord, le malaise profond qui empoisonne ces sociétés de l’Outremer français est à double dimension, d’ordre économique mais aussi identitaire : le traumatisme de l’esclavage et la division « socio-raciale » qui en ont découlé se sont perpétués dans l’organisation même des rapports internes à ces sociétés, et aussi externes dans la relation à l’État. Sur ce dernier point en effet, la France a un sérieux problème avec sa diversité culturelle et elle entretient avec ses départements français d’Outre-mer, « ex-colonies », une relation de dépendance voire de type colonial qui ne dit pas toujours son nom.
Ensuite, la grève générale qui a paralysé l’île pendant un mois et demi a été déclenchée sur la base de 146 points de revendication, dans des domaines aussi vastes que :
— le transport, le logement, l’environnement, l’aménagement du territoire, les services publics, le droit syndical, l’éducation, l’emploi et la formation professionnelle,
— la défense de l’identité et de la culture guadeloupéenne mais aussi la demande d’éclaircissement sur des massacres perpétrés au cours du XXe siècle par l’armée française contre le peuple guadeloupéen.
Cette variété de revendications reflète de la part du collectif LKP une volonté de considérer les problèmes traversés par la société antillaise dans son ensemble et pas uniquement d’un point de vue strictement salarial. Le succès de la mobilisation est dû aussi à la diversité du collectif regroupant près de cinquante organisations culturelles, politiques et syndicales, ce qui est véritablement inédit, toutes s’étant accordées sur des objectifs communs à atteindre, soit près de 150 points de revendications, en mettant de côté leurs divergences :
— Partis politiques de gauche, le plus souvent indépendantistes comme le Parti Communiste Guadeloupéen, Combat Ouvrier (trotskyste), l’Union Populaire pour la Libération de la Guadeloupe (UPLG), le mouvement Nonm, la Convention pour une Guadeloupe Nouvelle, mais aussi les Verts.
— Associations culturelles qui défilent durant le carnaval telles que Akiyo, Mas ka klé, Voukoum et principales organisations syndicales autonomes pour la plupart par rapport aux confédérations de la métropole (CGTG, FO, CFTC, FSU, certaines branches de SUD et de la CFDT) ou indépendantistes (UGTG), ce qui ne limite pas le mouvement à « ceux d’en bas » mais regroupe toutes les catégories sociales puisque également les cadres sont présents, alors qu’un syndicat de petits patrons, l’Union des Chefs d’Entreprise de la Guadeloupe (UCEG), a même rejoint les revendications du LKP.
Enfin, ce qui se passe dans le monde concerne la Guadeloupe… et ce qui s’est passé en Guadeloupe intéresse le monde : ou comment les luttes sociales prennent une nouvelle forme, dans un contexte de crise mondiale. La force du collectif LKP est justement de ne pas être tombé dans le piège du faux débat de l’indépendance vis-à-vis de la France, à l’heure de la mondialisation et d’une crise planétaire à laquelle plus aucun pays n’échappe. Car face à la crise mondiale qui n’épargne personne, les « fronts de libération nationale » d’hier cèdent le pas aux luttes sociales qui ont une résonance en France et dans le monde. On parle ainsi de « modèle LKP » exportable : en France, certains travailleurs ayant défilé les 19 mars et le 1er mai — qui a été historiquement unitaire — n’ont en effet pas hésité à reprendre l’idée d’organiser partout dans le pays des grèves comme celle menée par le LKP en Guadeloupe.
Aujourd’hui, le 7 janvier 2010, Elie Domota appelle à la reprise de la grève générale à compter du 20 janvier.
- Sens-Dessous — En quoi le LKP a-t-il représenté quelque chose de nouveau par rapport aux mouvements sociaux et politiques traditionnels en Guadeloupe ? Quelle a été la rupture ?
Alex Lollia — Le LKP a su dépasser les clivages traditionnels entre organisations syndicales, organisations politiques et associations de tous ordres (défense de locataires, défense de l’environnement etc.), si bien que par un travail commun il a pu mettre en avant 150 points de revendications. Le grand travail du LKP a consisté à sauvegarder l’indépendance de chaque organisation, ce qui est fondamental, tout en maintenant la cohésion de l’ensemble. Je crois que sur ce point le LKP a en très grande partie réussi. C’est un premier aspect. Le deuxième aspect c’est que l’état d’esprit des couches populaires a correspondu à ce moment-là aux revendications avancées par le LKP. Il a très bien saisi qu’il y avait par-delà le problème du coût de la vie, un mal-être social profond et en même temps quelque chose qu’on peut appeler une revendication identitaire. Donc cette revendication identitaire combinée au mouvement social, cela a donné quelque chose d’assez nouveau qui explique que des dizaines de milliers de personnes ont participé aux mobilisations. Cependant, il y a tout de même des éléments qui me semblent contestables dans la démarche du LKP, et notamment en ce qui concerne la démocratie : quand il y a un mouvement d’une telle ampleur, on fait en sorte que ceux qui ont participé aillent le plus loin possible dans l’expérience de la démocratie, de l’auto-organisation. Or à aucun moment, me semble-t-il, le LKP n’a impulsé une forme d’organisation où les gens, les salariés, ceux qui se sont mis en mouvement, auraient pu par eux-mêmes s’organiser, prendre les décisions et les mettre en œuvre par eux-mêmes. Plutôt que cela, nous avons eu affaire à une tentative de caporaliser le mouvement. Cela est préjudiciable et tôt ou tard nous allons le payer cher.
- S.-D. — Qu’est ce qui vous a amené à vous impliquer dans le LKP ?
A. L. — Tout d’abord aucune organisation ne pouvait ne pas adhérer au LKP. Le mouvement était tellement puissant qu’un refus d’adhérer aurait dû faire valoir des arguments solides, arguments qu’on n’aurait pas trouvés. Par ailleurs, les revendications étaient parfaitement justes, et puis il y avait un enthousiasme populaire certain. Mais à côté de tout cela, de l’émotion de l’enthousiasme, je crois que le LKP n’a jamais su développer les éléments d’analyse qui auraient permis un saut qualitatif dans la conscience collective. On a plutôt répété ce qu’on entend en général : c’est le peuple qui est en mouvement, la Guadeloupe c’est à nous. Cela peut être interprété de mille façons.
- S.-D. — Justement, comment interprétez-vous ce slogan ? Il est pour nous très ambigu.
A. L. — Il est très ambigu parce qu’il peut en effet vouloir dire tout et n’importe quoi selon la façon dont on l’interprète. Il peut vouloir dire que la Guadeloupe n’appartient qu’aux Nègres et aux Indiens. Il y a une théorie de l’unité Nègres/Indiens qui se développe depuis quelques temps et que je trouve très suspecte. On nous dit que la majorité du peuple est composée de descendants d’Africains et d’Indiens. Je ne sais pas comment on fait pour les compter mais enfin ce calcul me paraît macabre. C’est une première lecture. Deuxième lecture : on peut penser que la Guadeloupe appartient à ceux qui la font vivre et qui veulent la développer. Dans ce cas, on ne tient pas compte de l’origine ethnique des gens mais de leur participation à l’élaboration d’une société nouvelle. C’est comme cela que je préfère comprendre le slogan : la Guadeloupe appartient à ceux qui y travaillent et contribuent à son développement et à son émancipation. Mais d’autres éléments à travers les discours sont venus brouiller ce message-là, parce qu’ils portaient en germe des positions qui peuvent être qualifiées de xénophobes et même de racistes. Je pense que si la Guadeloupe appartient à tous ceux qui y travaillent, il y a de la place dans le mouvement LKP pour les Haïtiens, pour les Dominicains et pour tous les immigrés. Or à aucun moment la question de la situation des immigrés en Guadeloupe n’a été posée, et j’ai été très gêné par cela. Comment peut-on parler de pwofitasion sans dénoncer nous-mêmes les pwofitasions que les guadeloupéens exercent sur des populations plus fragilisées tels que les Haïtiens ou les Dominicains. Je crois qu’il fallait le dire si on voulait être clairs avec nous-mêmes et faire avancer une conscience qui ne soit pas seulement la conscience victimaire des guadeloupéens par rapport à un système que l’on qualifie de colonialiste. Si nous-mêmes pratiquons aussi cette injustice, il faut pouvoir la dénoncer. Il nous faut de la considération et du respect pour ceux qui sont victimes d’exploitation féroce, et peu importe qu’ils soient nos « frères » ou pas. Ce n’est pas une question de famille.
- S.-D. — Mais le mouvement autour du LKP n’a-t-il pas tout de même surpris et dépassé des gens qui de manière classique avaient voulu l’instrumentaliser au départ pour des fins politiques ?
A. L. — En réalité ce qui devait se dérouler c’est ce que l’UGTG (Union Générale des Travailleurs Guadeloupéens) a toujours voulu faire, mais qu’elle ne pouvait plus faire seule, c’est-à-dire engager le mouvement sur le terrain des luttes sociales et transformer ces luttes sociales en lutte politique pour l’indépendance nationale. L’UPLG (Union Pour la Libération de la Guadeloupe) ne peut pas faire cela seule. Elle a donc mis entre parenthèses son sectarisme légendaire pour pouvoir s’ouvrir à d’autres organisations, y compris des organisations connues pour leurs positions départementalistes.
- S.-D. — C’est-à-dire ?
A. L. — Par exemple, au sein de la direction du LKP, il y a trois personnes connues pour leur appartenance à la direction locale de l’UMP. Le représentant d’une association de locataires, celui d’une association pour l’eau, et un syndicaliste, sont connus comme membres de l’UMP. Cela ne dérange apparemment personne. L’orientation de l’UGTG, c’est un peu cela : on va regrouper le maximum de personnes, on va tenir un discours flou qui permet à tout le monde de s’y retrouver, on mettra du monde dans la rue, mais on va pouvoir contrôler. D’où la nécessité, l’urgence de ne pas ouvrir des espaces démocratiques, où ce n’est pas le dirigeant qui parle, mais où chacun développe ses thèses et où évidemment d’autres développent d’autres thèses, ce qui est tout à fait normal dans un débat démocratique. Le but était de prendre la parole et de laisser de petits espaces tout de même pour que l’émotion puisse s’exprimer. Mais le mouvement a été plus ample que prévu. Il fallait donc le brider, le contrôler. Il me semble qu’il y a une manière de fonctionner qui permet à ceux qui ont le verbe, les spécialistes de la parole, de contrôler les esprits. J’ai pu participer à deux réunions, je voyais très bien comment ils prenaient la parole et comment les autres qui avaient des choses à dire s’écrasaient littéralement devant ces fameux chefs. Voilà pourquoi je n’ai pas participé à beaucoup de réunions, non pas pour ne pas me faire piéger mais pour ne pas ouvrir dès le départ une brèche dans le LKP. Par ailleurs quand ils ont voulu réellement contrôler, cela affaiblissait le mouvement parce que contrôler réellement cela signifie avoir une discussion avec le vrai pouvoir. Si je veux détenir un pouvoir dominant influent en Guadeloupe il me faut discuter avec le vrai pouvoir qui se trouve à Paris, et là ça a commencé à déraper : il y a eu ce genre de discussions, de négociations, non prévues au programme, pour ne pas dire clandestines, dont tels ou tels sont écartés, où tels ou tels sont invités ; ça a commencé à créer des troubles … et puis il ne faut pas croire que le citoyen parce qu’il ne prend pas la parole, parce qu’il ne développe pas de théories, parce qu’il ne fait pas une analyse complexe de la situation, est imbécile. Il comprend un certain nombre de choses. Et entre le discours et la pratique, le citoyen plus ou moins aveugle voyait bien qu’il y avait un hiatus, d’où la dégénérescence progressive du mouvement aujourd’hui. On a voulu faire des grèves pour des conflits qui auraient pu se régler autrement. Mais il fallait absolument marquer le territoire, si bien qu’on a des grèves qui ne trouvent pas d’aboutissement parce que la question a été mal posée.
- S.-D. — Les pompiers de l’aéroport par exemple ?
A. L. — le conflit des pompiers de l’aéroport, de l’ANPE, de la maison de l’enfance et dans d’autres entreprises. La question a été mal posée pour tous ces cas : croyant dominer le terrain social et politique, les dirigeants pensaient qu’ils auraient pu tout régler et s’imposer. Or ce n’est pas possible car il y a une différence entre la conscience de classe sur une revendication sociale, et la conscience politique. Mais ils en ont fait un tout, ils ont globalisé parce qu’il y avait plusieurs dizaines de milliers de personnes dans les rues. Ces gens n’étaient pas tous là pour la même chose, certains pour les 200 euros, d’autres par un ras-le-bol qu’on exprime d’une manière ou d’une autre, d’autres parce qu’on pose la question statutaire, d’autres parce qu’on pose la question institutionnelle. Rien qui autorise à dire que la Guadeloupe est « mûre pour l’émancipation », sans préciser quel type d’émancipation. Pour aujourd’hui … je ne veux pas dire de méchanceté mais de même qu’il y a des dénis de grossesse il y a des dénis de fausse couche.
- S.-D. — Pensez-vous que le moment de la rupture avec l’opinion fut celui de l’occupation physique du conseil général pour empêcher la réunion du congrès des élus ?
A. L. — J’entends deux choses lorsque je parle avec les gens : tout d’abord ils n’ont pas compris pourquoi à chaque fois que Gillot et Lurel appelaient à l’union le LKP refusait d’y aller ; ils pensaient que Lurel et Gillot étaient tout aussi légitimes que Jégo pour discuter des problèmes du pays. Donc ils ne comprenaient pas cette espèce de réticence à aller discuter avec eux. Ensuite dès lors qu’il y a eu l’occupation du conseil général, les choses prenaient un tournant qui ne pouvait plus être social parce que la mobilisation avait été appelée en soutien aux travailleurs grévistes. Or comment pouvait-on soutenir les travailleurs grévistes non pas en organisant des manifestations sur les lieux de travail ou dans les rues ou dans les villes où ils travaillent, mais en envahissant le conseil général ? En quoi cela pouvait-il régler le problème ? Par ailleurs il y a un argument qui touche à la démocratie : si vous vous avez le droit de défiler dans les rues il faut reconnaître aussi aux élus le droit de se réunir, de discuter et de proposer. Si on empêche les élus de le faire cela signifie que nous qui ne sommes pas élus (je parle comme les salariés), nous ne pourrons plus le faire au moment où nous allons le vouloir. Donc il y a eu une opposition assez radicale, et puis les salariés qui sont vigilants et qui, tout le monde le sait, ne sont pas pour l’indépendance se sont tout de suite dit : ces gens-là cherchent une orientation politique et peut-être pourquoi pas affaiblir Jacques Gillot et Victorin Lurel pour les remplacer. Donc ça a créé un trouble. Et les dirigeants n’ont jamais pu avancer des arguments crédibles permettant d’expliquer leur geste, geste un peu énigmatique.
- S.-D. — Comment percevez-vous le retentissement du LKP en France ? C’est-à-dire la manière dont le mouvement social guadeloupéen peut s’inscrire dans le mouvement social français en général ?
A. L. — Je crois en effet que depuis des années les travailleurs les plus conscients en France cherchent un débouché… politique. Or ils n’en trouvent pas. Il y a quand même une bureaucratie syndicale extrêmement forte en France comme on l’a vu lors du dernier mouvement social d’importance. Les directions syndicales ont épuisé les salariés de Continental, de Molex, de Caterpilar, l’éducation nationale, les étudiants… Ils ont épuisé le mouvement populaire. Or pour une fraction du mouvement populaire ce qui s’est passé en Guadeloupe c’est ce qu’il faudrait faire en France. D’où la popularité du LKP chez les travailleurs en France. Il est vrai que le LKP dans cette mesure a marqué des points et il y a je suppose encore en France une espèce d’admiration pour le mouvement. Mais l’admiration ne doit pas être béate. Il faut repérer ce qu’il y a de positif dans le LKP et ce qui je crois est positif, c’est de pouvoir faire tomber les barrières artificielles entre les syndicalistes, les militants politiques, et les militants associatifs. Mais en même temps il faut pouvoir donner au peuple mobilisé des perspectives, de réelles perspectives politiques et non pas jouer au chat et à la souris et avec lui et avec le pouvoir. Donc il faut regarder le LKP avec un œil critique, ce qui n’est pas tellement admis en Guadeloupe où il faut faire l’apologie de l’organisation. Or il me semble que le LKP n’est ni un mot d’ordre ni une vache sacrée ; c’est une organisation, c’est-à-dire un instrument de lutte qui mérite d’être amélioré, qu’il faut parfois contester et qui en tout cas ne peut pas se dire représentant du peuple. Il est représentant d’une fraction de gens mobilisés, mais il n’a aucune légitimité pour parler au nom du peuple guadeloupéen tout entier. Je ne vois pas qui lui aurait donné ce pouvoir.
- S.-D. — Vous avez un lien particulier avec le NPA (Nouveau Parti Anti-Capitaliste). Qui a initié la venue d’Olivier Besancenot en Guadeloupe à un moment fort du mouvement ?
A. L. — Il y a deux choses. Disons que le NPA sentait bien qu’il ne pouvait pas être absent de cette lutte. Il fallait bien marquer une présence pour indiquer sa solidarité avec le mouvement populaire. Mais en même temps le NPA ne pouvait venir que si le LKP en tant que tel l’invitait et pas une organisation du LKP qui serait proche du NPA. Mais il y a ce vieux contentieux qui n’a jamais été réglé entre ceux qui pensent que nos mouvements sont exclusivement guadeloupéens et ceux qui pensent que ce mouvement a une répercussion internationale et que l’on doit effectivement montrer cette ouverture sur le monde. Besancenot est venu en dépit des réticences de quelques uns, mais il été bien accueilli par la plupart des membres du LKP et surtout par ceux qui étaient en mouvement. De notre côté nous avions voulu qu’il vienne pour montrer la dimension non pas d’un nationalisme étriqué mais d’un combat social qui déborde les frontières de la Guadeloupe. Il est vrai que nous avons des problèmes spécifiques mais les revendications que nous avançons en Guadeloupe sont les revendications avancées par les travailleurs en France.
- S.-D. — Qu’en est-il de ce point de vue du rapport ambigu à l’État, qui est à la fois instrument de domination avec une lourde histoire en Guadeloupe, mais qui est également le seul à pouvoir octroyer certains droits sociaux ?
A. L. — De toute manière cette contradiction existe depuis la naissance du mouvement ouvrier guadeloupéen. La contradiction entre une volonté d’émancipation par rapport à l’État et en même temps un recours à l’État pour résoudre les problèmes sociaux. Et aucune organisation me semble-t-il n’a su dépasser cette contradiction-là. Pourquoi ? Tout simplement parce que l’assimilation apparaît aux travailleurs comme ce par quoi on peut atteindre et conserver un niveau de vie acceptable. Supprimer la présence de l’État français, c’est courir deux risques : une régression sociale et une montée de l’autoritarisme. Donc l’État français apparaît comme celui qui protège les avantages sociaux et celui qui protège en partie les libertés. Et on a beau tourner le problème dans tous les sens, même l’UGTG a avancé la revendication des cent euros de l’État. Comment peut-on en même temps dire qu’il faut rompre avec l’État et en même temps demander cent euros à ce même État ? Il y a là un jeu qui est assez pervers.
- S.-D. — Mais il y a bien quelque chose d’inédit avec le mouvement du LKP en ce sens que peut-être pour la première fois le mouvement social français se retrouvait dans les revendications du peuple guadeloupéen.
A. L. — Ce qui a été évité, et je crois du fait du niveau de conscience général du peuple, c’est un nationalisme sans rime ni mesure. Si le mouvement nationaliste avait été plus fort, le mouvement ne se serait pas adressé à la société civile française, il ne se serait pas adressé aux syndicats ouvriers français, aux intellectuels français. C’est précisément la faiblesse du mouvement nationaliste guadeloupéen qui a permis cette démarche. Il y a trente ans je ne suis pas certain que cela aurait été possible. Et puis il y a aussi une autre génération de syndicalistes. Elie Domota par exemple a été étudiant à Limoges. Il a fréquenté la JOC (ce n’est pas un exploit), mais il a en même temps fréquenté le POI de Daniel Gluckstein, donc il a une certaine ouverture sur les questions internationales. Il ne peut pas considérer que son nombril c’est la Guadeloupe et il sait bien que dans le cadre d’une crise mondiale les problèmes de la Guadeloupe n’ont pas leur solution seulement en Guadeloupe. On ne crée pas le socialisme dans une seule île, si tant est qu’il veuille instaurer le socialisme. Et puis qu’on le veuille ou non tous ces syndicalistes qui ont dirigé le mouvement ont été influencés par l’alter mondialisme. Même si l’on peut résister pendant quelques temps, il n’empêche que l’on baigne dans cette manière de penser et qu’aucune analyse ne peut se restreindre aux limites de la Guadeloupe.
- S.-D. — Pour revenir à une question proprement guadeloupéenne, n’y a-t-il pas depuis quelques années un intérêt objectif de l’Etat français à voir changer le statut de la Guadeloupe (et des autres DOM) ? Dans ce cas Elie Domota n’est-il pas l’homme de la situation après le refus par référendum en 2003 du changement de statut ?
A. L. — Cette transaction n’a pas été absente de la démarche de Domota et singulièrement de celle de Jégo, et ce dernier l’a sans doute payé de son poste de ministre parce qu’il y a une fraction réactionnaire dans la droite gouvernementale qui n’a pas apprécié cette démarche. C’est un premier aspect. Mais on peut aussi se demander si le mouvement LKP était prêt pour cela. Je ne le crois pas. Parce que entre le mouvement social qui mobilise des dizaines de milliers de gens et les élections où on a à choisir nos représentants pour diriger une assemblée il y a un fossé. Et on en fait l’expérience régulièrement. Il y a une manière de faire en Guadeloupe qui veut que le syndicaliste joue son rôle de syndicaliste, autrement dit qu’il aille revendiquer sur les salaires et les conditions de travail. En revanche pour gérer la mairie il faut trouver quelqu’un d’autre. On ne met pas ses œufs dans le même panier. Il faut un syndicaliste ; il est là, on l’aime bien en tant que syndicaliste. Mais si ce syndicaliste veut être un homme politique, il est perçu comme outrepassant ses droits et ses possibilités, et on le rappelle à son rôle traditionnel. Ceci dit il est évident que l’État va jouer ce jeu-là. Mais il faut trouver le personnel politique qui peut remplacer ceux qui sont déjà usés. En Martinique à la limite ils ont ce personnel politique avec Alfred Marie-Jeanne et Claude Lise. Ils seront rejoints par le maire de Fort de France tôt ou tard parce qu’il ne pourra pas rester longtemps sur une position ambiguë. En Guadeloupe nous n’avons pas un tel personnel politique : Mme Michaux-Chevry est usée jusqu’aux dents et ne peut plus être candidate à quoi que ce soit, surtout à la direction d’un État autonome. Il n’y a pas de relève dans son clan, pas plus que chez les socialistes, il n’y a pas de relève.
- S.-D. — Pourquoi pas Victorin Lurel ?
A. L. — Lurel ne peut pas parce qu’il a appelé en 2003 à s’opposer au changement de statut. Comment pourrait-il quelques années plus tard dire qu’il est pour l’article 74 ?
- S.-D. — N’est-ce pas justement cela qui le met en position de force aujourd’hui dans la mesure où il peut s’appuyer sur le résultat de cette consultation populaire récente pour demander plus de temps que la Martinique et la Guyane avant une nouvelle consultation ?
A. L. — Il a besoin de temps pour se retourner. Une veste ne se retourne pas aussi facilement qu’on le croit, voilà pourquoi il demande dix-huit mois. En même temps il n’a pas la certitude qu’en cas de référendum le peuple guadeloupéen vote pour l’article 74. Ce n’est pas gagné. Donc il a besoin de temps pour voir comment les choses se développent, et quelle position il peut prendre légitimement s’il veut diriger un jour un État autonome. Il y a donc cette contradiction-là, et puis quand on a un État il faut des hommes d’état. Or il faut dire les choses telles qu’elles sont : nos hommes politiques sont de petite taille. On ne voit pas encore quels sont ceux qui pourraient gérer cet état. Ce pays est à la fois volcanique, cyclonique et sismique. Qui sait si évoquer le problème du changement de statut ne mettrait pas en branle un mouvement social encore plus terrible que celui que nous venons de connaître ? Donc il y a trop d’éléments qu’on ne maîtrise pas pour se lancer, selon une vision politicienne, dans un processus de changement de statut. Il faut laisser les choses se développer et puis on verra.
En Martinique il y a eu à peu près 49 % de gens votant oui au changement. En Guadeloupe 73 % votant non. Avec une abstention importante. Donc la question sociale est plus claire en Guadeloupe que la question politique. Cela a toujours été vrai depuis Légitimus. Socialement on voit parfaitement sur quoi il faut se battre et contre qui il faut se battre, politiquement on ne sait pas : comment aller se battre contre la Région et le Département qui n’ont aucun pouvoir réel ? Comment se battre contre l’État quand on lui demande en même temps d’être le protecteur ? Donc la question est trouble au niveau politique et claire au niveau social. Elie Domota qui comprend parfaitement la situation se dit qu’il n’a pas intérêt à se lancer dans la politique aujourd’hui, qu’on doit lui laisser faire encore ses quelques années en tant que secrétaire général de l’UGTG avant de passer à autre chose parce que la question est compliquée.
- S.-D. — Vous parliez de défaut de démocratie tout à l’heure, mais pendant le mouvement les gens disaient quand même qu’il y avait une certaine libération de la parole et des rapports entre les gens, inédite en Guadeloupe. Comment les choses se passaient-elles à ce moment, entre les gens mais aussi sur le plan des prises de décision ?
A. L. — Un mouvement social fait tomber des barrières, c’est un peu la fête. On ne travaille pas, on a rompu pour un moment les chaînes, on n’a pas de patron sur le dos, on éprouve une certaine fraternité, une certaine solidarité, et en effet la parole se libère. Cela est vrai dans tous les mouvements sociaux. La parole se libère dans la mesure où on peut s’adresser à n’importe qui et à n’importe quel mouvement mais ça ne veut pas dire pour autant que la parole politique est prise en compte. C’est différent. Certes, ceux qui ne se parlaient plus se remettent à discuter entre eux autour d’un feu, ce qui est gentil, mais comment structurer le mouvement ? Il n’y avait pas de discussion interne pour délibérer et prendre les décisions. Il y avait quelques personnes au palais de la mutualité qui étaient hautement protégées comme si nous étions en état de siège, comme si l’État français en voulait à tout le monde et allait faire tomber des têtes. Enfin ils étaient très protégés, avec le peuple derrière le grillage ce qui est quand même suspect dans une telle situation. Vous n’avez pas le droit d’entrer, il y a les chefs là-haut qui discutent de choses sérieuses. Et puis il prennent leurs décisions et les transmettent le soir en disant : voilà ce que nous avons décidé. Un exemple simple : dans une grève me semble-t-il il doit y avoir un minimum de démocratie. Il y a des gens qui sont désignés pour discuter des revendications mais ces gens doivent se faire un devoir de dire régulièrement où ils en sont dans la discussion et de demander à ceux qu’ils représentent ce qu’ils en pensent, s’ils sont prêts à signer tel ou tel point etc. À aucun moment il n’y a eu ce type de débat. Les discussions étaient à huis clos et la signature à la limite aussi à huis clos. S’il n’y avait pas la télévision on ne saurait même pas ce qui a été signé. Les salariés grévistes n’ont pas eu à dire leur accord ou leur désaccord avec l’accord Binot. Si l’on me dit qu’il ne peut y avoir de processus démocratique alors qu’il n’y a pas de structure de base, je réponds que précisément on n’a pas voulu créer de structure de base pour qu’il n’y ait pas de démocratie. Quand on fait une expérience de ce type-là je crois qu’il faut la mener le plus loin possible. Même si la démocratie n’est pas parfaite, et je crois qu’elle ne sera jamais parfaite, on aurait pu trouver des formes pour que ceux qui se sont directement engagés dans la bataille prennent la parole, donnent leur avis, leur position sur la poursuite ou l’arrêt de la grève. Ce ne sera jamais démocratique parce qu’il y a toujours celui qui aura la grande gueule, le plus malin qui va influencer beaucoup d’autres. Ce sont les limites de la démocratie. Mais ça n’a même pas été tenté. Alors je me demande si ce n’est pas par peur du peuple que l’on n’a même pas tenté d’insuffler comme disent les politiciens une dose de démocratie dans le mouvement et dans le débat. Cela était grossier et les gens s’en rendaient compte. Ce n’est pas un mouvement véritablement démocratique, 49 personnes qui décident un point c’est tout.
- S.-D. — On vous a beaucoup vu au moment des fermetures d’entreprises et l’on peut se poser des questions sur la légitimité de ce mode de prolongement d’une grève générale. Cela faisait un peu brigades, milices…
A. L. — Il ne s’agissait en rien de milices ouvrières. Comment cela a-t-il commencé ? D’abord on a bien compris qu’il y avait un ras le bol, que la grève n’aurait pas été générale, parce qu’il n’y avait pas assez d’explication. Alors nous avons opté pour la « grève marchante », qui consiste à aller d’entreprise en entreprise. Mais tout le monde avait droit à la parole : le salarié contre la grève, celui qui est pour mais ne peut pas la faire, le patron qui est là dans l’entreprise. Notre souci était de convaincre de la justesse du mouvement que nous conduisions. Cela concerne la première période. Mais dans un deuxième temps il y avait une résistance patronale : ce n’était plus la discussion qui primait mais le rapport de force. Et il est vrai qu’à ce moment-là on a pu donner l’impression d’un groupe bien organisé, structuré et décidé. Mais la discussion n’était plus possible : le MEDEF voulait laisser les entreprises ouvertes pour tuer la grève, et nous voulions montrer que cette grève avait du sens. Nous n’avions plus la possibilité de discuter et de laisser la possibilité aux salariés de venir ou pas avec nous. C’était un rapport de force : ou bien on maintenait ce cap et on maintenait le mouvement, ou bien on ratait ce cap et la grève s’effondrait. La grève n’a tenu à un certain moment que parce que nous (la CTU) avons été présents dans les entreprises. Notre méthode n’a peut-être pas été très « académique », mais sinon la grève échouait. D’autant qu’on soupçonnait les autres syndicats de vouloir laisser pourrir le mouvement pour qu’il s’arrête, car il y avait à ce moment des négociations avec des personnalités politiques de haut niveau. Il s’agissait donc pour nous de ne pas sortir du mouvement avec un rapport de force encore plus déséquilibré qu’avant, en défaveur des salariés...