Le théâtre politique est nécessairement lié au monde qui le fait naître et dans lequel, en retour, il se positionne. Au milieu des années 1990, des mouvements sociaux et politiques d’ampleur se constituent après une longue séquence atone et démobilisée. La société se politise à nouveau, et le théâtre renoue avec le fil historique, un temps rompu, du théâtre politique dont seules quelques figures isolées (comme André Benedetto) avaient fermement maintenu l’existence. Ce théâtre faisait alors office de repoussoir, bien souvent caricaturalement représenté : on lui reprochait d’être ennuyeux, sèchement didactique, schématique, pauvre. Et lorsque la politique était encore revendiquée, c’était bien souvent au nom d’une conception si vague qu’elle se révélait peu opératoire. Reprenant à son compte, en effet, en le neutralisant, le mot d’ordre des années 1970 « tout est politique » (qui supposait alors de penser la présence des rapports de domination en toutes circonstances et de s’opposer au « naturel » apparent des choses), une affirmation récurrente stipulait que « tout théâtre est politique ». Il faut, pourtant, sous peine de dissoudre et de diluer la politique, considérer qu’elle ne peut être évanescente, qu’elle ne peut se réduire à une attention abstraite à ce qui existe, aux grandes questions intemporelles à majuscule (le Bien, le Mal). Ainsi, il ne suffit pas de rapporter la dégradation des conditions de travail, la misère grandissante, la médiocrité des élites pour « faire politique ». La politique participe, ou s’adosse, au contraire, loin de tout consensus, à la constitution d’un différend, d’un rapport de forces, d’orientations divergentes.
Une arme militante
Le théâtre prend alors sa part dans cette bataille, réactivant à sa façon les formes agitatoires et intervenantes des séquences historiques précédentes. Il s’inscrit dans les luttes, en porte les revendications, en produit des représentations. Instrument militant, il est un des moments du combat, et une de ses armes. À sa façon, il paraphrase la XIe thèse sur Feuerbach de Karl Marx : les artistes « n’ont fait qu’interpréter le monde, il s’agit désormais de le transformer ». Pour ce faire, il faut dénoncer ce qui est, désigner le scandale, frapper, cogner, diviser, agresser mais rassembler aussi celles et ceux qui, stigmatisés, exploités, opprimés, ont intérêt à la transformation des choses. Ce seront, suivant des modalités diverses, des spectacles d’affirmation polémiques (afin que soient exposés les stigmates et l’oppression et que leur soient opposées la fierté et la détermination militante) comme Bloody Niggers de Dorcy Rugamba (2007), certains textes de Mohamed Rouabhi et, sur le système patriarcal et le sexisme, Modèles (2011) de Pauline Bureau. Plus transversaux, des spectacles à vocation fortifiante entendent construire une unité combattante (comme ceux de la compagnie Jolie Môme) ou exacerber les contradictions d’une situation comme dans le théâtre « post-agitprop » plus ambigu du dramaturge espagnol Rodrigo Garcia. En vis-à-vis, un autre théâtre se distingue pour qui la transformation est conditionnée par l’explication et l’interprétation du monde. Il faut ainsi décrypter, démystifier. La voie empruntée est alors double. Le théâtre devient le lieu d’une contre-information et d’une manifestation des « invisibles ». La publication en 1993 de La Misère du monde dirigé par Pierre Bourdieu est l’objet d’une multitude de créations théâtrales qui s’empa rent des interviews pour les mettre en scène et les restituer. Plus généralement, mais de façon similaire, une part du théâtre politique s’échine à donner la parole à ceux qui ne la possèdent ni médiatiquement ni politiquement.
Le monde réinventé
À cette exposition documentée du monde, d’autres artistes préfèrent sa représentation réinventée. Le théâtre n’est plus envisagé comme le double du réel. Il ne s’agit pas tant d’interpeller le réel que, avec les moyens propres au théâtre, d’en rapporter des images, des fables et des questions. Ainsi le metteur en scène Peter Sellars relit-il, en 2002, Les Enfants d’Héraclès d’Euripide à la lumière du destin des réfugiés dans ce spectacle qui parle du droit d’asile. La mise en scène mêle les temporalités, invite des sans-papiers, des enfants de Bobigny (le chœur) et un journaliste (Michel Polac). Le choix d’Athènes témoigne du souci d’inscrire le théâtre contemporain dans la fonction supposée de son origine : celle d’un « miroir brisé » (selon l’expression de Pierre Vidal-Naquet) tendu à la société, qui peut alors se pen- ser et s’appréhender de façon neuve.
C’est, à sa façon, ce qu’Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil avaient engagé dans La Ville parjure ou le Réveil des Érinyes (1994). La pièce écrite par Hélène Cixous met en scène les Érinyes, divinités mythologiques infernales qui ont pour fonction de venger les crimes, et la cité moderne des « années Mitterrand » en proie au scandale du « sang contaminé », « un crime antique en costumes contemporains ». Le Soleil poursuivra d’ailleurs dans de nombreux spectacles cette exploration de la « fonction citoyenne » du théâtre, par exemple sur la question des exilés et des camps de réfugiés avec Le Dernier Caravansérail (odyssées), 2003.
Des expériences inédites
D’autres expériences entraînent le théâtre en des endroits plus ardus ou inédits : l’écriture mystérieuse de Pier Paolo Pasolini, par exemple, qui trouve à la fi n des années 1990 une nouvelle vie (grâce notamment aux mises en scène de Stanislas Nordey). Loin de chercher à rendre intelligible la situation politique, le théâtre s’intéresse à ses opacités, ce vers quoi d’ailleurs tendaient les pièces du dramaturge Didier-Georges Gabily, décédé en 1996. Ou encore le travail du metteur en scène Benoît Lambert au contact des écrits de Jean-Charles Massera, qui met à l’ordre du jour de ses spectacles la transformation, ici et maintenant, de chacun (We are la France, 2008 ; We are l’Europe, 2009 ; Que faire ? (le retour), 2013). Le théâtre est alors l’occasion d’expérimenter d’autres rapports politiques que ceux de la culpabilisation, de l’éducation, de l’édification ou de la communion : ceux de l’égale capacité de tous à s’émanciper hic et nunc. Car, au final, derrière l’ensemble de ces propositions contradictoires voire antagoniques, apparaît toujours la question du spectateur et du rapport espéré ou noué avec lui.
C’est en conséquence que le dramaturge Michel Vinaver revendique une position comme « neutre » et à distance sur l’événement qu’il rapporte (l’attentat du 11 septembre 2001, le monde de l’entreprise). A contrario, c’est en regard d’une vie d’anarchiste inscrite dans les batailles du siècle qu’Armand Gatti poursuit son œuvre dramatique. Ces deux figures du théâtre dessinent alors comme deux entrées, parmi d’autres possibles, dans le foisonnant théâtre politique contemporain qui compte des artistes aussi divers que Joël Pommerat, le Moukden Théâtre, Marine Bachelot, Pauline Bureau...
Certains entendent faire disparaître tout point de vue explicite afin qu’émergent l’ambivalence et la somme de complexités à l’œuvre dans chaque situation et que le spectateur puisse, en liberté, constituer sa pensée. D’autres s’organisent sans rien cacher de leur regard sur le monde, comme convaincu que le spectateur doit savoir qui parle et d’où afin de se forger sa propre autonomie. Et l’on perçoit combien cela est déjà, en soi, une question politique puisqu’il n’est jamais de théâtre politique dont les dispositifs ne soient aussi l’objet d’orientations politiques.
Savoir +
- DOUXAMI Christine (sous la dir. de). Théâtres politiques : (en) mouvement(s). Besançon : Presses universitaires de Franche-Comté, 2011. (coll. Les cahiers de la MSHE Ledoux/Normes, pratiques et savoirs, n° 16).
- NEVEUX Olivier. Politique du spectateur : les enjeux du théâtre politique aujourd’hui. Paris : La Découverte, 2013. (coll. Cahiers libres).