Chine

L’éléphant dans la piscine

, par MAITAN Livio

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Au cours des derniers mois, trois événements – l’intégration de Hong Kong dans la République populaire, le XVe congrès du parti (12-18 septembre) et le voyage de Jiang Zemin aux États-Unis – ont attiré à nouveau l’attention internationale sur la Chine. À juste titre : car ces événements, d’une portée très différente, aident à faire le point sur la situation et à saisir les tendances qui opèrent dans le pays.

De toute évidence, c’est le congrès, tenu du12 au 18 septembre avec la participation de plus de 2 000 délégués, représentant 58 millions de membres qui fournit le plus d’éléments. Les dirigeants chinois lui attribuaient une importance majeure et l’avaient préparé, entre autres, par un ample discours de Jiang Zemin à l’École centrale du parti (29 mai).

C’était à leurs yeux l’occasion de faire un bilan de la période de relance et d’approfondissement du cours nouveau (1992-1997), de projeter une stratégie à moyen et long terme, d’essayer de redonner une cohérence à l’idéologie du parti et de recomposer le groupe dirigeant après la disparition de Deng Xiaoping.

En fait, le rapport de Jiang au congrès, bien que truffé de tautologies et d’expressions stéréotypées et répétitives [1], a dressé un tableau d’ensemble assez complet, qui, sans cacher les difficultés – nous y reviendrons –, a mis en relief les aspects positifs dans une tonalité d’optimisme.

Cette tonalité optimiste est particulièrement frappante dans l’analyse de l’état du monde. Il est vrai que les dirigeants chinois peuvent se féliciter du rôle croissant que leur pays joue à l’échelle internationale et de certains succès diplomatiques comme l’accord réalisé récemment avec la Russie, entre autres, sur la délimitation des frontières, de même que du dynamisme de leur commerce extérieur. Ils peuvent aussi estimer que le voyage de Jiang aux États-Unis après le congrès a atteint dans une large mesure ses buts : le renforcement des rapports économiques entre les deux pays (y compris grâce à des concessions chinoises en matière de réduction des tarifs douaniers) et la reconnaissance par Washington de la République populaire comme un interlocuteur valable et incontournable.

De surcroît, la querelle sur les droits humains et démocratiques est apparue absolument secondaire, Clinton en ne la soulevant que tout à fait hypocritement et pour la galerie et Jiang en ne concédant que des propos ambigus n’impliquant pas le moindre engagement. Ceci dit, c’est quand même faire preuve d’optimisme que d’expliquer : « A l’heure actuelle, la situation internationale d’ensemble évolue vers la détente (...) Le désir de paix, la recherche de la coopération et la promotion du développement sont devenus la tendance principale de notre époque » ; que de prendre pour argent comptant « la tendance vers la multipolarité » ; que d’affirmer que « l"avenir de l’humanité est brillant, même si le chemin est couvert d’embûches ». Il est vrai qu’on y ajoute une considération plus réaliste : « le monde n’est pas encore tranquille ». Mais c’est bien le moins qu’on puisse dire !

Une progression économique qui continue

Comme il fallait s’y attendre, le rapport a rappelé les données positives de la croissance économique dont l’augmentation de 12,1 % par an du produit intérieur brut de 1992 à 1997 et la diminution plus récente du taux d’inflation (de 21,7 % en 1994 à 6,1 % en 1996). Plus particulièrement, il a souligné que « la partie orientale du pays a connu une croissance économique rapide et le rythme de développement économique a également été accéléré dans les parties centrale et occidentale » ; que « le VIIIe Plan quinquennal a été couronné de succès » et que « la production des céréales et des autres produits agricoles a augmenté de façon continue » (la production céréalière est passé de 442 millions de tonnes en 1992 à 490 millions en 1996, année très favorable, alors que celle du coton a été plus irrégulière ayant baissé, par exemple, de 1995 à 1996) [2]. La réserve de devises s’élevait fin 1996 à 105 milliards de dollars (+500 % par rapport à fin 1991). Quant aux capitaux étrangers, la Chine a reçu, depuis 1992, 204,3 milliards de dollars, dont 151 investis directement par des hommes d’affaires étrangers (entre 1979 et 1992 la somme totale avait été 6 fois moins importante).

A la suite de cette progression économique, selon Jiang, « le niveau de vie du peuple a été amélioré sensiblement. Le revenu annuel par habitant consacré aux dépenses courantes a augmenté de 7,2 % en chiffres réels pour les citadins, alors que le revenu net annuel par habitant a augmenté de 5,7 % en chiffres réels pour les paysans (...) La population pauvre a diminué de 32 millions ». Les tickets de rationnement à l’achat des produits industriels ont été partout supprimés de même que les tickets à l’achat des céréales. Selon des données reprises dans un article de Beijing Information (B.I.), n°39-1997, le revenu moyen annuel des ménages urbains a atteint l’année dernière 4 300 yuans (+3 %) et le revenu des paysans 1 900 yuans (+9 %). Des augmentations assez sensibles et constantes des dépôts bancaires ont été aussi enregistrées (par exemple, de 885,85 milliards de yuans en 1996 par rapport à 1995).

Un cadre idéologique redéfini

Mais c’est la partie du rapport qui esquisse les perspectives à moyen et à long terme qui mérite surtout d’être mentionnée. Vingt ans après le début d’un cours nouveau qui a bouleversé la réalité socio-économique du pays et marqué une continuité en contraste avec les changements incessants de la période 1949-1978, il était impératif pour la couche dominante de rationaliser, pour ainsi dire, sa pratique. Les explications avancées au fur et à mesure que le tournant se concrétisait, s’avéraient désormais insuffisantes, d’autant plus que la disparition du vieux patriarche avait de toute façon ouvert une nouvelle phase au niveau de la direction politique. L’ambition majeure du rapport de Jiang ­ présenté après une discussion de quatre jours au Comité central ­ était justement de satisfaire ce besoin. Les rappels d’échéances séculaires, voire de l’histoire millénaire du pays, soulignent davantage les enjeux de l’entreprise de Jiang qui s’efforce, par ailleurs, d’apparaître comme un novateur en matière de théorie [3]. Cette partie de son rapport est la moins stéréotypée : il n’en découle pas nécessairement que ses innovations représentent effectivement un enrichissement du marxisme.

En gros, Jiang définit « deux bonds historiques qui ont donné naissance à deux grandes théories concernant la révolution et l’édification de la Chine (...)  : la pensée de Mao Zedong et la théorie de Deng Xiaoping ». Glissons sur les rappels un peu désinvoltes aux assises du parti ayant rythmé l’élaboration des théories susmentionnées ­ et sur les multiples omissions y compris au sujet de la trajectoire mouvementée du petit timonier. En fait, le souci principal de Jiang ­ après avoir réaffirmé la nécessité de faire un tri des conceptions de Mao ­ est de monter en épingle l’apport de celui qui « a ouvert une nouvelle voie pour une nouvelle ère et a amorcé la nouvelle théorie de l’édification du socialisme à la chinoise ». Le « critère fondamental pour juger toute action » doit être, selon Deng, celui des « “trois favorables”, à savoir si elle est favorable à la promotion de la croissance des forces productives d’une société socialiste, à l’expansion de la puissance globale de l’État socialiste et à l’élévation du niveau de vie du peuple ».

Mais, pour se référer encore à Jiang, la contribution majeure de Deng a consisté dans la définition du « concept scientifique du stade primaire du socialisme », alors que « l’une des raisons fondamentales des échecs à édifier le socialisme avant 1978 a été que certaines de nos tâches et de nos politiques allaient au delà du stade primaire du socialisme ». C’est justement au cours de ce stade, incontournable pour un pays arriéré, qu’« on devra mettre fin progressivement au sous-développement et accomplir pour l’essentiel la modernisation socialiste » ; qu’ « une société, dont les pauvres constituent une très grande partie de la population, laquelle a un faible niveau de vie, deviendra progressivement une société où toute la population vit à l’aise » et qu’« on rétrécira l’écart entre la Chine et le standard du monde avancé ». Le souci de ne pas prendre des engagements à court terme transparaît, d’ailleurs, tout au long du rapport. On y lit, par exemple : « Ce processus historique prendra au moins un siècle pour être achevé. Consolider et développer le système socialiste prendront davantage de temps et exigeront la lutte persistante de plusieurs générations, une douzaine ou même de plusieurs douzaines ». Jiang ne court donc pas le moindre risque qu’un délégué quelconque du XVe congrès lui demande un jour des comptes sur la réalisation de son projet !

La conception du « stade primaire du socialisme » comporte des choix en matière de structures socio-économiques. A ce sujet, Jiang explique notamment que « conserver la position dominante à la propriété publique et développer parallèlement diverses formes de propriété constituent le système économique fondamental de la Chine ». Plus loin il ajoute : « Le secteur public comprend non seulement les secteurs d’État et collectif, mais également les éléments de propriété publique et collective du secteur de propriété mixte (...) Les biens publics sont dominants au sein du total des biens de la société, et le secteur d’État contrôle l’essentiel de l’économie nationale et joue un rôle dirigeant au sein du développement économique ». Somme toute, rien de nouveau dans de telles formulations. Mais Jiang fournit des indications supplémentaires qui, du moins à notre connaissance, n’avaient pas été jusqu’ici explicitées, sous une telle forme, dans des textes officiels. « La propriété publique peut et doit prendre des formes diversifiées. Toutes les méthodes de gestion et toutes les formes organisationnelles qui reflètent les lois régissant la production socialisée peuvent être employées audacieusement (...) Le système des sociétés par action est une forme d’organisation du capital des entreprises modernes, propice à séparer la propriété de la gestion et à améliorer l’efficacité d’exploitation des entreprises et du capital. Il peut être utilisé autant dans le capitalisme que dans le socialisme. On ne peut dire vaguement que le système de société par actions est public ou privé ; la clé, c’est de voir qui détient les actions. Le fait que l’État ou un collectif détienne le contrôle des actions revêt de façon évidente les caractéristiques de la propriété publique, et est propice à l’expansion de la sphère contrôlée par le capital public et au renforcement du rôle dominant de la propriété publique ».

Ces formulations théoriques entrent dans le domaine de l’idéologie au sens marxiste du terme. En d’autres termes, elles représentent une conscience mystifiée et visent à justifier une pratique déjà existante. Leur noyau rationnel réside dans l’effort d’aborder un problème réel par rapport aux hypothèses classiques esquissées par Marx dans sa Critique du programme de Gotha et Lénine dans L’État et la révolution et ailleurs. La question est de savoir si dans le cas de pays arriérés la distinction entre phase socialiste et phase communiste d’une société post-révolutionnaire suffit à saisir les différents problèmes qui se posent ou s’il faut concevoir une phase préliminaire visant à déblayer le terrain. C’est une problématique que les marxistes révolutionnaires ont abordé à plusieurs reprises et sur laquelle il faudra revenir. Ici, il nous intéresse de souligner que les formulations de Jiang et d’autres similaires qui reviennent dans des textes chinois, aussi mystifiantes soient-elles, se placent quand même dans l’optique de la couche dominante d’une société de transition bureaucratisée et non dans celle d’une restauration du capitalisme. Une comparaison entre cette idéologie et l’idéologie des courants qui ont eu le dessus dans l’ancienne Union Soviétique et dans d’autres pays d’Europe orientale serait à ce propos absolument éclairante.

Le thème de la restauration du capitalisme en Chine a été repris dans de nombreux commentaires sur le dernier congrès. Nous continuons à ne pas partager l’avis de ceux qui pensent que la dynamique restaurationniste s’est déjà imposée. En fait, les formulations idéologiques susmentionnées reflètent la persistance de rapports structurels qui ne sont toujours pas capitalistes et n’ont pas connu des changements qualitatifs par rapport aux phases précédentes [4]. Le secteur public reste prédominant ; le secteur collectif, en dépit de son hétérogénéité et de la dynamique potentielle de certaines de ses composantes, ne saurait être annexé au secteur privé, comme des statistiques l’ont abusivement fait ; les choix économiques essentiels sont déterminés par l’État et non par la logique d’une accumulation capitaliste [5]. Last but not least, les structures politiques n’ont connu aucun changement un tant soit peu important.

A ce propos, les indications du congrès sont parfaitement claires. Dans sa définition du stade primaire du socialisme, Jiang affirme sans détour que « maintenir un environnement politique stable et l’ordre public sont d’une extrême importance. Sans stabilité on ne peut rien réaliser ». Les passages sur les institutions politiques et leur fonctionnement ne comportent pas la moindre nouveauté : les concepts et les formulations les plus stéréotypés reviennent d’une façon implacable. En pratique, aucun desserrement n’est envisagé : les opposants les plus connus restent en prison et l’appel au congrès par Zhao Ziyang pour une révision du jugement sur Tien Anmen a été tout simplement ignoré. Le rôle hégémonique du parti a été réaffirmé dans tous les domaines et sous une forme particulièrement catégorique par rapport à l’Armée dont on statue qu’elle « doit continuellement maintenir la direction absolue par le Parti » [6].

Rien de nouveau non plus en ce qui concerne le mode de fonctionnement : le pouvoir reste concentré entre les mains d’une équipe centrale restreinte. Il y a eu des changements, inévitables ne fût-ce que pour des raisons d’âge. Le nouveau comité central est composé de 193 membres et 151 suppléants. Qiao Shi, qui en tant que président de l’Assemblée nationale avait introduit des règles plus souples amenant parfois à des différenciations significatives, n’a pas été réélu. Le comité permanent du bureau politique, en y incluant Jiang, est composé de 7 membres, dont certains relativement « jeunes » (Hu Jintao est âgé de 54 ans, Liu Ruihuan de 62 et Wei Janxing, qui serait proche de Qiao Shi, de 66). La rhétorique officielle n’hésite pas à proclamer la formation autour de Jiang de « la 3e direction collective » de l’histoire du parti, la première ayant été celle de Mao et la deuxième celle de Xiaoping. La simplification-mystification est flagrante par rapport à l’évolution des équipes dirigeantes du passé : quant à l’actuelle, le pari reste ouvert.

Une dynamique tourmentée et contradictoire

Comme l’avait fait Li Peng dans son rapport à l’Assemblée au mois de mars dernier, Jiang a admis que « des problèmes et des difficultés subsistent » et qu’ il y a eu « des défauts et des ratés » dont il énumère « les principaux » comme suit :

« La qualité et l’efficacité de l’économie nationale dans son ensemble demeurent relativement faibles, la structure irrationnelle pose encore un problème assez proéminent et, tout particulièrement, certaines entreprises d’État manquent de vitalité. Le style de travail du Parti et du gouvernement, la conduite sociale actuelle et la sécurité publique demeurent encore en-deça des attentes du peuple ; la corruption, l’extravagance et le gaspillage et d’autres phénomènes indésirables sont encore chose courante et connaissent même une recrudescence ; le style de travail bureaucratique, le formalisme et la tromperie constituent des sérieux problèmes. La relation entre le revenu et la distribution doit être redressée, l’inégalité du développement régional est flagrante et certains citadins et ruraux vivent encore dans l’embarras ». Au delà des euphémismes, le tableau est assez clair et relativise sensiblement ce qui est dit avec des tonalités triomphalistes dans le reste du rapport. Au fond, ce sont les tensions et les contradictions persistantes de la société bureaucratisée qui émergent ici.

Nous n’y reviendrons pas dans cet article. Nous nous limiterons à rappeler qu’un problème crucial reste celui des grandes entreprises d’État, « pilier de l’économie chinoise », dont la situation s’est détériorée davantage. Selon la plupart des commentateurs ce sont justement ce problème et les solutions envisagées pour le résoudre qui ont été au centre du congrès. En fait, le congrès a relancé des projets, déjà annoncés auparavant, de fusions et restructurations avec des licenciements à la clé. Mais cette fois il semble que les dirigeants soient décidés à traduire finalement en pratique ces projets, en stimulant et « standardisant » des procédures de faillite, en adoptant des modes de gestion multiples avec délimitation plus stricte du rôle de l’État et en réorganisant l’Etat-providence.

C’est une tâche énormément difficile qui comporte deux aspects décisifs ­ non seulement pour le secteur concerné. Premièrement, des licenciements massifs vont se produire alors que le chômage est en train de s’accroître assez rapidement y compris dans les secteurs urbains et que le problème de la population « excédentaire » des campagnes ne cesse de se chiffrer à des centaines de millions. Pour donner une idée, selon le Bureau d’État des statistiques il y aurait, outre la main-d’oeuvre rurale excédentaire,15 millions de travailleurs excédentaires, soit environ 12,5 % de la population active. A Chongqing on aurait enregistré 500 000 employés excédentaires des entreprises d’État et collectives, dont seuls 150 000 auraient pu être recyclés (B.I. n.33/1997). L’industrie aéronautique Avic envisagerait de licencier 150 000 travailleurs, soit 1/5e du total (Financial Times, 5 octobre). A Chengdu, dans les six premiers mois de 1997, 50 000 ouvriers auraient perdu leur emploi ; 21 000 en auraient trouvé un autre (Financial Times, 14 octobre).

Selon l’économiste Bo Qiangzhong, les travailleurs excédentaires seraient de 30 à 50 millions et 130 millions dans les campagnes. Chaque année il faudrait créer 30 millions de nouveaux emplois. Au delà des chiffres, dont la crédibilité est relative, c’est l’auteur du livre The Third Eye, Wang Shan, qui synthétise efficacement le problème : « Si les entreprises d’État deviennent des sociétés par actions, elles ne seront plus les piliers fondamentaux du Parti communiste. Les ouvriers de l’industrie, qui avaient l’habitude de compter sur l’État, seront jetés sur le marché. La relation symbiotique entre eux et l’État sera brisée ».

On touche ainsi au deuxième aspect de la question. Quelle sera la portée réelle de la restructuration des entreprises d’État ? Nous avons vu comment le problème est abordé par Jiang. Il est vrai qu’une société par actions peut avoir des actionnaires au statut social différent. Mais, comme Economic Day l’a expliqué, « tous les actionnaires doivent avoir effectivement leur part de droits de propriété dans une entreprise collective ». Voilà le centre du problème. Si les actions peuvent être possédées aussi bien par des collectivités que par des individus et, dans une moindre mesure, par ceux qui y travaillent, ceux qui disposent de ressources plus importantes et/ou de positions de contrôle dans les appareils politiques ou économiques, outre les investisseurs étrangers, seront inévitablement favorisés. Surgiront ainsi des embryons de plus en plus développés d’une véritable classe bourgeoise. Une telle dynamique s’est produite dans les pays où la restauration capitaliste s’est effectivement imposée. Elle est possible en Chine aussi.

Il faut ajouter que les mécanismes dits de marché déjà introduits et l’intégration croissante de la Chine dans le marché mondial ont déjà des effets concrets. Des phénomènes typiques de ce qu’on appelle une économie de marché ­ avec surchauffe, surproduction, oscillation boursière, spéculation sur les terrains et les propriétés immobilières ­ se sont déjà produits au cours des dernières années [7]. L’intégration de Hong Kong, qui a été sous plusieurs angles un succès pour la Chine, risque de devenir, en partie au moins, un boomerang, comme le suggère la récente crise financière en Asie. Deng, qui pourtant, de même que ses successeurs, était un adepte de la construction du socialisme dans un seul pays, a écrit un jour que dans quelques dizaines d’années l’intégration de son pays dans le marché mondial ne pourra plus être remise en question. C’est vrai. Mais cela aura des effets inévitables et profonds sur la dynamique socio-politique interne. Qui plus est, il ne faudra pas attendre des dizaines années pour que ces effets se produisent : des signes avant-coureurs apparaissent déjà. Quoi qu’il en soit, est-il nécessaire d’expliquer que de tels processus ne pourront se développer sous contrôle, d’une façon graduelle, mais impliqueront des ruptures, des conflits politico-sociaux majeurs ? [8]

Dans le contexte mondial, où se propagent l’incertitude et une angoisse rampante, des représentants politiques et des intellectuels des classes dominantes s’interrogent à juste titre sur l’avenir de la Chine. Nicolas Lardy, expert nord-américain, a posé la question dans ces termes : « Est-ce que la Chine s’adaptera aux valeurs occidentales ou obligera l’occident à changer ? » Le deuxième terme de l’alternative peut apparaître insolite comme d’ailleurs la réponse : « Face aux puissants courants capitalistes dans l’économie globale, les deux choses vont se produire ».

Nous ne saurions accepter une telle perspective. Toujours est-il que la Chine exercera un poids majeur dans le développement mondial des prochaines décennies. Pour utiliser une métaphore de Jeffrey Garten, jusqu’ici la Chine a été un éléphant plongeant sa trompe dans l’eau, mais qui se prépare maintenant à sauter dans la piscine (Financial Times, 21 octobre 1997). [9]

Notes

[1Exemple, le leitmotiv revenant des dizaines de fois « portons haut levé le grand étendard de la théorie de Deng Xiaoping ».

[2Ces données ont été publiées à la veille du congrès.

[3Jiang a dit, entre autres : « De grands et rapides changements ont lieu dans le monde et, tout particulièrement, le progrès quotidien de la science et de la technologie a profondément changé et continuera à changer les activités économiques et sociales actuelles et l’image de l’humanité ».

[4Voir à ce sujet notre essai Il dilemma cinese, Data News, 1994 et nos articles parues dans Inprecor, numéros 383, 384 et 405.

[5Alors que la caractérisation courante de l’économie chinoise est celle d’« économie socialiste de marché », on fait encore référence aux plans quinquennaux et à leur accomplissement avec succès.

[6Dans le rapport on lit, par exemple : « Édifier la démocratie socialiste est un processus historique progressif ; il doit donc se faire sous la direction du Parti » ; « le Parti communiste est le noyau de direction du peuple de toutes les communautés ethniques de Chine ». La partie du rapport concernant la culture a des relents assez jdanoviens.

[7Voir des exemples indicatifs dans un article de l’Economist, du 21 juin dernier.

[8Selon différentes sources, il y aurait eu, dans les premiers six mois de cette année, plus de 25 000 conflits ouvriers de différente portée, dont un presqu’insurrectionnel.

[9Après avoir écrit notre article, nous avons lu l’article de Roland Lew paru dans Le Monde diplomatique de novembre, qui fournit des éléments d’information et de réflexion fort intéressants. Nous ne pouvons, toutefois, être d’accord sur l’évaluation sommaire, tout au moins prématurée : « Dans les faits, la question n’est plus de savoir quelle étape du “socialisme” on construit, mais quelle forme de capitalisme (de système de marché généralisé) s’établit ».

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