Les campagnes brésiliennes vivent les prémisses d’une guerre de basse intensité. Depuis l’instauration du gouvernement de Fernando Henrique Cardoso, en 1995, le Mouvement Sans Terre (MST) a intensifié les occupations de terres dans de nombreux États, dans une sorte d’offensive permanente, multipliant mobilisations et marches de plus en plus massives, tant au niveau local qu’à l’échelle des États ou du pays. La plus forte mobilisation nationale, la marche de Brasilia en avril 1997, a regroupé plus de 50 000 personnes et reçu le soutien de 80 % de la population. Les propriétaires terriens, quant à eux, multiplient les créations de milices et engagent des mercenaires avec l’appui, actif ou passif, de la police et de l’armée. La formation de bandes para-policières marque une avancée vers la militarisation du conflit pour la terre et la réforme agraire.
Le MST est le plus important mouvement social d’Amérique latine, tant par le nombre de personnes engagées et la sympathie qu’il suscite, que par sa solidité organisationnelle et sa capacité à mettre sur le devant de la scène politique le thème de la terre, de la répression et de la justice sociale.
On compte aujourd’hui quelque 140 000 familles — presque 1 million de personnes — qui occupent des terres, vivent et produisent dans plusieurs centaines de communautés établies, dans plus d’une vingtaine d’États. Cela représente plus de 7 millions d’hectares arrachés à l’État brésilien ou aux latifundistes. Les paysans y produisent collectivement ou sur des parcelles individuelles, développent une forme de vie communautaire, élisent leurs propres autorités, mettent en place des écoles et des centres de santé, forment des coopératives de production et de distribution. Ils collaborent également au Mouvement en appuyant ses mobilisations et en lui apportant un pourcentage de leurs revenus.
Mais le fer de lance du MST est à vrai dire constitué par les 40 000 familles installées dans des campements — 250 000 personnes — qui poursuivent, aux côtés des familles récemment installées sur leurs propres terres, une sorte de guerre pacifique, de mobilisation permanente : ils occupent des terres et résistent jusqu’à en être expulsés, organisent des marches qui peuvent atteindre les capitales des États, et construisent une solide organisation populaire dans les campements qu’ils installent le long des routes ou aux abords des terres qu’ils comptent occuper.
Ces campements sont la principale école du MST, la porte d’accès au Mouvement qui regroupe aussi bien des paysans pauvres sans terre que des citadins sans emploi qui trouvent dans les campements et les occupations une espérance de vaincre la faim et de donner un sens à leur vie. C’est aussi une façon d’échapper à la marginalité. En somme, le MST est un mouvement en pleine réussite.
Cinq cents ans de lutte pour la terre
Dans les textes qu’il publie, le MST assure qu’au Brésil, comme dans tout le continent, la lutte pour la terre a « commencé le jour même où les conquistadores ont mis les pieds sur notre sol ». À l’époque coloniale, elle a conduit aux révoltes des esclaves noirs qui occupaient des terres reculées pour y former des territoires libres, les quilombos, où les maîtres d’esclaves ne pouvaient pas venir les rechercher.
À partir du milieu du siècle dernier, les révoltes paysannes ont pris un caractère messianique. La plus importante, celle des Canudos, dans l’État de Bahía, a entraîné des milliers de paysans pauvres et n’a pu être réduite qu’au prix d’un terrible massacre. Au début de ce siècle, le « banditisme social » conduit par Limpiao a sillonné le Nordeste pendant plus de vingt ans. Entre 1940 et 1955, cinq révoltes paysannes se sont succédé dans les États de Minas Gerais, Maranhao, Goiás, Paraná et Sáo Paulo. Il s’agissait de luttes localisées mais très radicales et d’une ampleur telle qu’en plusieurs occasions les paysans s’emparèrent de grandes villes et y instaurèrent des pouvoirs locaux.
La phase la plus récente de la lutte pour la terre date de la veille du coup d’État militaire de 1964. Sous l’influence du Parti communiste (PCB), des associations d’ouvriers agricoles se sont développées dans la région centrale ; les Ligas Camponesas (Ligues paysannes) ont été créées en 1954 dans les exploitations de la zone de Pernambouco et de nombreuses occupations de terres ont eu lieu dans le sud, sous l’impulsion du Mouvement des paysans sans terre, qui ont obtenu du gouvernement central — présidé alors par Leonel Brizola — l’expropriation de plusieurs exploitations.
Si le MST prend place dans cette tradition centenaire de luttes paysannes, son origine immédiate est déterminée par les changements introduits par la dictature militaire au pouvoir de 1964 à 1985. La répression a alors désarticulé toute forme d’organisation, les principaux dirigeants paysans ont été emprisonnés, assassinés ou contraints à l’exil. Sur le plan organisationnel, ce fut une rupture brutale.
Parralèlement, le modèle économique imposé a conduit à la disparition de centaines de milliers de petites parcelles consacrées au café, au coton ou à des cultures vivrières. Cette expulsion massive de paysans a bénéficié aux anciens grands propriétaires terriens ou aux nouveaux exploitants, essentiellement dans les États du centre et du sud. Ce processus de concentration de la terre a été vécu par les paysans comme un véritable séisme, de la même ampleur que ce qu’avait représenté la conquête pour les indigènes. La moitié des terres cultivables se trouve alors aux mains de 1 % des propriétaires ; 80 % des terres ne sont pas cultivées, alors que 65 % de la population souffre à des degrés divers de malnutrition ; et l’exode rural touche 30 millions de personnes en moins de 20 ans, la migration la plus forte de l’histoire de l’humanité sur une période aussi courte. Les paysans chassés de leurs terres et ceux qui n’en ont jamais eu atteignent les 12 millions. Voilà la base du MST.
C’est une période qui a connu des formes de lutte spontanées et très peu organisées en réaction aux expulsions, de nombreux conflits, des plantations et des fermes incendiées et des centaines de victimes. C’est ce qui a conduit au début d’un processus de radicalisation des paysans sans terre.
La situation a commencé à changer vers 1975 grâce à l’activité de l’église catholique aux côtés des paysans pauvres, avec la création de la Commission pastorale de la terre (CPT). Il faut se rappeler que l’église a été l’un des piliers de la résistance à la dictature militaire, période qui a vu la création des 80 000 communautés ecclésiales de base qui existent au Brésil.
À partir de 1978 se sont produites des occupations massives à Rio Grande do Sul, l’une des régions les plus touchées par la concentration explosive de la terre. Il s’agissait d’initiatives isolées, sans contact entre les différentes occupations. La CPT a commencé, vers 1981, à coordonner des rencontres de dirigeants, tant au niveau régional que national. On a vu alors se stabiliser une coordination qui a conduit en janvier 1984 à la tenue de la première rencontre nationale des sans terre, dans l’État de Paraná.
Un Mouvement de mouvements
D’une certaine façon, le MST est une réponse des paysans à la modernisation et au néolibéralisme. Il s’agit d’un phénomène comparable à d’autres mouvements apparus sur le continent, du Pérou au Chiapas : l’ouverture des marchés, l’extension de la monoculture pour l’exportation et la déstabilisation induite des liens traditionnels (exode rural et chômage massif), ont engendré une situation explosive, dès que l’ouverture démocratique a permis de s’organiser et de se mobiliser. Par ailleurs, le MST marque la convergence de différentes luttes locales, de différentes traditions — allant de la puissante influence chrétienne à l’apport de militants communistes et du Parti des travailleurs (PT) —, où s’entrecroisent des traditions syndicales tant rurales qu’urbaines. Certains de ses dirigeants affirment que le MST est « l’articulation de nouveaux mouvements qui apparaissent au niveau local ».
Quant à sa composition sociale, on peut souligner également différentes convergences : les paysans qui travaillent la terre en qualité de métayers, en remettant au propriétaire une part convenue des récoltes ; les petits fermiers qui paient en espèces un prix fixe déterminé avec le propriétaire ; les posseiros qui travaillent des terres occupées — des terres de l’État ou de particuliers —et qui n’ont pas de titres de propriété, situation très fréquente dans les régions agricoles frontières. À cette combinaison de formes typiquement capitalistes avec des traditions agricoles précapitalistes, des ouvriers agricoles et des journaliers sans terre, mais aussi de petits propriétaires qui vendent saisonnièrement leur force de travail, ou de petits agriculteurs qui possèdent moins de 5 hectares. On trouve encore des fils d’agriculteurs qui peuvent avoir jusqu’à 50 hectares mais ne peuvent pas assurer leur subsistance. Cela représente de l’ordre de 5 millions de familles sans terre.
Une fois le mouvement lancé, des secteurs urbains l’ont, peu à peu, rejoint, avant tout des militants chrétiens qui travaillaient dans la CPT, une organisation dont le rôle s’est avéré décisif aussi bien dans la construction du mouvement que dans ses méthodes et son style de travail. Dès ses premiers congrès, le MST s’est fixé trois grands objectifs : la lutte pour la terre, condition de survie (objectif économique), la réforme agraire (objectif social et politique), et la lutte pour une société plus juste par des changements politiques radicaux. Joao Pedro Stédile, principal dirigeant du MST, considère qu’il s’agit d’un « mouvement social de masse », qui combine « trois caractéristiques complémentaires, syndicale, populaire et politique », et qui « ne relève pas des caractérisations traditionnelles des mouvements sociaux ». Il ne pense pas pour autant qu’on puisse le caractériser comme un « parti politique paysan déguisé » [1].
Avant d’occuper un latifundium improductif, les paysans sans terre commencent par s’organiser pour négocier avec les autorités. En fait, le plus souvent, l’occupation intervient après un long processus de renforcement du noyau initial, quand il est patent que les autorités refusent d’exproprier les terres convoitées. Le jour de l’occupation est tenu secret. Convergent alors un grand nombre de paysans et d’ouvriers agricoles sans emploi, qui viennent parfois de très loin. L’occupation tient autant de la fête que du défi délibéré, selon un cérémonial organisé par les militants du mouvement.
Dès qu’ils se sont installés dans la propriété, les paysans improvisent des abris de plastique et, si on leur en laisse le temps, ils se mettent à cultiver les terres. L’objectif est d’appeler l’attention de l’ensemble de la société, en faisant éclater au grand jour un conflit dont on ne parle pas, et en mettant en évidence l’existence de terres incultes et de bras disposés à les travailler. En général, ils ne cherchent pas à garder la propriété qu’ils occupent, mais plutôt à ce que les autorités de l’État leur fournissent des terres où s’installer. Leurs méthodes de lutte reposent sur la désobéissance civique pacifique, ce qui a conduit de nombreux juristes à reconnaître le bien-fondé des occupations et, récemment, le Vatican lui-même a attiré l’attention sur la nécessité d’une réforme agraire. Les paysans du MST n’agressent pas les propriétaires : leur grand nombre et leurs outils de travail suffisent à les intimider. Mais s’ils sont attaqués par les propriétaires, par la police ou par l’armée, ils se défendent. Il leur arrive même, rarement, d’user d’armes à feu, mais ils ne prennent jamais l’initiative de l’affrontement.
Beaucoup d’évacuations se font dans la violence, et se heurtent toujours à une résistance collective. Au cours des 15 dernières années, plus de mille paysans du MST ont été tués, en général par les propriétaires et leurs hommes de main. Cette forme de résistance « pacifique » leur a permis de mettre à nu aux yeux de l’opinion publique la violence des grands propriétaires et de l’État, et de gagner le soutien de larges secteurs des grands centres urbains. À la longue, le MST a pu démontrer que l’occupation des terres est aussi légitime que la grève pour les ouvriers.
Une organisation pyramidale
L’occupation, qui ne dure souvent que quelques jours, est le point de départ de la lutte. Après leur expulsion, les sans terre installent un campement permanent sur un terrain en bord de route concédé par le gouvernement ou la municipalité, ou par un propriétaire solidaire. Les campements sont de véritables villes de toile, avec une population qui va de 500 à 800 personnes, mais peut même dépasser 2 000. En moyenne, un campement dure 4 ans, jusqu’à ce que la totalité de ses membres aient obtenu des terres. Les premiers mois voient de nombreux départs, une sorte d’auto-épuration du campement.
Dans ces campements, soutenus par des cadres et des militants du MST, les gens développent un travail intense d’organisation et d’éducation, dont dépendent non seulement la survie du collectif mais aussi l’avenir de toute l’opération. En matière d’activités extérieures, pour obtenir des terres et sensibiliser l’opinion publique, ils multiplient inlassablement les audiences avec les autorités, des marches où ils peuvent parcourir plus de 1 000 kilomètres pendant plusieurs semaines, des grèves de la faim, des jeûnes et des piquets sur les places publiques. Parfois, ils occupent des terres ou soutiennent les occupants de municipalités ou d’États voisins. C’est sans doute les marches qui ont la plus grande importance, vu qu’elles permettent à la fois de soutenir le moral des participants, de faire connaître leur situation, d’incorporer de nouveaux secteurs à la lutte et de tester la solidité de l’organisation interne.
Le campement en tant qu’apprentissage est l’aspect le plus important de tout ce processus. Les paysans qui rejoignent le Mouvement sont souvent marqués par un fort individualisme, un niveau scolaire faible, quand il n’est pas nul, tant l’analphabétisme est répandu, un niveau politique très bas et une expérience quasiment nulle de la vie collective. L’organisation interne repose sur ce qu’on appelle les « noyaux de base », qui regroupent entre 10 et 30 familles, presque toujours originaires d’une même localité. Il faut savoir que les campements connaissent une très forte hétérogénéité géographique, certains participants ayant parcouru des milliers de kilomètres et laissé derrière eux toute une vie.
Chaque noyau de base organise les tâches du campement : ravitaillement, santé, hygiène, sports, approvisionnement en bois, etc. Pour chaque tâche, on élit un responsable qui, à son tour, coordonne des « équipes de service » du campement, réunies quotidiennement pour planifier les activités. Enfin, une « coordination générale » fixe les tâches des équipes et définit les activités externes ainsi que les relations avec la société et les institutions. L’organe suprême du campement est l’Assemblée générale, où participent tous les membres : elle se réunit périodiquement et élit une Coordination générale, à laquelle peuvent également participer les responsables des noyaux de base.
C’est une organisation relativement flexible, dont le degré de complexité dépend de la taille du campement. Les dirigeants et les militants du MST ont pour idée de promouvoir la démocratie et la participation la plus large possible à la prise de décision, en combinant direction collective et partage des tâches. Il s’agit en définitive d’une organisation qui doit être adaptée tant aux nécessités de la lutte qu’à l’éducation et au progrès collectifs.
L’assemblée générale discute et adopte un règlement interne qui est appliqué rigoureusement avec, le cas échéant, des sanctions qui vont du blâme à l’exclusion. La consommation d’alcool est réglementée, et toute bagarre, tout agression contre une femme ou un enfant strictement interdites.
Le rôle des femmes est déterminant dans le campement comme dans les occupations et dans le MST. Le visiteur est frappé par la présence de nombreuses femmes — surtout des jeunes — à des postes de responsabilité, jusque dans les organes de direction du Mouvement. Le rôle croissant des femmes est incontestable : c’est le mortier qui unit et crée un esprit communautaire, sur lequel reposent beaucoup des activités quotidiennes de subsistance, essentiel en matière de santé, d’approvisionnement, de mystique et d’éducation, mais aussi pour la lutte.
La construction d’un marché populaire
Les communautés établies sur les terres conquises représentent autre chose. C’est d’abord l’une des principales conquêtes du mouvement, qui montre que la réforme agraire est possible et qu’elle peut être couronnée de succès. Pour les paysans, pouvoir s’établir après des années de lutte nécessaires pour que l’État se décide à leur remettre des terres ou à se porter acquéreur d’un latifundium, c’est d’abord échapper à la faim. Même s’il s’agit souvent de terres peu fertiles, épuisées par une exploitation abusive et l’usage de produits toxiques, dans tous les cas ils produisent infiniment plus que ce que ces mêmes terres produisaient aux mains de leurs anciens propriétaires.
Les paysans établis fournissent un travail énorme, vu l’absence de toute infrastructure et les énormes difficultés pour obtenir des financements, des crédits et une assistance technique. Il y a bien des échecs, mais pas plus de 15 %, en deçà du seuil que la FAO considère acceptable.
Le MST encourage la coopération, même si la majorité préfère individuellement cultiver sa parcelle — de quelque 25 hectares —, dans un cadre familial. Mais beaucoup s’associent pour acheter des machines agricoles, s’équiper en moyens de transport et de stockage. C’est un premier pas vers la formation de coopératives qui permettent de planifier collectivement la production et la répartition des bénéfices selon le travail fourni. Dans la plupart des cas, on cherche à diversifier le plus possible la production, éviter la monoculture, et limiter le recours aux engrais chimiques. Les coopératives et les associations de production ont formé une confédération de coopératives de colons (Concrab), pour garantir l’assistance technique, négocier globalement les ressources et écouler la production sur le marché aux meilleures conditions.
En 1997, après cinq années consacrées à l’ amélioration du travail des coopératives, la revue du MST faisait état de l’existence de 24 coopératives de production agricole et d’élevage, 18 coopératives de prestation de services, 2 coopératives de crédit, 8 coopératives centrales de réforme agraire, et plus de 400 associations coopératives de base avec 11 000 affiliés.
Le secteur des coopératives agricoles du MST regroupe plus de 30 000 familles, et maintient des liens avec 70 000 autres. Il s’attache à les différencier des coopératives traditionnelles, tant par leur structure démocratique que par leur pratique participative. Dans l’une de ses nombreuses brochures, le MST affirme que ce mouvement coopératif alternatif implique « l’appropriation des instruments de gestion par les travailleurs et la nécessité de construire un marché populaire articulé entre la campagne et la ville ».
Il est vrai que beaucoup de ces expériences retombent dans une forme d’individualisme ou de localisme, et que la mobilisation y est beaucoup plus difficile qu’à l’étape des campements. Pourtant, dans la majorité des cas, de véritables communautés s’organisent, qui mettent en commun le travail, la fête, et le soutien aux sans terre qui luttent pour la réforme agraire. C’est ainsi que, si la situation économique le permet, la communauté détache des militants pour aider les paysans qui occupent de nouvelles terres, et assure l’approvisionnement des campements en lutte.
Un chapitre important — « stratégique », pour les dirigeants du MST — touche à l’éducation. Tous sont conscients que l’éducation et la formation sont essentielles pour rendre viables ces expériences, poursuivre la lutte pour la réforme agraire, construire de nouvelles façons de vivre ensemble, « exercer les droits de citoyenneté et participer démocratiquement à la vie politique du pays et à la lutte pour un homme nouveau dans une société démocratique et socialiste » [2]. Le MST parle de la nécessité « d’occuper également le latifundium du savoir » et il a édité des dizaines de brochures et de livres comme support au travail d’ éducation.
L’objectif est de former des formateurs parmi les sans terre eux-mêmes, que la communauté fasse sienne la tâche d’éduquer. Simultanément, on lutte contre l’analphabétisme, pour atteindre des seuils minimaux de scolarisation, alphabétiser les adultes sur la base des méthodes de Paulo Freire, donner une formation technique qui supprime la dépendance dans ce domaine, et offrir une formation politique qui permette la participation d’un maximum de personnes.
Enfin, le MST a créé une école de formation pour dirigeants, localisée dans l’État de Santa Catarina, qui accueille chaque année des centaines de stagiaires. Elle lui permet de donner une cohérence politico-idéologique à ses cadres, d’augmenter l’autonomie et la capacité d’initiative des directions locales et régionales, et de se soustraire à l’influence des partis. Il faut souligner que le MST s’est doté en quelque sorte d’une organisation qui reprend également diverses traditions, tant dans sa structure que dans ses méthodes de travail. A la base, les communautés portent la marque de la tradition rurale et du christianisme de base — peut-être l’influence la plus marquante à ce niveau — mais aussi du syndicalisme. Aux niveaux supérieurs, les modes d’organisation des partis de gauche semblent avoir une influence plus forte, notamment la tradition léniniste, mêlée aux influences chrétiennes présentes dans la CPT.
Un nouveau monde au coeur de l’ancien
Après son congrès tenu en 1995, auquel ont participé plus de 5 000 délégués, le MST a lancé une grande offensive dans tout le pays, qui se poursuit encore. 92 occupations ont eu lieu en 1995, et plus du double en 1996. Plus important encore, alors que le mouvement était jusqu’alors plutôt localisé au sud et au centre, il a réussi à étendre les occupations aux régions du nord et du nord-est, bastions de la droite et des propriétaires terriens les plus réactionnaires. Plus récemment, il a commencé à organiser de vastes occupations près des villes, conformément aux objectifs stratégiques fixés par le congrès et la direction du MST.
Les massacres de l’État de Pará, tels celui d’Eldorado de Carajás où, le 19 avril 1996, 19 sans terre ont été assassinés, attestent l’irrésistible croissance du mouvement dans cette région. Témoins de la force du MST, 200 campements et 300 communautés ont vu le jour dans l’État de Pará, ce qui signifie que dans un des bastions de la réaction, des centaines de milliers d’hectares ont été attribués àdes paysans pauvres.
Le MST est, par ailleurs, le seul secteur qui s’est avéré capable de s’opposer à la politique néolibérale de Fernando Henrique Cardoso, comme en témoigne la marche de Brasilia en 1997. La question de la réforme agraire a été l’un des thèmes les plus débattus de la campagne électorale, et le président élu s’était engagé à « exproprier » des terres au bénéfice de 280 000 familles. En réalité, seulement 15 000 familles ont été établies à ce jour, même si le gouvernement parle d’un total de 60 000 paysans. Il n’y a rien d’étonnant à ce que le MST ait accru ses initiatives sous un gouvernement qui veut se donner l’air « progressiste » pour démobiliser le mouvement.
Le MST a pris la direction d’un profond malaise dans les campagnes, et face aux hésitations — certains disent aux claudications — des syndicats et du Parti des travailleurs (PT), il est devenu la principale opposition au néolibéralisme. Le MST bénéficie donc de deux circonstances favorables : la sympathie pour la réforme agraire et les actions du MST s’approfondit , et dans le même temps se renforce son autonomie vis-à-vis des partis politiques et des formations institutionnelles. Le MST est donc en situation de coordonner les classes urbaines paupérisées (habitants des favelas, sans emplois, sans abris, etc.), de cristalliser une alliance des « sans », des exclus, de ceux qui comptent pour du beurre aussi bien pour la bureaucratie syndicale que pour la gauche électorale.
Mais au-delà de la situation conjoncturelle du mouvement des travailleurs de la terre au Brésil, le MST représente quelque chose de nouveau, de différent, sur la scène des mouvements sociaux de notre continent. Il partage des aspects novateurs de son mouvement avec d’autres mouvements paysans-indigènes, en particulier en Équateur et au Chiapas. L’influence du MST dépasse les frontières, au point que les paysans paraguayens y trouvent un solide point de référence, tout comme les autres organisations paysannes du continent.
À l’image des autres mouvements sociaux, les sans terre combinent des aspects qui rejettent la société capitaliste actuelle avec d’autres qui la reproduisent. Un mouvement ne peut pas représenter la négation absolue, l’inversion totale de la société dans laquelle il est immergé. La continuité apparaît souvent dans les caractéristiques de la structure organisationnelle (propice à l’apparition de couches dirigeantes aux intérêts spécifiques, coupées de leurs bases), dans des formes de direction plus ou moins verticales, dans le niveau de participation faible, voire nul, de leurs adhérents, l’autoritarisme interne, la culture propre à un mouvement ou à un parti, les liens institutionnels... La spécificité du MST est qu’il incarne une rupture bien plus profonde que d’autres mouvements avec la société actuelle. Ou encore que le nouveau y pèse beaucoup plus, plus fondamentalement, que l’ancien. À savoir :
- Comme le relève James Petras, le MST appartient à une nouvelle génération de mouvements sociaux sur le continent caractérisés par l’émergence d’une nouvelle direction qui n’est pas coupée de la vie quotidienne de sa base, où la bureaucratie est à peu près inexistante, avec une morale éprouvée, le refus de s’éloigner des modes de vie de l’ensemble des acteurs du mouvement, sous le signe de la participation, de l’internationalisme, de la démocratie, de la formation politique et professionnelle [3].
- La priorité va à l’action directe et extraparlementaire, sans se compromettre dans les réseaux institutionnels, en préservant son autonomie vis-à-vis des partis et des syndicats, mais aussi des intellectuels et du monde universitaire. L’autonomie est un des signes identitaires.
- Sont intégrés des thèmes de ce qu’on appelle les nouveaux mouvements sociaux, la question des femmes, l’écologie et la question identitaire.
- La faiblesse des moyens matériels est compensée par la mystique, qui permet la formation d’une nouvelle subjectivité où apparaissent au premier plan les liens fraternels et solidaires par delà les relations instrumentales, propres aux associations traditionnelles [4]. L’être humain, la femme et l’homme nouveaux sont une préoccupation fondamentale.
- Dans le cas du MST, il s’agit d’un mouvement intégral qui embrasse toutes les facettes de l’existence : politique, sociale, culturelle, économique, religieuse, etc. Sans les séparer ni les isoler. C’est particulièrement clair dans les campements et la plupart des communautés établies. Le rôle central accordé à l’éducation les rapproche du mouvement ouvrier à ses origines. Il s’agit d’un des rares mouvements qui éduque ses adhérents, sur des critères qui lui sont propres, différents, à l’opposé de ceux de la bourgeoisie. C’est en cela, et pas seulement par les choix stratégiques opérés, qu’il s’agit d’un mouvement qui échappe à la logique de reproduction du système, et va bien au delà des revendications partielles : même inconsciemment, il jette les bases d’une société nouvelle.
- Le MST mène à bien une réforme agraire par le bas, en construisant une nouvelle société au sein de l’ancienne. Jusqu’ici, toutes les réformes agraires ont émané du pouvoir en place, dans le cadre d’une révolution ou d’un régime progressiste. Les campements comme les communautés établies sont des espaces de socialisation, des territoires où s’inversent les codes dominants, des lieux de contre-pouvoir. On ntravaille pas seulement pour s’approprier les moyens de production, mais aussi pour produire une subjectivité nouvelle, une nouvelle humanité et se « réapproprier individuellement et collectivement la production de la subjectivité » [5]. Hors de cet ensemble de pratiques, comment peut-on seulement imaginer la transition au socialisme ?
- Ils fondent leur action sur deux moyens essentiels : la terre, c’est-à- dire un espace physique où créer, en s’appropriant les moyens de production et de reproduction, de nouveaux rapports humains ; et l’ éthique, quand on sait que les membres actifs et les militants du MST consacrent bien plus que quelques heures à leurs activités : leur vie entière est organisée sur une autre base, d’autres critères, où prédomine une morale de la fraternité et de la solidarité.
C’est vrai que survivent aussi dans le MST certains aspects de la vieille culture politique, des formes d’organisation semblables à celles qui prédominent dans les partis de gauche. C’est plus évident dans les instances de direction. Je ne sais pas à quel point ils en sont conscients, mais je peux certifier que les dirigeants s’emploient à ne pas reproduire les pratiques qui nourrissent la formation d’une bureaucratie. Ils sont également attentifs aux risques de récupération des communautés établies par le système dominant qui les encercle, prêt à les étrangler.
Il n’y a pas d’antidote face à ces dangers. L’avenir du mouvement dépendra du niveau atteint par les luttes sociales, tant à la campagne qu’à la ville. Mais au delà de ces réserves, on peut affirmer que le plus important mouvement social de notre continent nous ouvre une voie fort appréciable vers la conquête de nouveaux espaces pour les travailleurs, en illustrant par là même de nouvelles formes éventuelles de transition vers une société plus juste.
Montevideo, avril 1998