« La lutte passe aussi par les mots »

, par BESANCENOT Olivier

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Olivier Besancenot ne sera pas candidat à l’élection présidentielle de 2017. Pourtant, cela n’empêche pas ce militant, membre du NPA, veilleur enthousiaste du mouvement « Nuit Debout », d’avoir des messages à faire passer. Dans son livre intitulé Petit dictionnaire de ia fausse monnaie politique, il s’intéresse ainsi à ces expressions de la « langue de l’ordre et du marché », qui « occupent une place de premier plan » dans notre société. De la force de travail rebaptisée coût du travail, des cotisations sociales devenues charges... Il signe un petit abécédaire assez cinglant. « Un combat politique à part entière », dit-il.

Olivier Besancenot, pourquoi vous êtes-vous intéressé à ce que vous décrivez comme un « harcèlement lexical » ?

C’est une idée de mon éditeur, Pierre Drachline, décédé depuis, qui, au cours d’une discussion il y a plusieurs mois, m’avait incité à regarder en quoi le domaine du verbe, des mots et donc du vocabulaire, faisait aussi partie de la lutte. Il m’a dit qu’on n’était pas simplement à pour se positionner contre des lois, des réformes, des gouvernements ou des structures, mais aussi contre ce type de régression lexicale. Je me suis donc penché sur la question et je me suis rendu compte à quel point les mots étaient bien souvent dénaturés.

Vous dites que cette action sémantique occupe une place « de premier plan dans la stratégie politique, économique et sociale du capital »...

On se rend compte à quel point de l’autre côté du miroir, dans les cercles dominants, il y a des gens qui prennent le temps de penser le vocabulaire, les mots, les adjectifs et que nous, pris dans l’urgence sociale, économique, écologique, on prend rarement le luxe de se poser, et d’envisager la portée de chaque terme. Mais il y a des versions flagrantes de détournement, comme lorsque l’on évoque le diesel « propre », le charbon « propre »... Mais il y a des choses plus insidieuses, dévalorisantes, déshumanisantes, que l’on finit par accepter. Je pense par exemple au fait que l’on appelle un plan de licenciement tragique « un plan de sauvegarde de l’emploi ».

Selon vous, mettre en évidence ces dérives, c’est « un combat politique à part entière »...

Tout à fait. Je rejoins par cette contribution les rangs de ceux et celles qui se posent ces questions-là depuis quelque temps déjà. Dans le rang du syndicalisme, mais aussi dans le rang du journalisme avec Acrimed. C’est un débat inépuisable, au fond. On se rend compte que lorsque l’on met ce sujet sur la table d’une conversation, chacun a sa petite idée. Alors oui, c’est un domaine de la lutte, bien sûr.

Vous dites, à l’inverse, qu’il ne s’agit pas non plus d’indiquer le « parler juste »...

Ce n’est pas du tout la volonté de ce livre, effectivement. Je ne dis pas comment il faut bien parler. Moi-même, il m’arrive, sans en avoir conscience ou sans trop y penser, de reprendre ce type de vocabulaire. Ce n’est donc pas une entreprise de culpabilisation, j’essaie plutôt de mettre sur la place publique un autre dossier de la batai le politique et idéologique en cours.

Vous évoquez par exemple l’expression « coût du travail » qui est de plus en plus répandue...

Pierre Bourdieu parlait de la violence invisible et je crois que la violence des mots en fait partie. Qu’on ait encore la chance de travailler, que l’on soit retraité après une dure vie de labeur ou que nous ayons perdu notre boulot, nous pensons que nous sommes responsables de la situation dans laquelle on est. Ainsi, finalement, on coûterait à nos employeurs beaucoup plus qu’on leur rapporterait. Mais c’est une ineptie terrible ! Quelles que soient les difficultés économiques, on rapporte à nos employeurs, individuellement et collectivement, beaucoup plus de valeur ajoutée que ce qu’on peut toucher en terme de salaire.

Dans le même ordre d’idées, vous vous élevez contre le terme « charges » au lieu de « cotisations sociales »...

Les cotisations socia es ne concernent qu’une partie de notre salaire. Cela fait partie du salaire socialisé. C’est une partie de notre rémunération que donne notre employeur au titre de notre salaire pour al er renflouer les caisses d’un système de protection sociale essentiel, parfois vital dans des domaines aussi important que celui de la vieil esse, du chômage, de la maladie. Mais on accepte aujourd’hui de parler de cela comme d’une charge... Et d’ailleurs, le capital ne s’y est pas trompé. En baissant les cotisations sociales, on augmente d’autant la part du capital. Derrière cet intitulé, il y a une offensive calculée, réfléchie, qui marque beaucoup de points...

Vous expliquez qu’on ne dit plus « patrons », mais « entrepreneurs » !

Cela gomme tous les traits liés à l’exploitation, en terme de sueur, de pleurs, de larmes, de chômage... Le mot « patron » a été chargé du sens de l’histoire sociale. Et c’est très malin, puisque derrière ça, en parlant d’entrepreneurs, vous mettez sur un pied d’égalité le petit artisan ou commerçant, avec le plus grand patron d’une entreprise du CAC40. C’est comme si l’on cimentait un camp social en se retranchant derrière les plus petits.

Vous relevez aussi l’expression « musulman modéré » qui veut tout simplement dire « musulman »...

Ce sont des dérapages verbaux qui, à force d’être répétés, ne prennent sens qu’aux yeux de ceux qui en sont victimes, mais plus aux yeux de l’immense majorité des Français. Pourtant, il y a des termes qui sont importants, qui sont dévoyés et qui sont discriminatoires.

On parle aussi beaucoup plus de « migrants » que de « réfugiés »... Le réfugié, quelque part, c’est celui qui postule au droit d’asile, donc quelqu’un qui est victime d’atrocités, de la barbarie, des guerres. Accorder la terminologie de « réfugié » à ceux qui viennent, c’est donc déjà les laisser mettre un premier pied sur le territoire. Et ça, la classe politique ne peut pas l’accepter. Du coup, on parle de « migrants », on mélange les termes. Là encore, je ne veux pas jouer les bons profs en donnant les bonnes définitions. Mais je veux juste que l’on réfléchisse à la portée des termes. Si on élargit un peu, réfléchir, c’est aussi le but du mouvement « Nuit Debout » auquel vous participez le soir, place de la République à Paris. Qu’est-ce que to ut cela vous inspire ? Je n’y vois que du bon. C’est l’une des facettes de cette mobilisation générale née du mouvement contre la loi Travail, et qui, je crois, n’a pas dit son dernier mot. Ce sont des gens qui sont en train de se redécouvrir, de reprendre confiance et c’est extrêmement important. C’est une brèche dans le système politique traditionnel. Comment voyez-vous l’avenir du mouvement « Nuit debout » ? Personne ne peut le prédire. Il faut bien comprendre que c’est un mouvement qui apprend en marchant et qui apprend de ses propres expériences collectives. Je sais juste que « Nuit Debout » est complètement relié à la mobilisation sociale en cours (contre la loi Travail). Et si la mobilisation réussit à remporter le morceau et à terminer sur un sentiment de victoire, ceux et celles qui auront été dans le mouvement prendront encore plus de forces. Si cela se termine par une défaite, en revanche, tout ça peut partir dans le sable.

Quel peut être le rôle d’un parti politique comme le NPA dans ce mouvement ?

De se mettre au service de ce mouvement quand on a besoin de lui, quand on a besoin de son expérience militante notamment. Mais c’est d’abord à titre individue que chacun participe à ce mouvement. Nous n’y allons pas pour faire notre marché, en tout cas. On prend au sérieux ce type de mobilisation pour ce qu’elle est : un mouvement qui se cherche avec des gens qui sont militants, mais aussi des gens pas militants qui ont peur de la récupération et de l’instrumentalisation.

Aujourd’hui, la politique, vous y croyez encore ?

Je pense que la politique traditionnelle, professionnelle, est morte, complètement carbonisée... Mais il y a une politique qui pousse à ras du sol, c’est d’ailleurs là où ça pousse généralement le mieux, conduite par des tas d’anonymes, des tas de mouvements, qui posent des questions de société, et qui ont envie de réfléchir à autre chose...

Alors comment percevez-vous cette année pré-présidentielle ?

Avec ce mouvement, justement, on est en train de bousculer l’agenda électoral traditionnel. Bien sûr, nous, au NPA, on a un candidat, Philippe Poutou. Nous sommes en quête de signatures, mais à la différence de beaucoup d’autres, on a compris que la politique se jouait aussi en ce moment. Que c’était l’occasion de créer notre propre espace, notre propre agenda. Que tout cela ne soit pas relié à la lente agonie politique d’un électoralisme qui dégoûte de plus en plus de monde.

Et vous, comment voyez-vous votre avenir ?

Je suis militant, plus que jamais convaincu que quelque chose est en train de se passer, qu’un sursaut social et politique est en train de naître. Mais nous, on n’est pas accroché au poste, donc ça tourne, et c’est plus important de mettre en adéquation ce qu’on pense avec ce qu’on fait... Je continue à travailler à La Poste, Philippe Poutou continue à travailler à l’usine, les militants et les militantes ne vivent pas de la politique... C’est très important.

Et si je vous dis « Hé oh la gauche ? », ça vous parle ?

Ça me donne une grande barre de rires surtout ! C’est l’illustration supplémentaire que ces gens-là sont dans leur bulle. Ils pensent qu’en faisant de la bonne retape, ils vont nous convaincre qu’ils ont un bilan social. Je leur dis bon courage... Au fond, élire un parti socialiste et placer des partis de « gauche » au pouvoir, ça a été un frein à la mobilisation depuis le début de ce quinquennat. Mais là, c’est en train de se retourner contre ceux qui ont joué de ça au pouvoir. Et c’est justement devenu un des ressorts de la mobilisation. Les gens ont eu un trop-plein d’interdits. Ils se sont interdits eux-mêmes de réserver à ce gouvernement le même sort qu’on peut réserver à des gouvernements de droite. Et maintenant, ils sont résolus à aller jusqu’au bout !