- Pourquoi avoir tourné Chaos ?
Coline Serreau — Ce n’est pas parti d’une anecdote, ou d’une histoire privée. C’est parti d’une réflexion globale sur la société. C’est le choc de deux mondes, d’un monde de confort et d’un monde de détresse : c’était la fable de départ.
- Pourquoi avoir voulu aborder la question de la prostitution ?
C. Serreau — La prostitution est simplement la chaîne extrême de l’oppression des femmes. Ce n’est pas tellement la prostitution en soi qui m’intéresse ; ce qui m’intéresse, c’est l’évolution du patriarcat. La prostitution n’est que l’aboutissement de la situation des femmes. C’est une logique finale, comme la pollution de la Garonne est la logique finale d’un système.
- Tous les personnages masculins de Chaos sont, à des degrés divers, des personnages négatifs. On vous l’a reproché. Comment réagissez-vous ?
C. Serreau — Franchement, je m’en moque complètement. Si les machos, les proxénètes et les intégristes ne sont pas d’accord avec le film, ca me paraît assez normal. Il y a plusieurs catégories d’hommes. Ceux qui comprennent que le monde est en train de changer, que je dénonce un système, dont ils font partie et dont ils profitent, et qui ont l’envie de le changer ; et ceux qui profitent tellement du système qu’ils ne supportent pas la critique. Ca départage très bien les gens. Depuis 3000 ans, les femmes sont bafouées physiquement et moralement, partout, en permanence. Pour une fois que quelqu’un dit quelques vérités...
- C’est votre film le plus violent. Le sujet imposait de frapper fort ?
C. Serreau — Possible... Il y a aussi la technique, celle que j’attendais depuis tant d’années : la technique du DV, qui permet d’aller très loin dans la réalisation, d’avoir beaucoup de matériel, beaucoup plus de précision qu’avant dans la mise en scène. Mais l’histoire, elle-même, est violente.
- Vis-à-vis des garcons, les jeunes frères en particulier, vous êtes très dure.
C. Serreau — Il faut être très, très violent. Je l’assume complètement. C’est quelque chose que tout le monde connaît. Ce n’est pas moi qui suis violente, ce sont eux, avant tout, qui sont violents. Ce n’est pas un discours politiquement correct, mais c’est la vérité.
- Vous n’avez pas eu peur, dans le contexte « sécuritaire » actuel, que le film soit mal interprété ?
C. Serreau — Je n’ai pas peur, non. Je n’ai pas peur quand on dit la vérité ; la preuve, c’est que les spectateurs suivent le film. S’il faut se taire juste parce qu’on a peur... Des atrocités se commettent, il faut en parler. Ce n’est pas mal interprété : j’ai recu énormément de lettres formidables de filles algériennes, que je ne connais pas. Elles sont heureuses que ce film existe. Il y a aussi des applaudissements dans les salles, à toutes les séances. Ce n’est pas fréquent. Ca veut dire que les gens sont touchés, par des paroles qu’ils n’entendent pas ailleurs et qui les libérent. Pour moi, le meilleur service qu’on puisse rendre à la communauté maghrébine, c’est d’arrêter de les prendre pour des sous-développés à qui on ne doit pas dire les choses. Il y a des forces réactionnaires dans cette communauté. Il y a aussi des forces progressistes, ce sont celles-là qu’il faut aider. Il faut vraiment séparer le bon grain de l’ivraie, se positionner.
- La scène où l’héroïne se fait « jeter » par SOS-Racisme est très frappante...
C. Serreau — SOS-Racisme a fait un travail merveilleux, mais sur le plan des femmes, c’est nul. Il y a chez eux des Maghrébins qui n’ont pas fait leur révolution sur cette question. Il est temps qu’ils la fassent. J’aimerais qu’ils me disent ce qu’ils ont fait contre l’excision, contre les mariages forcés, contre le port du foulard... Ils doivent protéger les droits des gens, parce que c’est ce qu’on protège dans ce pays quand on est un militant des droits de l’Homme, du progrès, de la démocratie. Les droits de l’Homme sont aussi les droits des femmes. En étant toujours, par rapport à la communauté maghrébine, sous prétexte que nous les avons colonisés, sur une position d’indulgence infinie pour ce que je considère comme des crimes, on donne des voix à Le Pen par centaines. La réalité de ce que vivent les gens est différente de ce qui se dit dans les partis politiques. Là où les gens vivent ensemble, il se noue de vraies grandes amitiés entre les deux communautés, mais aussi des haines. Il faut exprimer les deux. En n’exprimant pas la dialectique, on est forcément dans l’erreur.
- Vous auriez envie de montrer ce film dans les quartiers qui sont les plus concernés par ce que vous dénoncez ?
C. Serreau — Le film passe dans les quartiers, dans les banlieues, dans les grands cinémas ; 1500 salles l’ont diffusé en France. C’est l’avantage de la distribution commerciale : on peut faire passer beaucoup de choses très subversives par des films « grand public ». Ce n’est d’ailleurs que comme ca qu’on y arrive ; sinon, on touche toujours les mêmes... J’aime bien l’art et essai, mais il faut faire de l’art et essai pour tout le monde.
- Interviewé sur la guerre, Finkielkraut développait l’idée que c’est justement sur la question des femmes qu’il y aurait une ligne de rupture entre « civilisations ». Qu’en pensez-vous ?
C. Serreau — Je pense qu’il a raison, mais qu’il faut aussi regarder à la loupe la place des femmes dans notre société. La question de la liquidation du patriarcat n’est pas périphérique, elle est centrale. Elle est la condition sine qua non d’un renouveau révolutionnaire et de la destruction du capitalisme. Concernant la prétendue défense des femmes afghanes par Bush et son administration, il faut dénoncer leur hypocrisie. Pendant des années, ils ont soutenu et financé les talibans, pour pouvoir écraser les Soviétiques, sans se poser une seule seconde la question de l’esclavage des femmes, déjà en vigueur sous le régime des talibans. Je renvoie dos à dos ces deux pouvoirs fascistes qui n’ont jamais eu, ni les uns ni les autres, l’intention de défendre les femmes. Ils ne sont que les deux faces d’une même médaille.