L’Assemblée d’Irlande du Nord, issue des accords du Vendredi saint (1998), est suspendue depuis juin 2002. Le prétexte était, à l’époque, une prétendue affaire de vol, au profit de Sinn Féin, de documents internes à la police. Les charges ont été abandonnées depuis, mais le but était atteint : bloquer la participation de Sinn Féin au gouvernement, remettre en cause ces accords, que les unionistes n’ont jamais vraiment digérés, et surtout remettre en selle le SDLP (→ Parti social-démocrate et travailliste), parti nationaliste modéré, comme seul interlocuteur.
Mais les élections qui se déroulent en octobre 2003 font tomber le château de cartes : Sinn Féin, pour la première fois, devance largement le SDLP et, du côté unioniste, le DUP du prédicateur Paisley, parti religieux d’extrême droite, obtient plus d’élus que les unionistes « modérés » de l’UUP. Paisley refusant de gouverner avec les « papistes », l’Assemblée ne peut toujours pas être réinstallée. Il faut trouver une stratégie alternative pour écarter le mouvement républicain.
Début décembre 2004, un hold-up dans une banque de Belfast fait beaucoup de bruit : les sommes dérobées sont énormes. Aussitôt, le PSNI (nouveau nom de la police du Nord) accuse l’IRA d’être impliquée dans le braquage. Les unionistes en profitent pour exiger un désarmement total et sans conditions de l’IRA. Mais cette affaire tombe pratiquement aux oubliettes dès février 2005.
Dans un pub nationaliste du centre-ville, une bagarre éclate et se poursuit dehors. Un homme de 33 ans, Robert McCartney, et son compagnon sont poignardés à l’extérieur du pub. McCartney meurt de ses blessures. Jusque-là, le drame est presque banal : une bagarre de bar, entre protagonistes très éméchés, qui dégénère. Les choses se compliquent quand les sœurs de la victime commencent à mener campagne pour que les coupables soient arrêtés et jugés. Victimes et assassins sont originaires du quartier de Short Strand, une petite enclave nationaliste de Belfast encerclée par des quartiers protestants, assiégée depuis plus de 30 ans par les bandes paramilitaires protestantes.
L’« affaire » McCartney
Dans un premier temps, une chape de silence tombe sur l’incident. Aucun des témoins n’est prêt à aller donner des noms à la police. La bataille menée par les sœurs de McCartney met très vite Sinn Féin en difficulté. Ce dernier fait pression pour que le ou les coupables se dénoncent d’eux-mêmes. La présence des cinq sœurs à l’Ard Feish, le congrès annuel de Sinn Féin, est un embarras de plus. L’appel de Gerry Adams, pour que les personnes impliquées se livrent, n’empêchera pas le déchaînement politico-médiatique : Tony Blair, Bertie Ahern, le Premier ministre irlandais, la presse britannique hurlent ensemble et font l’amalgame — l’IRA est, à leurs yeux, une bande de criminels. La « criminalisation » du mouvement républicain est une vieille tarte à la crème du gouvernement britannique, la cause de la grève de la faim de 1981, durant laquelle dix volontaires de l’IRA sont morts.
Mais l’IRA et Sinn Féin sont coincés. Impossible de dénoncer eux-mêmes les responsables à la police, impossible de ne rien faire. Ils vont prendre alors deux initiatives, l’une, politiquement correcte et nécessaire, étant l’exclusion de sept membres de Sinn Féin et de plusieurs volontaires de l’IRA, mêlés à divers degrés à l’affaire. L’autre, peut-être plus maladroite, sera la proposition de l’IRA, faite en personne aux sœurs McCartney, d’abattre les responsables.
La PSNI devait être un nouveau service de police, incluant les deux communautés et débarrassée de ses éléments les plus ouvertement liés aux bandes paramilitaires protestantes. Mais, à part le changement de nom, elle est restée la même, l’épuration n’a pas eu lieu et Sinn Féin, contrairement au SDLP, n’a jamais accepté de cautionner cette réforme cosmétique. À Short Strand, toutes les familles ont vécu les perquisitions dévastatrices, les arrestations et le harcèlement de cette police, son attentisme bienveillant quand le quartier était attaqué par les hooligans loyalistes.
Logiquement, l’IRA a servi de police parallèle, expulsant les dealers et punissant les délinquants. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la déclaration de l’IRA. C’est une logique avec laquelle les accords du Vendredi saint étaient censés rompre. Le changement n’a pas eu lieu, rendu impossible par la résistance des unionistes mais aussi par la nature même du mini-État d’Irlande du Nord, basé sur le sectarisme et la préservation des intérêts de la bourgeoisie protestante.
Sortir de l’impasse politique
Bertie Ahern, le Premier ministre du Sud, membre du Fianna Fáil, avait hurlé avec les loups au début de l’affaire McCartney, réclamant l’exclusion de Sinn Féin du processus politique. Curieusement, ses déclarations sont devenues beaucoup plus raisonnables ces derniers jours, à la suite de l’élection partielle qui s’est déroulée dans une circonscription d’Irlande du Sud. En pleine affaire McCartney, le pourcentage de voix recueilli par Sinn Féin a augmenté significativement par rapport à l’élection précédente (de 25 %) et le candidat Fianna Fáil a perdu son siège au profit de la droite, Fine Gael.
Quelques jours plus tard, le SDLP fait une annonce fracassante sur le droit à l’autodétermination au Nord, proposant un référendum sur la réunification de l’île qui prend à contre-pied Gerry Adams, un peu englué dans sa stratégie d’obtention du « consentement » des unionistes à la réunification. Si la revendication du droit à l’autodétermination est évidemment juste, on peut tout de même douter de la volonté du SDLP de passer en force sur la question. Ce réajustement tient plus d’une nouvelle stratégie pour regagner les électeurs perdus et se repositionner en tant que principal parti défendant la cause nationaliste, que d’une volonté réelle d’affronter ouvertement la bourgeoisie protestante. Reste que Sinn Féin se retrouve dans une position délicate, ayant tout misé sur des accords qui ne fonctionnent plus, réduit à continuer à exiger la remise en place d’une Assemblée où il devrait partager le pouvoir avec un parti d’extrême droite.