Danger, loi Perben

, par JOSEPH Daniel, TERMINIÈRE Pauline

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Avocat au barreau de Lille, Daniel Joseph est président du Syndicat des avocats de France (SAF), créé en 1974, dans le contexte politique de l’union de la gauche. Le SAF est la deuxième organisation syndicale représentative au sein de la profession d’avocat. Il défend en particulier les libertés (droit des étrangers, droit pénal, droit de la famille, droit social), notamment les droits de la défense. Il milite pour « une véritable politique d’accès au droit et à la justice qui restaure l’égalité entre les citoyens et les résidents ».

  • En quoi le projet de loi présenté par Dominique Perben constitue une aggravation de la remise en cause des libertés individuelles en France ?

Daniel Joseph — Sous couvert de lutte contre la grande criminalité qui pourrait requérir des moyens à la hauteur de ceux mis en oeuvre par les réseaux internationaux de corruption, de fraude fiscale, de trafic d’êtres humains, de stupéfiants, de grand banditisme, le projet Perben prétend traiter, en réalité, des moyens de lutte contre la délinquance de tous les jours qui affecte, pour l’essentiel, les catégories de population en difficulté ou marginalisées. Le régime procédural exceptionne prévu pour les infractions suspectées d’être commises en « bande organisée » a vocation à devenir la règle, puisque cette notion floue est d’application extrêmement large ; d’autant plus que la loi interdit au juge d’en sanctionner le choix s’il s’avère ultérieurement injustifié.
Les pouvoirs de la police et du parquet sont de plus en plus étendus et de moins en moins contrôlés. Parmi les nombreuses marques de cette évolution, il faut retenir l’extension du délai de garde à vue à 96 heures, applicable également aux mineurs de 18 ans, les perquisitions de nuit, l’installation de micros dans les lieux privés, l’infiltration de policiers appelés à participer aux délits, leur témoignage anonyme, l’extension du fichage des personnes mises en cause. Le juge du siège — celui qui, par son statut, offre les garanties d’indépendance et d’impartialité dues à toute personne poursuivie — perd pour partie le contrôle ou la direction de l’activité policière. Il sera, le plus souvent, invité à valider les décisions prises par le procureur à l’égard des personnes poursuivies plutôt qu’à juger ces dernières.
Les droits de la défense reculent à leur tour. En 1794, un député proposait de supprimer les droits de la défense, considérant que les coupables ne les méritaient pas et que les innocents n’en avaient pas besoin. Ce postulat reste bien présent dans les esprits malgré son absurdité puisque c’est le procès avec l’exercice des droits de la défense qui détermine l’innocence ou la culpabilité d’une personne. Il semble cependant inspirer la politique pénale actuelle. L’intervention de l’avocat peut être différée à la 48e heure de garde à vue, sans accès au dossier ni recours au juge pour contrôler l’enquête. La personne mise en cause ne bénéficie d’aucune garantie effective.

  • Quelles en seront les conséquences sur l’appareil judiciaire et quels débats de fond cela suscite-t-il dans les professions judiciaires ?

D. Joseph — Les magistrats du parquet [qui diligentent les procédures et requièrent les peines, NDLR] et ceux du siège [qui jugent, NDLR] font partie d’un même corps au sein duquel ils évoluent pendant toute leur carrière, passant indifféremment des fonctions du parquet à celles de juge du siège et inversement. Les magistrats du parquet ne sont pas des juges indépendants et impartiaux. Ils représentent l’accusation, sous le contrôle hiérarchique, renforcé par la loi, du ministre de la Justice. Le magistrat du siège revêt par hypothèse, les caractères de l’indépendance et de l’impartialité. Cette unité du corps pourra-t-elle se maintenir encore longtemps ?
Le coeur de la profession d’avocat reste la défense des personnes. Ce secteur, déjà trop délaissé, risque d’être déserté faute d’espace de défense et de moyens matériels. Les avocats qui veulent légitimer leur exercice professionnel dans la défense sociale et des libertés doivent collectivement relever ce défi et élever toujours plus le niveau de la défense.

  • Comment, d’une manière plus générale, caractériser la logique qui sous-tend la politique menée par le gouvernement Raffarin-Perben-Sarkozy au nom de la sécurité ?

D. Joseph — Cette politique est celle d’un Etat libéral et autoritaire. L’autorité politique paraît avoir renoncé à lutter contre les inégalités sociales. La célébration du mérite individuel que soulignerait la possession d’un emploi et de revenus imposables et le refus de soutenir les catégories de population qui éprouvent des difficultés sur le plan matériel, éducatif ou autre, illustrent cette perte du lien social. Si l’inégalité est source de tensions au sein de la société parce qu’elle crée la misère, la discrimination, le refus de la citoyenneté partagée et la délinquance, il faut bien remettre de l’ordre et réprimer au nom de cet Etat libéral.
Mais cette façon de régler les problèmes est contre-productive. L’objet, sinon le but, des réformes Sarkozy et Perben est moins de réduire la délinquance que de la rendre moins visible. La tranquillité et la propreté de la voie publique sont assurées au profit d’une société resserrée dans un périmètre ordonné et qui se refuse à regarder au dehors.

  • Que vous inspire le peu de réactions des organisations politiques et sociales ?

D. Joseph — L’absence de projet de société par les acteurs de la vie politique qui en ont la charge empêche certainement les acteurs de la vie sociale d’inscrire et de développer leur propre action. La droite glisse, mais pour combien de temps, sur la tentation sécuritaire qui affecte le corps social et qui n’est porteuse d’aucun projet. D’un autre côté, les textes de Sarkozy et de Perben ont suivi leur chemin législatif dans le silence quasi total de la gauche.
En janvier 2003, à l’appel de la Ligue des droits de l’Homme (LDH), du Syndicat de la magistrature (SM) et du SAF, une manifestation à Paris a tenté de réveiller les esprits. Nous étions très peu nombreux mais, depuis, le débat a pu s’ouvrir, ce dont témoigne la montée en puissance de la protestation contre la loi Perben. Les réactions sont certes tardives et n’empêcheront pas l’application de la loi Perben. Elles ont le mérite de poser, par une approche nouvelle, les questions de liberté et de sécurité dans le débat public. C’est un mouvement de résistance et de reconstruction qui peut naître pour les acteurs de la vie judiciaire dans leur exercice professionnel et surtout pour les citoyens. Car il faut imaginer et promouvoir une autre justice que celle qui permet aujourd’hui d’augmenter en trois ans le nombre de personnes détenues dans les prisons françaises de 49 000 à 60 000, avant même que la loi Perben n’entre en vigueur.

P.-S.

Propos recueillis par Pauline Terminière.

Rouge, n° 2050, 5 février 2004.

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