Rétroviseur

De l’émancipation En hommage à Jean-Marie Vincent

, par ARTOUS Antoine

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À la suite de la disparition soudaine de Jean-Marie Vincent [1], Antoine Artous revient sur les écrits et les réflexions d’un penseur qui a beaucoup contribué à la réactualisation du marxisme comme théorie critique.

Jean-Marie Vincent n’était pas seulement un penseur marxiste remarquable, il a eu une trajectoire particulière dans l’histoire du marxisme français de la fin du siècle dernier. Dès son premier livre, Fétichisme et société, publié en 1973, la lecture qu’il proposait de Marx se situait en dehors d’un paysage polarisé à l’époque par un jeu de miroir entre les auteurs se réclamant d’Althusser et les tenants de l’humanisme (avec un grand H) marxiste. Il mettait au centre de sa réflexion la théorie marxiste du fétichisme de la marchandise développée dans Le Capital. Alors que, en fait, elle était évacuée par les partisans de ces deux camps qui n’y voyaient que le simple prolongement de la thématique de l’aliénation des textes de jeunesse de Marx ; soit pour le condamner, soit pour s’en réjouir. Jean-Marie Vincent se démarquait de la mécanique conceptuelle abstraite des althussériens mais sans dissoudre la rigueur du travail conceptuel dans les catégories fourre-tout d’« aliénation » et de praxis.

Le fétichisme de la marchandise

La problématique marxiste du fétichisme de la marchandise ne relève pas d’une philosophie de la conscience laissant croire que, une fois supprimées les « aliénations » produites par la société capitaliste, les individus deviendront des sujets transparents, enfin réconciliés avec eux-mêmes. Elle vise à rendre compte des formes de socialisation générées par des rapports sociaux dominés par le procès de valorisation capitaliste ; et à les critiquer. Comme théorie critique, le marxisme n’a pas la prétention exorbitante de représenter le point de vue du prolétariat dans la marche vers une société devenant transparente à elle-même mais, plus humblement, d’être un outil permettant aux individus de lutter pour leur émancipation.
Ce qui se jouait avec ce travail, c’était une réactualisation du marxisme comme théorie critique qui ne s’en tienne pas à une simple répétition d’Histoire et conscience de classe de Lukacs. Un ouvrage remarquable et incontournable mais, de part en part, discutable. C’est en tout cas ainsi que j’ai lu Fétichisme et société comme son livre suivant, La théorie critique de l’école de Francfort (Galilée, 1976). Tout en procédant à leur critique serrée, Jean-Marie Vincent présentait ces auteurs, mal connus alors en France.
Cette reprise de la théorie du fétichisme de la marchandise était articulée à une réflexion sur la théorie marxiste de la valeur qui soulignait la rupture radicale de celle-ci avec la théorie de la valeur travail issue de l’économie politique classique. Ici, Jean-Marie Vincent rejoignait les réflexions d’économistes, eux aussi alors à la LCR, comme Pierre Salama et Jacques Valier. Les trois, avec d’autres, animaient d’ailleurs à l’époque la revue Critiques de l’économie politique, publiée par Maspero. Sur ce sujet, qui me semble très important, je renvoie au petit livre facile d’accès de Pierre Salama et Tran Hai Hac, Introduction à l’économie de Marx (La Découverte, 1992).
C’est ainsi que Jean-Marie Vincent a tracé le sillon d’un marxisme non « économiste » dont on retrouve toute la vigueur dans un de ses derniers livres, Un autre Marx. Après les marxismes (Page Deux, 2001). Parler de détermination, même « en dernière instance », par l’économie n’a pas de sens car, comme activité de production de biens et de services, l’économie est toujours structurée par des rapports sociaux. Et ce sont eux qui sont décisifs. Le procès de production capitaliste n’est pas seulement « économique », il modèle l’ensemble des rapports sociaux afin de soumettre l’agir les individus au procès de valorisation capitaliste. L’actualité de Marx est bien là. Dans les outils qu’il nous a légués et qui permettent de mieux comprendre — et de combattre — la marchandisation du monde.
Dans ce parcours, la publication, en 1987, de Critique du travail. Le faire et l’agir (PUF), représente une étape importante. D’abord, tout simplement, parce qu’il s’agit d’une oeuvre majeure. Ensuite, parce que Jean-Marie Vincent poursuit sa lecture « non économiste » de Marx en la portant sur la perspective même de l’émancipation. Il critique la valorisation du travail qui a marqué une bonne part de la tradition marxiste et, au-delà, une problématique d’émancipation centrée sur l’autoréalisation de l’individu dans le travail enfin débarrassé de la domination du capital. Il faut certes libérer le travail de cette domination, mais également se libérer du travail. Mon livre, Travail et émancipation sociale – Marx et le travail (Syllepse, 2003), se situe explicitement dans cette filiation, même si Jean-Marie Vincent n’était pas d’accord sur certaines de mes conclusions.

Retour sur le marxisme révolutionnaire

Nous en discutions d’ailleurs, comme d’autres problèmes que j’ai essayé de traiter dans Marx l’Etat et la politique (Syllepse, 1999) pour lequel il avait écrit une longue préface qui n’avait rien d’un exercice académique. Au demeurant, cette présentation de l’apport de Jean-Marie Vincent n’est en rien exhaustive, elle souligne simplement ce qui a été important pour mon propre trajet marxiste.
Politiquement, Jean-Marie Vincent se situait dans la lignée d’un marxisme révolutionnaire qui passe par le Marx de la Commune de Paris, de la révolution russe d’Octobre 17, de Rosa Luxembourg, de l’opposition de gauche au stalinisme, en particulier Trotsky, etc. Avec bien sûr, un retour critique nécessaire sur cette tradition. J’y suis moi-même engagé, sans forcément mettre l’accent sur les mêmes questions.
Jean-Marie continuait à se réclamer d’une perspective de « dépérissement de l’Etat », au centre de L’Etat et la révolution de Lénine, alors que cette idée me semble un des « points aveugles » légué par cette tradition. Je ne pense pas que l’on puisse réduire l’apport de Lénine à la reprise « du vieux schéma kautskyste d’un parti intellectuel collectif qui apporte la perspective juste au prolétariat », ainsi qu’il l’écrit dans un article qui sortira dans le prochain numéro de Critique communiste. Comme quoi, le retour critique sur le passé ne se réduit pas à une formule simple qui consisterait à savoir s’il faut ou pas se débarrasser définitivement de l’héritage « léniniste ».
Ces éclairages différents sur le passé avaient des conséquences sur le présent. Jean-Marie Vincent insistait sur la nécessité de « réinventer la politique », en mettant — avec raison — fortement l’accent sur la nécessaire « autotransformation individuelle et collective » à travers les mobilisations sociales. Mais sans que l’on voie très bien comment il l’articulait avec la dimension proprement politique des luttes qui, entre autres, suppose une confrontation avec l’Etat et une stratégie de transformation démocratique radicale des institutions politiques. J’en avais fait la remarque dans Critique communiste (n° 171), à l’occasion du compte-rendu du livre qu’il venait d’écrire avec Michel Vakaloulis et Pierre Zarka : Vers un nouvel anticapitalisme. Pour une politique d’émancipation (Le Félin, 2003). Il devait y répondre...

P.-S.

Rouge, n° 2062, 29 avril 2004.

Notes

[1Lire Rouge du 15 avril.

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