Controverse

De nouvelles classes pieuses ? Islamisme

, par TOSCANE Luiza

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À en croire nombre d’analystes, une nouvelle bipolarité s’est mise en place au cours de la dernière décennie. Il y aurait les islamistes d’un côté, répartis à travers le monde et, de l’autre, les « peuples civilisés ». Mais les musulmans n’ont de liens culturels particuliers qu’à travers l’islam et représentent donc des réalités très diverses, traversées par nombre d’autres identités. Luiza Toscane livre ici son analyse.

Lors de chaque attentat perpétré par des « islamistes » présumés, les différents courants de pensée ressassent leurs explications de la permanence de ce mouvement. L’explication raciste se révèle fataliste, qui explique l’islamisme par l’islam, suggérant sa répression comme remède. Elle est incapable d’expliquer pourquoi l’islam n’a pas produit l’islamisme pendant quatorze siècles. D’autres, comme les staliniens, les marxistes révolutionnaires à l’occasion, font de la misère et de l’ignorance le « terreau de l’islamisme ».

Islamiser la société

L’islamisme a pris son essor au niveau mondial dans le dernier quart du XXe siècle, même si son émergence date de la pénétration coloniale en Asie et en Afrique. Il a occupé l’espace laissé vacant par les échecs des mouvements nationalistes et les bévues criminelles du mouvement communiste. Il a bénéficié de la légitimation de l’Etat d’Israël par la communauté internationale, qui a créé un précédent d’Etat contemporain dont la loi fondamentale fait référence aux principes du judaïsme. Il se présente comme une « tâche d’huile » de la révolution iranienne et de la résistance afghane, moments qui ont chassé l’impérialisme des Etats-Unis et le communisme.
La base sociale de l’islamisme se compose de la petite-bourgeoise, la jeunesse scolarisée des deux sexes, les intellectuels plus définis par leur origine sociale que par leur avenir hypothéqué. Lors de la montée du mouvement, des pans de l’armée, du nouveau prolétariat et du Lumpenproletariat s’ajoutent à ces catégories. Le programme vise à islamiser la société contemporaine et conteste la domination du Nord sur les plans militaire, culturel et idéologique seulement. Cet objectif ne nécessite pas de remise en cause de la domination de la bourgeoisie, avec laquelle une coalition est envisageable. Pour prendre le pouvoir, il n’y a pas de voie royale : la mobilisation préalable des musulmans ne conduit pas forcément à une révolution. L’islamisme est présent dans des pays où les tâches nationales et démocratiques restent de mise. Mais à la différence des mouvements nationalistes qui l’ont précédé et ont souvent instauré des régimes dictatoriaux, il repose sur la petite-bourgeoisie urbaine et non plus rurale. Quant au communisme, ils ne s’en rappellent plus, sinon à travers leur slogan dépassé : « ni Est ni Ouest », et vouent au prolétariat la haine qu’ils éprouvent en face de tous les diviseurs des musulmans (classe, ethnie, nation, race ou sexe : autant de catégories qui divisent l’Oumma musulmane à constituer).

Une identité musulmane ?

L’addition des facteurs précités pourrait laisser supposer que les directions islamistes qui attendaient avec une patience toute religieuse que vienne leur heure occuperaient l’espace désormais libre. L’effet conjugué de la guerre du Golfe et de l’effondrement de l’URSS a révélé l’incapacité de ces courants à répondre aux revendications démocratiques, nationales et sociales de l’ensemble des peuples musulmans. Ceci s’explique en partie par leur incapacité à régler les problèmes économiques et sociaux dont ils dénoncent généralement les effets. L’épuisement du potentiel de mobilisation des directions nationales explique la permanence des directions islamistes, mais non celle de leur base.
En effet, la question de l’identité est à la base de questions nationales jamais résolues. La guerre du Golfe et l’effondrement de l’URSS ont aussi parrainé l’émergence d’une jeunesse au niveau planétaire, qui ne se définit pas par une identité nationale ou sociale, mais s’affirme d’emblée comme musulmane, processus ni achevé au demeurant, ni même irréversible.
Cette dynamique de fin de siècle ne peut donc être inhérente à la religion elle-même. La croyance en Dieu est devenue croyance en l’islam, et du drapeau musulman on est passé au programme musulman. Loin de l’identité arabe, iranienne, turque, kurde ou belge, l’identité musulmane a un texte fondateur, mais pas de passé, d’histoire, ni de langue en commun. Elle est le fait d’une jeunesse instruite, aspirant à un futur inconnu, et en rupture avec toutes les traditions nationales, locales, patriarcales, paysannes et passéistes, qui entend se débarrasser de tous les oripeaux identitaires qui ont été annexés à l’islam.
Cette petite-bourgeoisie internationale, base des mouvements islamistes, ne se reconnaît pas dans le régime des talibans. Elle a condamné les attentats du 11 septembre. En dehors de leur appartenance commune à la petite-bourgeoisie, il n’y a rien de semblable entre des mouvements de masse travaillant à la conscientisation à la base, à l’éducation, à la prise en charge par les musulmans de leur sort et un régime qui est le fait d’une armée d’occupation, composée de mercenaires puceaux, qui n’ont pas instauré la « paix de l’islam », mais imposé un ordre ethnique à d’autres musulmans et musulmanes, opération dont ils attendent des dividendes matériels, notamment sexuels, et qu’ils ont menée en évinçant les mouvements islamistes de la place ; et rien de commun non plus entre ces mouvements qui entendent jouer un rôle dans leur pays, en prétendant y mener la bataille de la conviction, et un groupuscule terroriste qui agit en se substituant au nécessaire débat entre les musulmans.

Quel avenir ?

Les marxistes révolutionnaires se doivent de mener le combat démocratique et national dans les pays dominés. Car l’attirance de la petite-bourgeoisie pour la bourgeoisie n’est pas fatale. Son instabilité objective a pour corollaire son opportunisme en politique. La direction qui soulagera sa condition aura ses faveurs et le débat idéologique sera momentanément mis de côté ; d’autant que la répression qui l’a visée dans bien des pays a produit deux mouvements : le repli vers le sectarisme total et une série de crises successives entraînant des remises en question programmatiques. L’urbanité posera des questions politiques nouvelles, notamment l’abandon de la rhétorique territoriale, traditionnelle dans les mouvements nationalistes passés.
Conspuer l’islamisme est vain. L’investissement des marxistes révolutionnaires dans l’insurrection algérienne, le soutien à la lutte du peuple tchétchène, le combat contre la mondialisation, la production d’une alternative en positif sont plus prometteurs. Dans les métropoles impérialistes, il est urgent de se mobiliser pour la défense du droit d’asile, la liberté de conscience et de culte, et de s’intéresser aux peuples musulmans même lorsqu’il n’y a pas d’attentat.

Luiza Toscane

À lire : L’Islam, un autre nationalisme ? de Luiza Toscane, L’Harmattan, 1995.

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