L’article de François Duval, « Douteuse polémique » (Rouge du 13 juillet), nous a surpris. Au lieu d’une critique de la masse de publications pro-OTAN parues autour du premier anniversaire de la guerre du Kosovo, voilà que Rouge publie une page entière visant à désavouer les travaux antiotaniens de Chomsky, Debray, Lévy, Halimi et Vidal.
Malaise
Duval ne consacre, en effet, qu’un seul paragraphe à critiquer ceux qu’il appelle « les propagandistes de l’Otan ». Après quoi, tout en reconnaissant que les auteurs cités ci-dessus « prennent bien soin de se démarquer du régime serbe et de ses exactions », il offre de nous expliquer « d’où vient le malaise qui saisit parfois le lecteur » (quel lecteur ?). À cette fin, il choisit pour cible l’ouvrage de Noam Chomsky, le Nouvel Humanisme militaire (Page deux, Lausanne) : le principal critique des politiques impérialistes en vient ainsi à bénéficier, dans Rouge, d’une page entière visant à déconseiller son dernier livre aux âmes sujettes à « malaise » !
Comme son titre l’indique, l’ouvrage de Chomsky est tout entier consacré à démonter l’hypocrisie du discours « humanitaire » autour de la guerre du Kosovo, ces Contes et légendes de la guerre éthique (Daniel Bensaïd). Comme beaucoup d’autres, l’auteur réfute le prétexte du « génocide » perpétré par les forces serbes avant l’intervention de l’Otan. Il rappelle que des clients de Washington, comme les militaires turcs ou colombiens, perpètrent depuis de nombreuses années, avec le soutien occidental, des crimes bien plus amples que ceux qu’avaient commis les forces de Milosevic avant le 25 mars 1999.
Commentaire de Duval : « S’il s’agit de démontrer que les causes réelles de l’intervention américaine ne sont pas la défense de la démocratie ni la protection des peuples, on ne peut que souscrire. Mais une autre conclusion est suggérée : après tout, dans l’échelle universelle des massacres, ceux attribués à Milosevic seraient plutôt modestes. »
Surprenante logique : comment peut-on souscrire à une démonstration, tout en refusant d’assumer l’argument sur lequel elle s’appuie ? Les crimes de Milosevic au Kosovo, que l’Otan a pris pour prétexte, étaient bien moins importants que ceux de la Turquie, membre de l’Otan, au Kurdistan ! C’est un fait indéniable, qu’il faut rétablir comme toutes les vérités travesties par les professionnels de la diabolisation à morale variable. Quant à « suggérer » que les crimes de Milosevic étaient « modestes », il faut en laisser la responsabilité à la lecture tendancieuse de Duval. Chomsky n’y est pour rien.
Duval cite ensuite, hors contexte, une phrase de Chomsky répondant à un article de la revue américaine Foreign Affairs selon lequel l’Otan était intervenue trop tard pour pouvoir empêcher que les atrocités au Kosovo ne se déploient à grande échelle. Chomsky rétorque en rappelant que l’intervention de l’Otan a précédé, voire suscité comme beaucoup l’avaient prévu, le changement d’échelle des atrocités au Kosovo (p. 244). Duval s’exclame : « Aggravées par la guerre de l’Otan, les atrocités serbes avaient quand même commencé auparavant ! » Puis, après ce rappel d’une réalité que Chomsky décrit pourtant en détail dans son livre, Duval se ravise et détecte alors une nouvelle « suggestion » : « Si Chomsky ne nie pas ces faits, il les relativise et, surtout, leur donne une « explication » qui suggère une sorte de justification. »
Duval est décidément un spécialiste de la lecture autosuggestive ! Que Chomsky « elativise » les exactions serbes préalables au 25 mars 1999, à la fois par rapport aux accusations otaniennes de « génocide » et aux atrocités perpétrées après le début des bombardements, c’est à la fois légitime et nécessaire. Qu’en rappelant le déroulement des événements, il évoque une stricte vérité, connue de tous les observateurs, à savoir que l’offensive de l’UCK au début de l’été 1998 avait suscité « une réaction brutale de la part des forces de sécurité et des groupes paramilitaires serbes qui s’attaquèrent à la population civile » (p. 247), il faut une lecture très particulière pour voir en ce rappel « des faits une « explication » qui suggère une sorte de justification » !
D’ailleurs, comme Duval le reconnaît : « Il n’a cependant pas échappé à Chomsky que l’extrême rapidité de la mise en oeuvre de l’épuration supposait l’existence de plans élaborés de longue date. » En effet, Chomsky, par souci didactique, fait le raisonnement suivant : même si le fameux plan « fer à cheval » (dont on sait, depuis, de quelle mystification il relevait) n’existait pas, « on peut être sûr que la Serbie disposait de tels plans » (p. 66). À preuve, les Etats-Unis ont même des plans d’urgence pour envahir le Canada (Chomsky se réfère aux révélations d’un historien canadien), alors qu’ils vivent en toute sécurité. À plus forte raison donc, la Serbie : « Que Milosevic ait eu des plans pour chasser la population albanaise de Serbie est bien plus probable au vu de sa politique passée bien connue, de l’histoire des relations entre Albanais et Serbes au Kosovo, et des menaces américaines. »
Chomsky en arrive logiquement à la conclusion suivante : Clinton et ses associés sont doublement criminels si, comme ils l’affirment, ils savaient qu’un exode massif allait être provoqué, et n’ont pris aucune disposition pour y parer et accueillir les réfugiés (p. 67). De ce raisonnement imparable qui retourne les arguments otaniens contre l’OTAN, Duval n’a retenu que les plans d’invasion du Canada, pour y voir « de la relativisation et de la banalisation » des plans serbes... Encore un tour de force de l’autosuggestion !
Ambiguïté ?
Emporté par son élan, Duval en vient à reprocher à Chomsky « une qualification pour le moins ambiguë du régime serbe ». Motif : celui-ci affirme que les Etats-Unis n’en veulent pas à la Serbie pour la nature répressive de son régime, puisque parmi leurs clients attitrés il y a eu, et il y a encore, des régimes bien plus répressifs que celui de Milosevic. S’ils classent la Serbie parmi les « Etats voyous » (appellation abandonnée), c’est uniquement parce que, comme les autres Etats de cette catégorie (qui comprend Cuba, mais pas la Chine ou l’Arabie saoudite, etc.), elle est coupable d’insubordination à l’égard de Washington. Il n’y a rien d’ambigu dans cette qualification, sauf pour ceux qui succombent à l’intoxication propagée par l’Otan.
Et c’est bien ce qui semble être à l’origine du « malaise » qui a saisi Duval, qui pense qu’il faut « dénoncer à la fois, et avec la même force, les crimes de Milosevic et les bombardements de l’Otan ». Chomsky, quant à lui, appartient à une autre tradition, celle dont le mot d’ordre était et reste : « l’ennemi est dans notre pays » ! Face au déluge médiatique anti-Milosevic visant à justifier les bombardements de l’Otan contre la population serbe (cf. Amnesty International), Chomsky pense que les citoyens critiques des Etats membres de l’Otan, tout en condamnant sans détour les crimes de Milosevic, ont le devoir moral de se consacrer en priorité à combattre les crimes de leurs gouvernements, qu’il leur est possible d’arrêter. C’est ce qui l’a toujours inspiré, et c’est pourquoi la lecture de Chomsky est à conseiller vivement à qui cherche un antidote à l’intoxication des pouvoirs établis.