Redéploiement US en Amérique latine

Entre globalisation et militarisation

, par HABEL Janette

Recommander cette page

Le redéploiement militaire des Etats-Unis en Amérique latine est en marche afin de contrôler, s’il le faut par la force, la globalisation marchande et les désordres sociaux qu’elle engendre.

La remontée de la contestation sociale est un trait essentiel des dernières années en Amérique latine. La croissance du chômage, de la précarité et de l’extrême pauvreté sont le résultat d’une décennie de politiques d’ajustement structurel et de privatisations imposées par le Fonds monétaire international (FMI). Si les formes de lutte sont de plus en plus radicales — barrages routiers des piqueteros en Argentine ou des paysans en Bolivie, occupation des terres au Brésil, affrontements de rue avec la police —, de nouvelles organisations populaires apparaissent, jetant les bases embryonnaires de rassemblements plus vastes, comme le montre la coordination des piqueteros et des assemblées de quartiers en Argentine. À cette radicalité sociale s’ajoute la crise de légitimité de la démocratie représentative. La généralisation de la corruption balaie peu à peu les espoirs démocratiques nés de la fin des dictatures et de la guerre froide. Convulsions sociales et crises politiques se succèdent. L’insurrection argentine en est la manifestation la plus éclatante.

Sous contrôle

Pourtant, le FMI et le gouvernement américain ont fait savoir au président argentin, Duhalde, qu’aucune aide ne lui serait accordée si un programme radical de réformes structurelles n’était pas mis en uvre et si ses dirigeants ne prenaient pas « les décisions difficiles indispensables pour gagner la confiance des institutions internationales ». Le verdict de Washington et du FMI peut sembler surprenant au vu des risques encourus : l’économie argentine est dévastée, les « décisions difficiles » recommandées par George Bush sont politiquement explosives et il est douteux qu’un gouvernement déjà discrédité puisse survivre à leur application jusqu’aux prochaines élections de septembre 2003.
Les raisons de l’arrogance américaine sont de plusieurs ordres. Comme le remarque le correspondant du Financial Times à Buenos Aires, le Département d’Etat craignait les effets de la contagion politique argentine en Amérique latine. Celle-ci n’a — jusqu’alors — pas eu lieu. En Argentine même, le mot d’ordre Que se vayan todos (« Qu’ils s’en aillent tous ») exprime un rejet général du système politique, mais il n’a pas encore débouché sur une perspective alternative et crédible. Pour Washington, les risques de dérapage sont sous contrôle. Certes, les graves difficultés traversées par l’Argentine peuvent mettre à l’épreuve la construction du grand marché américain de l’Alaska à la Terre de Feu, prévu pour 2005 (Zone de libre échange des Amériques). D’autant qu’au moment même où George Bush vante les bienfaits du commerce « comme meilleure façon de combattre la pauvreté » à Monterrey, il ferme les frontières américaines aux importations d’acier, notamment du Brésil. L’ouverture des marchés tous azimuts est à sens unique.

Formater la globalisation

La révision stratégique en cours à Washington s’inscrit dans la double perspective de réalisation d’un processus de libre-échange continental et de lutte contre le terrorisme. Le redéploiement militaire est en marche afin de contrôler, s’il le faut par la force, la globalisation marchande et les désordres sociaux qu’elle engendre. L’intérêt stratégique de la région andine en fait une des priorités de la politique de sécurité des États-Unis.
L’administration américaine se prépare à lever les restrictions apportées à l’utilisation de l’aide militaire étasunienne jusqu’ici officiellement affectée à la lutte antidrogue dans le cadre du plan Colombie. La Maison Blanche demande une aide supplémentaire de 658 millions de dollars pour la Colombie et de 98 millions de dollars pour permettre à l’armée de protéger un pipe-line pétrolier vital contre des sabotages répétés. Au Panama, le gouvernement, se prévalant d’une clause de l’accord du canal qui prévoit la possibilité d’une intervention armée si la zone est menacée, demande à Washington l’envoi de forces militaires. Deux bases militaires de renseignements et de détection, l’une à Aruba-Curaçao (possession néerlandaise), l’autre à Manta en Equateur, auxquelles s’ajoutent les bases de Comolapa (Salvador), de Libéria (Costa Rica), de Vieques (Porto-Rico), du haut Huallaga (Pérou), témoignent de l’ampleur régionale d’un dispositif militaire qui bénéficie d’un accès exclusif à des bases argentines et à celle d’Alcantara au Brésil. Cette réorganisation continentale s’accompagne d’exercices multilatéraux dans la perspective d’une force d’intervention latino-américaine, sorte de bras armé « antiterroriste » de l’Organisation des Etats américains (OEA).
En effet, le volet institutionnel de cette réorganisation est lui aussi en cours de réexamen. Il s’agit de revitaliser l’OEA et de construire un « paradigme de solidarité démocratique » pour les pays de l’hémisphère en articulant la défense des Droits de l’Homme et une bonne « gouvernance régionale ». Cette gouvernance interaméricaine pourrait instaurer un droit d’ingérence, reléguant ainsi au magasin des accessoires les principes de non-intervention et le respect de la souveraineté nationale, très vivaces sur un sous-continent dont toute l’histoire est marquée par les interventions étrangères.
C’est ainsi que se met en place, sur les plans économique, militaire et politique, une architecture multifonctionnelle qui devrait permettre de relégitimer la suprématie impériale. Etouffer la remontée des luttes sociales, sécuriser le pétrole colombien, déstabiliser le gouvernement vénézuélien coupable de nationalisme anti-impérialiste et d’alliance avec La Havane, neutraliser la résistance des Zapatistes par la mise en place du plan Puebla-Panama en organisant le pillage de l’Amérique centrale, infliger une défaite finale à Cuba, autant d’objectifs qui figurent aujourd’hui sur l’agenda de la Maison Blanche.

CC by-nc-sa