20 ans après

Faut-il ressusciter Sartre ?

, par LEQUENNE Michel

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Dans le concert d’éloges autour de l’anniversaire de la mort de Jean-Paul Sartre, quelques voix se sont différenciées. Notre camarade Michel Lequenne en est. Du romancier laborieux au « piètre philosophe, maître à penser de l’intelligentsia petite-bourgeoise gauchisante », il dresse le portrait sans concession de cette personnalité marquante du siècle. Sans omettre les prises de positions politiques de celui qui, au prétexte de ne pas « désespérer Billancourt », a commencé par se taire sur la dictature stalinienne.

Si une œuvre littéraire peut être jugée sans tenir compte de la biographie de son auteur, cela ne peut être le cas d’un philosophe qui prétend nous apporter une morale le conduisant à l’engagement dans la vie sociale jusqu’à l’investissement politique.
De ce point de vue, peut-on juger Sartre par l’exégèse des abstractions de l’Être et le Néant et de la Critique de la raison dialectique, sans la reporter à ses actes ?

L’adversaire

Voilà vingt ans que Sartre est mort, et l’on peut constater que sa philosophie existentialiste est morte avec lui. Et voilà que, de la droite à la gauche, l’intelligentsia se dispute la postérité et la vérité des deux cadavres. Drôle ! Et caractéristique de notre « ère de la confusion ». Mais étrange que nous nous mêlions au concert. Car, vivant, cet homme fut notre adversaire sur tous les plans. S’il avait raison, il faudrait croire que nous avions tort ! Faudrait-il faire l’autocritique de tout ce que nous et nos alliés les plus proches (en particulier les surréalistes, qu’il haïssait autant qu’il nous haïssait) avons écrit, et de longue date, pour démasquer, de virage en virage, celui qui, du cryptostalinisme à l’antistalinisme droitier, puis à nouveau cryptostalinien avant de finir maoïste, suivait, en donnant l’illusion de les fonder, les modes de pensée et les gestes d’une gauche déjà en décomposition. Certes, il nous est arrivé parfois de nous retrouver sur la même longueur d’ondes que lui quand l’URSS et le PCF soutenaient (toujours comme la corde soutient le pendu !) une révolution ou une lutte anti-impérialiste, et, en particulier, contre la guerre d’Algérie, et dans la signature du Manifeste des 121. Court passage, avant qu’il ne change d’ornière.
Un dialogue de sourds a eu lieu dans le Monde sur son attitude sur la révolution hongroise de 1956. « Il a condamné l’intervention de l’URSS ! » ont crié ses défenseurs, outrés de sa dénonciation. Mais cette intervention a eu lieu en deux temps. Et s’il a condamné le premier, il a approuvé le second, et justifié dans son article des Temps modernes, « Le fantôme de Staline » (décembre 1956-janvier 1957), auquel Lanzmann (Le Monde du 21 décembre 1996) osait se référer frauduleusement Et Sartre de théoriser à l’occasion : « Il n’y avait pas d’autre socialisme (que celui de l’URSS), sauf au ciel de Platon. » On en passe.

De Heidegger au marais protostalinien

Le problème est : est-il possible qu’une philosophie de pointe conduise à un parcours politique aussi misérable ? Il n’est pas possible de faire ici la critique de l’existentialisme sartrien qui finit – comble ! – par se donner comme complément-actualisation du marxisme ! Cela devra se faire, d’autant plus que, si l’on n’en parle plus, ses racines dans celle du philosophe nazi Heidegger, à qui il servit de garant, continuent à enliser nombre d’oeuvres d’aujourd’hui [1]. Philosophie de la liberté, dit-on ? De quelle liberté ? D’une liberté très abstraite, dont il ignorait que, socialement, elle est loin d’être donnée à tout un chacun en naissant. Liberté du petit-bourgeois, qui permet tout. Les récents Mémoires d’une jeune fille dérangée de Bianca Lamblin ont braqué un puissant projecteur sur le mode de vie privée ignominieuse, et d’une misogynie crapuleuse, qui correspondit à cette philosophie. Toute une littérature — celle que Julien Gracq dénonça comme « à l’estomac » — multipliait d’ailleurs, dans les années cinquante et soixante, les plongées sur ces moeurs aussi minables que dégueulasses.
Mais, s’il était un piètre philosophe, maître à penser de l’intelligentsia petite-bourgeoise gauchisante [2], à qui il fournissait à bon compte des alibis idéologiques, et, politiquement, un compagnon de route du stalinisme oscillant entre justification cynique et menues critiques inacceptables par l’empire de la perfection, du moins était-il un grand écrivain ?

Quelques qualités

Accordons à sa jeunesse la Nausée, les Mouches et Huis-Clos, et à sa fin les Mots. Quatre oeuvres d’incontestable qualité littéraire, mais oeuvres de « reflet passif » du pessimisme du temps, et d’une misanthropie totale, donc en rien révolutionnaires. Au-delà, c’est la catastrophe : les Chemins de la liberté, tellement encrassés et déviés ces chemins (son propre personnage, minable à souhait, allant se faire tuer comme un con pour une cause à laquelle il ne croit pas, et son stalinien, seul personnage « positif »), qu’il ne put leur donner une fin, et des pièces politiques manichéennes, balancées entre réalisme socialiste et mélo. Entre celles-ci, les Mains sales mérite une mention spéciale, puisqu’elle fut dénoncée par la critique stalinienne qui ne pouvait accepter sa justification noire des pratiques politiques du système [3].
Non ! Sartre ne mérite nulle résurrection, nulle redécouverte. Le seul mérite qu’il eut fut de couvrir quelques persécutés, et quelques justes causes de sa gloire de faux Voltaire. Que ceux-là et leurs héritiers lui en gardent reconnaissance, libre à eux. Nous, nous ne nous souvenons et nous ne nous souviendrons que de celui qui fut pour nous un ennemi perfide, acharné, d’autant plus efficace qu’il était une puissance.

Notes

[1Pour la preuve de la non-existence de Dieu, il arrivait un peu tard ! Après Marx, Nietzsche et Freud, fallait-il encore s’occuper de ce mythe autrement que comme problème idéologique et social ?

[2Dans Politis, Denis Sieffert a cru voir un hommage à Sartre, typique de l’attitude de la jeunesse du temps, dans les plaisanteries de Vian sur le Jean-Sol Partre de l’Ecume des jours. C’est une façon de le lire qui n’était pas celle du jeune homme du temps que j’étais, et oublier, non seulement que les oeuvres poétiques de Vian étaient l’opposé de la littérature « existentialiste », mais qu’« accueilli » en 1946 aux Temps modernes, il les quitta après deux articles refusés en 1947 et 1948.

[3Quant aux essais, qui mériteraient à eux seuls toute une étude, remarquons seulement que celui sur Baudelaire manifeste crûment une totale incompréhension de ce qu’est la poésie.

Source

Rouge, n° 1877, 25 mai 2000.

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