Une société planétaire du crime

La mondialisation criminelle

, par PICQUET Christian

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Les délires sécuritaires ne règlent en rien les problèmes de violence et de délinquance. Pire, ils en occultent les vraies racines. C’est dans les mécanismes de la mondialisation libérale que s’enracine une société planétaire du crime.

Puisque, par-delà leur rivalité, les « grands » candidats s’accordent pour faire déraper la compétition électorale grâce à l’exploitation des peurs d’une société en crise, il n’est pas inutile de revenir sur un aspect totalement occulté du débat sur « l’insécurité ». Nous l’avons fréquemment souligné dans ces colonnes, le discours sécuritaire évacue les racines sociales de la violence que sont l’exclusion, le chômage, la précarité, l’absence de débouchés à la sortie du système scolaire, le délabrement des banlieues et des cités populaires.

Le retour des « classes dangereuses »

La stigmatisation d’un secteur entier de la population et de la jeunesse, à laquelle se livre pour l’occasion une notable partie du personnel politique français, renvoie à une conception du monde aussi cohérente qu’impitoyable dans sa visée sociale. Il est bon, à cet égard, de se souvenir que la dénonciation des « sauvageons » ou l’opprobre frappant les banlieues ne sont pas sans précédent historique. À chaque fois que le capitalisme dut relever les défis d’une nouvelle phase de son développement et des bouleversements que cela engendrait dans les rapports sociaux, on vit des universitaires et des politiciens fustiger l’apparition de « classes dangereuses ». Louis Chevalier l’analysa dans un ouvrage qui, à la fin des années cinquante, étudiait le Paris de la Restauration et de la monarchie de Juillet, à l’aube de la révolution industrielle [1].
Ce n’est pas sans raison qu’Enzo Traverso, dans son dernier travail traitant de la généalogie européenne de la violence institutionnalisée qui allait mener le capitalisme aux horreurs de deux conflits planétaires, relève, à la même époque, l’apparition d’un authentique « racisme de classe ». « Ce biologisme social, écrit-il, remonte à l’époque de la révolution industrielle, lorsque les classes laborieuses furent « racialisées » et physiquement séparées des couches privilégiées. C’est alors que l’inégalité sociale devant la maladie commença à être perçue comme l’expression d’une dégénérescence physique et morale du prolétariat. C’est alors que l’Etat commença à élaborer des politiques publiques hygiénistes visant à isoler dans l’espace les « classes dangereuses », comme dans les hôpitaux on isolait les malades du choléra. Cette vision de la société se greffait sur un autre imaginaire, hérité de la contre-révolution et préservé par la culture libérale dont il renouvelait le langage. D’une part, on exhumait le vieux cliché stigmatisant la révolte comme éruption d’une violence ancestrale et barbare, menace de la civilisation surgissant de ses propres interstices, horde primitive ayant survécu aux marges du monde civilisé et apparaissant maintenant au grand jour. (...) D’autre part, une identification s’opérait, dans le contexte de l’impérialisme, entre cette barbarie primitive et les « sauvages » du monde colonial. » [2]
Pour intéressant qu’il fût, ce rappel ne rend cependant qu’imparfaitement compte de l’entreprise politique et idéologique en cours à travers la controverse sur l’insécurité. Bien sûr, aujourd’hui autant qu’hier, il s’agit toujours de criminaliser une population entière, afin de mieux justifier les inégalités et de se garder de traiter à la racine les phénomènes d’incivilité, de marginalisation sociale et de délinquance. Mais l’importance accordée à ces derniers a également pour objectif de focaliser le débat public sur les seules manifestations perceptibles et mineures de ce qui est devenu une formidable source de profits dans le cadre de la libéralisation mondiale de l’économie et de la finance.

Le marché du crime

Dans un rapport publié par la Maison Blanche, au terme des deux mandats effectués par le président Clinton, on découvrait, par exemple, à quel point le crime organisé s’imbrique étroitement au fonctionnement courant des marchés et à la gestion des multinationales ou des banques. « Les réseaux criminels internationaux, y lisait-on, ont su rapidement tirer profit des occasions qui ont résulté des changements révolutionnaires de la politique mondiale, des affaires, de la technologie et des communications. » [3] Et ce très officiel document de décliner des chiffres à peine croyables. Comme celui du montant annuel du trafic des migrants clandestins (sept milliards de dollars). Ou encore ceux des gains de l’industrie mondiale de la prostitution (quatre milliards de dollars), du trafic d’espèces animales protégées (six à dix milliards de dollars), du commerce des matières dangereuses ou des ressources naturelles protégées (de 22 à 31 milliards de dollars). Dans le même temps, on apprenait que 70 à 80% du secteur privé en Russie se trouvent présentement rackettés par la mafia, laquelle prélèverait 10 à 20% du revenu des entreprises du pays. Toujours selon l’administration américaine, près de 200 groupes mafieux de niveau élevé agiraient dans quelque 60 pays répartis sur l’ensemble des continents.
Naturellement, toutes ces activités engendrent des flux de capitaux considérables et doivent blanchir leurs revenus. D’où la mise en place d’une véritable industrie du recyclage, assurant la circulation d’une masse considérable d’argent sale à travers les circuits financiers et économiques. Toujours selon la Maison Blanche, qui s’appuie en l’occurrence sur une estimation du FMI, cette activité concernerait entre 800 et 2 000 milliards de dollars chaque année. Ce qui porte à environ 2,5 milliards de dollars le montant de l’argent criminel chaque jour blanchi sur le globe.
Dans ces conditions, la délinquance ordinaire, celle qui pourrit le quotidien de classes populaires déjà surexploitées au travail ou confrontées à la précarité, ne relève pas uniquement d’un besoin de subsistance pour quelques milliers de jeunes et d’adultes. Elle représente l’ultime maillon d’une longue chaîne à l’extrémité de laquelle une poignée de décideurs, honorés par leurs pairs, s’intègre au cercle restreint des maîtres de la planète. Le dealer de crack, le proxénète de boulevards extérieurs, le casseur de voitures viennent, sans même s’en rendre compte, alimenter l’une des activités économiques les plus prolifiques et les plus juteuses de ce début de siècle. Le juge Jean de Maillard souligne avec pertinence la nouveauté d’un système gangrené : « La plus forte des plus-values économiques a pour origine l’exploitation de la plus grande misère des hommes. Les plus grands bénéfices naissent de la capacité à valoriser la pauvreté par le moyen de la transgression sociale des interdits. Il s’est ainsi créé un fabuleux marché solvable de la transgression des normes, dans lequel la tendance « naturelle » des classes défavorisées la désinsertion sociale devient une source inépuisable de profits colossaux. » Et d’en conclure à l’apparition « d’une société crimino-légale dont toutes les composantes, criminelles et légales, sont imbriquées les unes dans les autres. » [4]
Autrement dit, non seulement les délires sécuritaires masquent la réalité, mais la véritable insécurité et les véritables pratiques criminelles proviennent du déchaînement des forces du marché. On ne peut y faire face qu’à travers le combat déterminé contre la mondialisation capitaliste.

Notes

[1Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses, Pluriel, 1984.

[2Enzo Traverso, La violence nazie, La Fabrique, 2002.

[3« International Crime Threat Assessment ».

[4Jean de Maillard, Le Marché fait sa loi, Mille et une nuits, 2001.

Source

Rouge, n° 1966, 18 avril 2002.

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