- Pouvez-vous rappeler comment a débuté le mouvement des avocats ?
Bruno Marcus — L’aide juridictionnelle (AJ) permet au justifiable ayant peu ou pas de revenus de bénéficier d’un avocat dans des procédures civiles, administratives ou au pénal, sans avoir à le rémunérer ou en le rémunérant partiellement, l’indemnisation de l’avocat étant prise en charge par l’Etat. Actuellement, les indemnités perçues par les avocats n’ont pas de caractère indemnitaire puisqu’elles sont très largement inférieures au coût, pour les cabinets, de leurs interventions. Cela crée une très grande insatisfaction dans la profession. En effet, un certain nombre d’avocats sont spécialisés dans le droit social, pénal, le droit de la famille, du logement. Or une partie significative des personnes en difficulté sur ces questions, ayant par exemple des instances prud’homales à mener, ont généralement des problèmes financiers et relèvent donc de l’AJ. En conséquence, un quart des avocats assure deux tiers des interventions au titre de l’AJ. Or les indemnisations étant basses, plus ces avocats rencontrent d’affaires plus cela leur coûte cher !
Avec ce système, ces avocats pourraient être contraints de se détourner de ces secteurs d’activité — et des personnes n’auraient donc plus d’avocats —, ou de bâcler les dossiers au détriment de la qualité, de la formation, de la documentation, alors que la technique juridique est forte. On risque d’aboutir à un service juridique de piètre qualité, alors que les personnes qui relèvent de l’AJ ont besoin de droit, voire de plus de droit. Quand on est défavorisé économiquement, ce n’est pas la peine d’y ajouter un déséquilibre juridique.
Le mouvement s’est renforcé : le barreau de Paris, qui jusque-là se montrait solidaire des grévistes, a décidé de les rejoindre. Certains barreaux, où les avocats ont une conscience plus quotidienne du problème, sont extrêmement mobilisés, comme ceux de Seine-Saint-Denis (52 jours de mobilisation), Lille, Nantes...
- Que proposez-vous ?
B. Marcus — Les revendications des avocats sont multiples. Nous demandons d’abord une remise à plat de l’ensemble du système, pour aller vers une rémunération des avocats dans d’autres conditions. Tous les avocats sont d’accord pour dire que le système d’aide légal actuel est archaïque et mauvais. Et cette rémunération doit permettre au libre choix de s’exprimer : le justiciable doit pouvoir être défendu par un avocat qu’il choisit, et non par un avocat qu’il est réduit à avoir. Ensuite, dans le cadre des mesures d’urgence, nous demandons le doublement de l’enveloppe budgétaire, actuellement de 1,2 milliard. Or 2,4 milliards, c’est l’engagement de l’Etat en 1990, quand le dispositif actuel a été créé. Une montée en puissance de la loi avait alors été prévue : on devait dépenser 1,5 milliard en 1995, et on est à 1,5 milliard aujourd’hui !
- Pourquoi le système de l’AJ est-il archaïque malgré sa création récente ?
B. Marcus — Le système de l’AJ était déjà dépassé quand on l’a créé. Un mouvement des avocats avait abouti à la désignation de la commission Bouchet, du nom de son président. Elle publia un rapport des plus intéressants, mais dont la loi ne reprit pas l’intégralité, pour partie à cause des avocats. Tout en adoptant un système nouveau pour l’AJ, les professions d’avocat et de conseil juridique ont été fusionnées, ce que nous demandions d’ailleurs. Mais cela a profondément bouleversé la profession. Auparavant, tous les avocats savaient conduire une procédure correctionnelle, prud’homale, un contentieux, un divorce... Ce n’est plus vrai aujourd’hui.
Le régime indemnitaire était fondé sur l’idée que les avocats étaient des notables et pouvaient supporter qu’une partie de leurs activités soit faiblement ou pas rétribuée. Cela n’est plus possible, car on ne peut pas répartir l’AJ sur l’ensemble des avocats, puisque l’ensemble des avocats ne traite pas des questions qui relèvent de l’AJ. Certains cabinets, en raison de la nature de leurs activités, n’ont pas un seul dossier d’AJ et n’en auront jamais. C’est ce qui crée, en partie, la distorsion. Mais si vous avez un cabinet en Seine-Saint-Denis et que vous intervenez principalement dans les affaires sociales, vous ne pouvez pas exclure comme ça la moitié ou les deux tiers de la population.
- Avec la grogne des magistrats, la grève des greffiers et celle des avocats, on assiste à une série de mécontentements dans l’ensemble du monde judiciaire...
B. Marcus — Aujourd’hui, le droit devient un facteur de régulation très fort : on le voit avec la vache folle comme avec les affaires, mais aussi lors de conflits entre acteurs sociaux — un divorce n’est pas autre chose. Les pouvoirs publics n’ont pas encore répondu à ce besoin des populations ou des organisations par les moyens nécessaires, les moyens en juges, en greffiers ou les moyens financiers en ce qui concerne l’AJ. Cette distorsion entre la demande de droit et l’offre est créatrice de difficultés.
Ces mouvements sont très divers : les avocats — mais aussi le Syndicat de la magistrature — ne demandent pas, loin de là, le report des dispositions de la loi du 15 juin 2000 sur la présomption d’innocence. Les greffiers demandaient son report faute de pouvoir appliquer cette loi, mais la partie la plus conservatrice des magistrats le demande après avoir été contre la loi elle-même. Au contraire, nous estimons qu’il s’agit d’une conquête dans le domaine des libertés. Mais nous voulons que tous profitent des dispositions de cette loi : or dans les conditions actuelles, on voit bien qui serait assisté d’un avocat dans la première heure de garde à vue et qui ne le serait pas.