Louis-Auguste Blanqui : « Profession prolétaire »

, par PICQUET Christian

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Blanqui est mort le 1er janvier 1881. Sur 76 ans de vie, il en aura passé, au total, 36 en prison. À lui seul, le fait témoigne de l’âpreté du combat social en ce XIXe siècle qui voit le triomphe de la bourgeoisie, l’industrialisation et l’exploitation féroce d’un prolétariat qui paie au prix fort ses velléités d’affirmation sur la scène politique.

Son nom désigne tant de nos rues ou de nos bâtiments publics que l’on en viendrait presque à oublier qu’il fut, de son vivant, l’archétype du proscrit. Louis-Auguste Blanqui aura en effet, plus qu’aucun autre, été pourchassé sa vie entière, puis arrêté, jugé et emprisonné. Né près de Nice, en 1805, Blanqui traversera la France de la Restauration, de la monarchie de Juillet, de la IIe République et de l’écrasement de la Commune. Son engagement y épouse à ce point l’histoire de la lutte des classes que Walter Benjamin le décrira, dans ses fameuses Thèses sur la philosophie de l’histoire, comme le personnage le plus intimement lié à son siècle. Ses libelles, proclamations ou discours, tout comme sa participation physique aux insurrections de l’époque, ou encore son appartenance à une kyrielle de clubs ou sociétés secrètes, lui vaudront en revanche la haine de la bourgeoisie libérale triomphante. Alexis de Tocqueville dresse ainsi de lui ce portrait, à l’occasion de sa relation des événements de mai 1848 à Paris : « Il avait des joues hâves et flétries, des lèvres blanches, l’air malade, méchant et immonde, une pâleur sale, l’aspect d’un corps moisi, point de ligne visible, une vieille redingote noire collée sur des membres grêles et décharnés ; il semblait avoir vécu dans un égout... » [1] À ces lignes fait écho la réponse que lance Blanqui, à la manière d’un défi, au juge qui l’interroge sur son état civil, lors du procès des Quinze, en 1832 : « Profession, prolétaire ; domicile fixe, la prison. » [2]

L’héritier de Babeuf et des jacobins

Portrait d’Auguste Blanqui peint par son épouse Amélie-Suzanne Serre, vers 1835.
Paris, musée Carnavalet. Domaine public / Wikimedia Commons.

On ne saurait mieux rendre compte de l’hostilité que le révolutionnaire manifestera toujours à l’endroit de toute idée de compromis entre capitalistes et travailleurs : « Conclure qu’il y a entre ces deux classes une communauté d’intérêts, c’est un étrange raisonnement [...]. Ce n’est pas là une communauté, mais une opposition d’intérêts ; il n’existe d’autre rapport que celui de la lutte. » [3] En vertu de quoi il s’oppose avec la dernière énergie à ceux qui, à l’instar des socialistes prémarxistes comme Saint-Simon, Fourier ou même Proudhon, se laissent aller à imaginer des formes de coopération future, ou de coexistence, avec une classe dominante qui noie dans le sang les grèves et les tentatives de structuration d’un mouvement ouvrier indépendant. Il n’est en ce sens pas faux de voir en lui l’une des figures les plus éminentes du courant communiste français, « qui formula le premier — après Babeuf — la théorie de la lutte révolutionnaire des classes ». [4]
Incontestablement, l’apport de Blanqui se situe dans la continuité théorique de Gracchus Babeuf qui voulait, dès 1796, faire triompher « la religion de l’égalité et de la démocratie » et publiait sa Conspiration des égaux [5]. Plus encore, il s’inscrit dans la filiation de Filippo Buonarroti qui contribua, au XIXe siècle, à propager les idées de Babeuf, celles d’un communisme du partage. Par l’une et l’autre de ces inspirations, Blanqui devient rapidement le continuateur de la tradition jacobine qui marquera de son empreinte, jusqu’à nos jours, les débats du mouvement ouvrier français, et même européen.
Pour lui, le concept de république ne trouve son achèvement qu’en se retournant contre la dictature du capital. Dans sa célèbre adresse « aux clubs démocratiques de Paris », le 22 mars 1848, il écrit par exemple : « La République ne serait qu’un mensonge, si elle ne devait être que la substitution d’une forme de gouvernement à une autre. [...] La République, c’est l’émancipation des ouvriers, c’est la fin du règne de l’exploitation, c’est l’avènement d’un ordre nouveau qui affranchira le travail de la tyrannie du capital. » [6] Cette république sociale s’incarne encore, à ses yeux, dans un patriotisme populaire dont les classes possédantes sont devenues incapables : « Guerre à mort entre les classes qui composent la nation [...]. Le parti vraiment national, celui auquel les patriotes doivent se rallier, c’est le parti des masses. [...] Les bourgeois choisissent le régime qui fait aller le commerce, même s’il est allié à l’étranger... » [7]

Un modèle dépassé

De là vient également la principale limite de la contribution blanquiste à une théorie de la révolution. Contrairement à Marx, qui cherchait les contradictions du mode de production capitaliste, Blanqui limite son horizon au constat, exclusivement politique, qu’une minorité privilégiée viole le principe d’égalité tel qu’il existait dans la société primitive. Il est en cela dans la logique des jacobins les plus radicaux, lorsqu’ils défendaient que le droit à l’existence devait s’imposer au droit de propriété. Il les suit tout autant dans sa conception du processus révolutionnaire. Même s’il lui arrive de prendre la tête d’une manifestation de 100 000 ouvriers à Paris, comme en avril 1848, Blanqui n’éprouve que méfiance envers l’action autonome des masses et il ne croit guère à leurs capacités de gérer les affaires de l’Etat. Tout doit, selon lui, procéder d’une élite chargée d’éduquer, d’éclairer le peuple. « Le travail c’est le peuple ; l’intelligence ce sont les hommes qui le dirigent », ira-t-il jusqu’à dire un jour [8]. D’où ses vibrants plaidoyers pour la constitution d’une société secrète de révolutionnaires professionnels, organisés sur un mode paramilitaire et suivant avec obéissance les décisions de leur chef.
Cette conception malheureuse laissera une trace profonde dans les débats qui agiteront le mouvement ouvrier révolutionnaire jusqu’au coeur du XXe siècle. Force est donc de constater que si Blanqui conserve une actualité brûlante lorsqu’il se fait le héraut d’une république des travailleurs, son apport pratique n’aura guère résisté au mouvement réel à travers lequel les dits travailleurs feront l’apprentissage de leur propre action politique. Ce que le vieil Engels traduisait avec une sorte d’intuition autogestionnaire : « Le temps des coups de main, des révolutions exécutées par de petites minorités conscientes à la tête de masses inconscientes, est passé. Là où il s’agit d’une transformation complète de l’organisation de la société, il faut que les masses elles-mêmes y coopèrent, qu’elles aient déjà compris elles-mêmes de quoi il s’agit, pourquoi elles interviennent (avec leur corps et avec leur vie). » [9]

P.-S.

Rouge, n° 1909, 8 février 2001.

Notes

[1Alexis de Tocqueville, Souvenirs, Gallimard, 1964.

[2Voir Auguste Blanqui, Textes choisis, Editions sociales, 1955.

[3Idem.

[4C’est ainsi que le dépeint Arno Münster dans son introduction aux Ecrits sur la révolution. Textes politiques et lettres de prison, Galilée, 1977.

[5Voir à ce propos Maurice Dommanget, Sur Babeuf et la conjuration des égaux, Maspero, 1970.

[6Écrits sur la révolution, op. cit.

[7« Rapport à la Société des amis du peuple, 2 février 1832 », Ecrits sur la révolution, op. cit.

[8« Manuscrits de Blanqui ». Cité par Maurice Paz, Un révolutionnaire professionnel, Auguste Blanqui, Fayard, 1984.

[9Engels, Introduction de 1895 aux « Luttes de classes en France » de Marx, Editions du progrès, 1970.

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