Montage idéologique

, par BOTTERO Cédric, DUBOIS Régis, TOUCHALEAUME Vincent

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À 34 ans, Régis Dubois est professeur de cinéma. Auteur de plusieurs livres sur l’histoire du Septième Art, il montre, dans son dernier ouvrage, Hollywood, cinéma et idéologie (Sulliver, 176 pages, 19 euros), à quel point l’idéologie des États-Unis est inscrite dans les structures du cinéma hollywoodien. Rencontre.

En quoi peut-on dire que le cinéma est un reflet de la société à une époque donnée ?

Régis Dubois – Je m’intéresse depuis longtemps aux liens qui unissent cinéma et idéologie. Tous mes livres se fondent sur cette interaction, comme par exemple Le Cinéma des Noirs américains : entre intégration et contestation (Le Cerf, 2005, 32 euros). Il est intéressant de voir comment les films et la société se répondent tout au long du dernier siècle. Il suffira d’évoquer le cinéma paranoïaque allemand sous Weimar, le cinéma du Front populaire en France, l’école de libération néoréaliste italienne de l’après-1945, les cinémas militants des années post-1968 ou encore, par exemple, le cinéma social français des années post-1995 (époque de Marius et Jeannette). On peut ainsi dire que le cinéma est le reflet de la société à une époque donnée, à condition de ne pas poser une équation trop rapide entre les deux termes. Car le jeu des chassés-croisés entre films et société est bien plus complexe qu’il n’y paraît. Ne serait-ce que dans la mesure où, trop souvent, le cinéma reste le domaine privé de quelques producteurs qui pensent savoir ce que le peuple peut aimer et doit aimer. C’est particulièrement vrai dans le cas du cinéma hollywoodien. Pour autant, ces œuvres, parce qu’elles sont des productions polycéphales, sont aussi partie prenante de l’air du temps et des idées dominantes d’une époque. Ainsi, la difficulté, quand on observe ces films, est de ne pas tirer de conclusions trop rapides sur leur discours supposé, car il n’est pas rare que les films hollywoodiens — puisque c’est d’eux qu’il est question dans mon dernier livre — soient traversés de discours contradictoires. Par exemple, si l’on prend les films de Tarzan des années 1930, on constate qu’ils offrent une vision pour le moins raciste et impérialiste de l’Afrique (jusque-là, rien d’étonnant), mais qu’ils promeuvent aussi, en ces temps d’industrialisation à marche forcée, un idéal de retour à la nature très rousseauiste et sensiblement anticapitaliste (Tarzan défend les éléphants contre la cupidité des affairistes blancs). On le voit donc, les films les plus commerciaux et, a fortiori, les productions hollywoodiennes, ne sont pas si simplistes qu’on pourrait le penser de prime abord — sinon, pourquoi autant de gens les aimeraient-ils ? Même si, dans l’ensemble, elles restent conservatrices et réactionnaires. Pour autant, peut-on dire que les spectateurs les prennent pour argent comptant ? Dans tous les cas, ne portons pas un regard trop condescendant, voire méprisant, sur cette production. Ce serait, je pense, jouer le jeu des élites, pour qui il existerait un cinéma d’auteur intelligent et des films commerciaux « abrutissants » réservés à la plèbe.

En 1968, les états généraux du cinéma affirmaient que le film pouvait être une arme politique. Qu’en est-il aujourd’hui ?

R. Dubois – Commençons par dire que tout film est politique. C’est d’ailleurs le sujet de mon précédent ouvrage, Une histoire politique du cinéma (Le Cerf, 216 pages, 22,80 euros). Mais c’est une chose que peu de gens veulent admettre. Pour la majorité des spectateurs, le cinéma n’est qu’un divertissement. Le couple cinéma et politique a ainsi toujours été relativement mal vu par les spectateurs comme par les critiques. Comme si ces termes étaient antinomiques. Or, c’est un fait, tout film propose une vision du monde, et donc un discours. C’est Christian Metz qui écrivait, en 1968 : « Le film, du seul fait qu’il doit toujours choisir ce qu’il doit montrer et ce qu’il ne montre pas, transforme le monde en discours. » De là à dire que le cinéma peut changer les mentalités, c’est un autre problème que l’on peut difficilement être en mesure de trancher… Même si l’on peut émettre l’hypothèse selon laquelle, dans une certaine mesure, les films hollywoodiens ont contribué à façonner les modes de vie en Occident et ailleurs. Comment expliquer, sinon, le succès des jeans, du Coca-Cola, de Halloween, des Hard Rock cafés, etc. Rappelons qu’environ 75% des images diffusées dans le monde sont américaines… A contrario, le cinéma peut aussi être une forme de contre-pouvoir, d’arme politique contre les dominants. Il suffirait de citer quelques noms pour s’en convaincre : Chaplin, Godard, Sembene, Loach… Mais ne sous-estimons pas le pouvoir de censure des financiers. Car un film, contrairement à d’autres formes d’expression, coûte cher, et reste donc dépendant des producteurs capitalistes. Mais cela commence à changer, avec le numérique et Internet, qui permettent à chacun de réaliser et de diffuser des films.

Tu as fait le choix d’écrire simplement, à la différence de nombreux travaux universitaires. Pourquoi ?

R. Dubois – Je suis issu du milieu universitaire, mais j’aspire à ne pas m’y enfermer. Je trouve que le monde de la fac – pour ce que j’en connais – est trop coupé des réalités sociales et fonctionne en vase clos. Qui plus est, je m’intéresse à la culture et aux films populaires, j’espère donc être lu par le public le plus large possible. D’où cette volonté de m’exprimer clairement et simplement. D’autant que je considère mon travail de recherche comme une activité militante. Les images n’ont jamais pris autant de place dans nos sociétés. Il faut donc apprendre à les lire, à les décoder et à les apprécier pour ce qu’elles sont : de puissants vecteurs d’idéologie.

Tu suis de près le processus de lancement d’un nouveau parti anticapitaliste (NPA). Comment vois-tu l’avenir ?

R. Dubois – C’est un peu notre dernière chance pour sauver la gauche, non ? Il faut la saisir et il faut que cela marche ! Personnellement, je souhaite voir naître un parti de gauche, un vrai, à la fois démocratique, radical et fédérateur, mais aussi populaire, qui parvienne donc à intégrer des militants de toutes les couches de la société, toutes différences confondues, et qui sache aussi faire sienne la culture populaire. Ce n’est qu’à ce prix qu’on sera entendu par les travailleurs. Ils ne viendront vers nous que si nous allons vers eux. Construisons ensemble une nouvelle façon de faire de la politique et de parler politique. C’est une nécessité.

P.-S.

Rouge, n° 2265, 11/09/2008.

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