Les catégories bâties pour l’avenir du système des retraites sont trompeuses. Apparemment neutres, mettant en œuvre des phénomènes « naturels », incontournables (tels que ceux relevant de la démographie), elles nous emmènent subrepticement vers certaines conclusions. Pour ceux qui les ont créées, elles ont surtout l’avantage de baliser le chemin et d’effacer d’autres pistes, pourtant envisageables.
À première vue, avec les projections de l’INSEE (datant de l’été 2006), les choses semblent clairement établies. Les personnes de « 60 ans et plus » représentaient près de 20% de la population totale en 2005 ; elles en représenteraient 32% en 2050. La population en âge de travailler (« entre 20 et 59 ans ») évoluerait en sens inverse, passant de 54% de la population totale en 2005 à 46% en 2050. Le ratio habituellement présenté est celui mettant en rapport ces deux catégories : le nombre de « 60 ans et plus », rapporté au nombre de « 20-59 ans ». La trajectoire prévue est tracée sur le graphique 1. Elle semble sans appel. Le ratio « 60 ans et plus », divisé par la catégorie « entre 20 et 59 ans », s’accroîtrait de 80% de 2005 à 2050.
Actifs inactifs
Mais ce calcul ne traite que des rapports entre les différentes tranches d’âge. Parmi les « 60 ans et plus », tous ne sont pas inactifs. Parmi les « 20 à 59 ans », tous ne sont pas actifs : la population réputée active comprend, rappelons-le, les personnes disposant d’un emploi... et les chômeurs. « Il s’agit au départ, avait dit Jean-Michel Charpin — auteur du fameux rapport de 1999 qui a servi de justificatif à la réforme Fillon —, d’un problème d’effectifs comparés entre la population des actifs et celle des inactifs ». Le nouveau calcul reviendrait à rapporter le nombre d’inactifs à celui des actifs. Mais, habituellement, on ne prend en compte que les inactifs âgés, les « vieux » et, de cette approche tronquée, résultent des projections accablantes... mais surestimées. En effet, puisqu’il s’agit de prévoir le « poids » que devront porter les actifs à l’avenir, il est logique de compter aussi les jeunes inactifs comme étant à charge. Si le nombre de jeunes devait augmenter, la charge qu’ils représentent viendrait s’ajouter à celle des vieux inactifs, aggravant l’évolution déjà enregistrée. Mais tel ne devrait pas être le cas : le nombre de jeunes devrait demeurer à peu près stable, et cette stabilité devrait compenser, jusqu’à un certain point, la croissance particulièrement rapide de la population âgée.
C’est ce que montre l’évolution prévue du ratio inactifs/actifs, les inactifs comprenant ici — outre les handicapés, les femmes au foyer et les inactifs âgés —, les jeunes inactifs, englobés désormais dans le calcul. On comptait, dans ces conditions, 1,20 inactif pour un actif en 2005 ; on passerait à 1,45 en 2050. Nous sommes, cette fois, très loin des 80% d’augmentation mis en lumière dans le graphique 1. Le ratio ne s’accroîtrait plus que de 20% ! Mais tous les actifs ne sont pas au travail : ceux qui sont au chômage, loin de porter le poids des inactifs, sont eux-mêmes, bon gré, mal gré, à la charge des actifs occupés. Ce n’est donc pas le rapport inactifs/actifs qu’il faut calculer, mais bien le rapport inoccupés/occupés (les inoccupés comprenant les inactifs, jeunes et vieux, et les chômeurs).
Rattrapage
Le graphique 2 retrace l’évolution de ce ratio, en reprenant l’hypothèse du Conseil d’orientation des retraites (COR) d’un taux de chômage ramené à 4,5% en 2015. Nous maintenons ensuite, de 2020 à 2050, ce taux à 3%. La trajectoire que nous avons sous les yeux diffère totalement de celle présentée par le graphique 1. Dans un premier temps, jusque vers 2015, l’augmentation du nombre des retraités est plus que compensée par la diminution (supposée) du chômage et par l’augmentation de la population active. Nous aurions donc, jusqu’à cette date, une amélioration de la situation plutôt qu’une aggravation (le ratio diminue). Dans un deuxième temps, le rythme auquel s’accroît le nombre de retraités demeure élevé, alors que la population active cesse de croître (se stabilisant simplement) et que la diminution du chômage atteint un niveau plancher : le ratio s’élève. Mais — c’est important à souligner —, à partir de 2015, il se situerait en dessous ou, au pire, au niveau des années 1990. La conclusion coule de source : ce qui a été supporté au cours des années 1990 devrait pouvoir l’être dans le futur, si — et c’est bien toute la difficulté... — le chômage est efficacement combattu.
Quel est le bon calcul ? Quel est le bon ratio, alors que ceux qui sont présentés aboutissent à des conclusions aussi opposées ? Impossible de le dire sur le seul plan technique. La réponse aux calculs ne peut être que politique. Il est bon de le rappeler, dans un monde dans lequel les « experts » dénient de plus en plus aux citoyens le droit à la parole. Il est aussi bon de rappeler que, s’il y a des dépenses, il y a aussi des recettes. Celles-ci sont assises sur les salaires et, de 1980 à 2005, la part de ces salaires dans la valeur ajoutée des sociétés non financières — c’est-à-dire la part des richesses produites par les salariés qui leur revient effectivement — a perdu près de neuf points. Un rattrapage dégagerait des ressources considérables. Aux travailleurs de prendre leurs affaires en main et d’apporter au problème des retraites leur propre solution.