Proclamé le 10 juin 1999, un jour après la signature des accords de Kumanovo qui mettaient fin à la guerre, le Pacte, impulsé par l’Union européenne mais associant tous les pays et institutions mondiales impliqués dans les Balkans, exprime un constat inavoué d’échec. Mais aussi la « prise de conscience » (comme on dit dans tous les rapports officiels de l’UE) que cet « espace » aux questions nationales, socio-économiques et politiques extrêmement imbriquées exige des réponses d’ensemble et que la « sécurité » de l’Europe n’est peut-être pas d’abord militaire.
Certes, l’élargissement géographique de l’OTAN en Europe de l’Est et la redéfinition de ses fonctions ont progressé en grande partie comme le voulaient les Etats-Unis. Le retour des Albanais, massivement expulsés du Kosovo, sous protection otanienne et la volonté de toutes les forces politiques albanaises de faire de leur pays une base de l’OTAN ont été l’atout majeur de l’Alliance. Celle-ci est vécue dans cette communauté comme la libératrice du joug serbe, source de revenus et d’ouverture sur l’Occident. Mais cette présence militaire internationale est incapable de protéger les minorités non albanaises et la population dans son ensemble ; les mafias de tous bords prolifèrent et les questions centrales du statut du Kosovo et des rapports de propriété sur les mines demeurent explosives. Une offensive serbe dans le Nord de la province demeure possible, s’appuyant sur la non-application de la résolution 1244 de l’ONU (faisant du Kosovo une province autonome serbe — y compris le retour de l’armée yougoslave aux frontières), et visant à la partition du pays. Dans tous les cas de figure, il y aura échec sur les buts officiels de l’OTAN (maintenir un Kosovo multiethnique ?) et réels (stabiliser les frontières et la région par la présence de l’OTAN).
Programme libéral
Le soutien que l’Alliance a reçu des gouvernements d’Europe du Sud-Est a été dans l’ensemble, sauf en Pologne, en décalage avec la désapprobation des populations. Dans un contexte de désagrégation sociale considérable, l’impopularité politique de cette intervention est aggravée par ses effets matériels. Outre la hausse des dépenses militaires, les populations subissent les conséquences des embargos et des dégâts écologiques de la guerre, aggravés par de récents accidents en Roumanie. En Macédoine, le comportement arrogant des forces militaires de l’OTAN est source de conflits croissants.
C’est donc explicitement pour les remercier de leur loyauté et voler à leur secours face à des difficultés accrues que les gouvernements de l’Europe du Sud-Est [1] (hors Serbie pour l’instant), réunis à Sarajevo au cours de l’été 1999, reçurent les promesses du Pacte de stabilité. Trois « tables rondes » (sociétés civiles, économie, sécurité) ont été mises en place, et en mars plus de trois cents projets ont été soumis aux donateurs. Pour être retenus, ils doivent être coopératifs — c’est-à-dire associer au moins deux pays.
Il est certes grand temps de « prendre conscience » de la nécessité de rechercher la stabilité des Balkans par des projets coopératifs et « développementaux » concernant toute la région. Mais le bilan de « l’aide » à la Bosnie risque de se reproduire ailleurs : depuis les accords de Dayton, l’essentiel de la croissance bosniaque est dû aux salaires distribués dans les organismes internationaux. Ceux-ci exercent d’ailleurs un effet de siphon, détournant l’emploi des entreprises du pays, aux salaires dérisoires. Le Pacte de stabilité s’inscrit, comme toute « l’aide » occidentale, dans une logique d’accélération des privatisations et d’ouverture à la présence des firmes multinationales dans la région, dont les effets constatés ailleurs sont le creusement des écarts de niveaux de vie et de croissance au sein même de chaque pays, le développement massif du chômage.
Rôle de l’Union européenne
Pour l’UE, qui s’est fixé un budget de dépenses ne devant pas dépasser 1,27% de son PIB d’ici 2006, son financement est concurrent avec celui de la pré-adhésion des candidats — et avec son budget « normal ». La croissance pourrait donner quelques marges de manoeuvre, mais elle est fragile. Prendre au Sud, pour donner à l’Est ? Diminuer l’accès aux fonds structurels ou au budget de la PAC (politique agricole commune) avant les nouvelles adhésions ? Toutes ces variantes sont plus ou moins en débat Mais surtout, l’aspect désagrégateur des critères libéraux de construction de l’UE poursuivra ses ravages dans l’espace balkanique qu’on veut stabiliser : la course aux privatisations et aux devises met en concurrence plus qu’elle ne favorise les rapprochements ; la construction d’Etats-nations sur la base du découpage ethnique de l’espace yougoslave vise pour « ceux d’en haut » à l’appropriation de richesses consolidées par un Etat : le contrôle de la côte adriatique, propice au tourisme porteur de devises, autant que la privatisation des mines du Kosovo continuent à être à l’arrière-plan des conflits au sein de la Yougoslavie de Milosevic
On a là de nouvelles contradictions et hypocrisies. Le Pacte conditionne l’association de la Yougoslavie (dont il dit explicitement « respecter la souveraineté ») au « respect des accords sur le Kosovo » (que l’UE n’applique pas. C’est donc la mise à l’écart de Milosevic qui est devenu le critère non écrit). La politique de pompier pyromane se poursuit. Le Monténégro et le Kosovo recevront bien évidemment des aides — comme les villes d’opposition en Serbie ont reçu de « l’énergie pour la démocratie ». Cette politique est-elle susceptible d’affaiblir Milosevic et de consolider les frontières en contenant les logiques indépendantistes au Kosovo et au Monténégro ? Rien n’est moins sûr. D’autant que la chute de Milosevic ne supprimerait qu’une cause politique des logiques indépendantistes. Pas leurs raisons socio-économiques profondes.
Vendredi 14 avril, plusieurs dizaines de milliers de personnes se sont rassemblées dans le centre de Belgrade à l’appel des partis politiques d’opposition et des étudiants regroupés dans l’association Otpor (Résistance). Ce succès relatif (bien loin toutefois des grandes manifestations de l’hiver 1996–1997) va-t-il encourager l’organisation d’autres échéances et un rapprochement plus substantiel des organisateurs ? Pour l’instant, rien de tout cela n’est annoncé. Malgré les pressions occidentales, le Parti du renouveau serbe (SPO) de Vuk Draskovic reste en dehors de l’Alliance pour le progrès. Sans doute en partie parce que cette coalition est dirigée par le parti démocrate de Zoran Djindjic, alors que les sondages donnent une popularité relative plus grande au SPO qui revendique donc une position de leader. À l’heure actuelle, il reste exclu de présenter des listes communes : une coalition est envisagée après la sanction des urnes, mais il faut d’abord se compter ! Le seul point d’accord a finalement été de manifester pour demander ensemble des élections anticipées, en promettant d’exclure toute alliance avec le pouvoir.
Les divergences relèvent de rapports aux gouvernements de l’OTAN et à la population yougoslave : l’Alliance pour le progrès et son leader Djindjic ont ouvertement misé sur le soutien occidental. Or, du côté des Etats-Unis notamment, la mise à l’écart de Milosevic, devenu cible de l’OTAN et du Tribunal pénal international pour la Yougoslavie, devait être obtenue par la rue. Le SPO, plus conscient du fait que l’intervention occidentale avait consolidé et non affaibli le pouvoir, avait rejeté cette variante comme utopique. Les sanctions affectant la population ont affaibli l’opposition qui réclame en vain leur levée. C’est en fait l’échec des mobilisations exigeant la démission de Milosevic qui a conduit à une convergence sur un objectif moins ambitieux : tenter de battre Milosevic par les urnes...
Crise du régime serbe
Les sondages indiquent la faiblesse relative des intentions de vote en faveur de la coalition au pouvoir [2] (de l’ordre de 15 à 20%) ; mais celle-ci demeure gagnante face à son opposition divisée et à une très grande masse d’abstentionnistes. La coalition au pouvoir s’appuie sur trois ressorts : le « patriotisme » contre les « traîtres vendus à l’étranger » ; le clientélisme socialement protecteur (aidé par des subsides venus de Russie et de Chine) ; diverses formes de contrôle répressif des opposants. Les pressions économiques et fiscales (contre les médias, contre les municipalités d’opposition) s’accompagnent d’un durcissement « légal » (lois répressives sur la presse et l’université, lois électorales favorables au régime, poursuites de juristes indépendants). La multiplication des assassinats (notamment celui du ministre fédéral de la Défense, Pavle Bulatovic, en février, après celui du sinistre chef de milice dénommé « Arkan » en janvier dernier — crimes parmi des dizaines d’autres demeurant obscurs, non revendiqués et impunis) contribue à un climat de tensions et d’incertitudes. S’y ajoutent les bruits de bottes et appels récurrents à la mobilisation militaire. Pourtant, dans plusieurs villes, des manifestations ont aussi exprimé des résistances contre la mise au pas des médias locaux ou contre les nouvelles vagues de conscription. Le principal succès de la manifestation de vendredi à Belgrade sera peut-être d’encourager ces résistances et de pousser l’opposition à s’allier.
Évolution incertaine
Malheureusement, des situations explosives demeurent sur plusieurs fronts : au Monténégro, au Kosovo et en Bosnie notamment. La République fédérale yougoslave (RFY) traverse une crise constitutionnelle ouverte : le mark en vigueur au Monténégro comme au Kosovo le symbolise. L’opposition dirigée par Djukanovic au Monténégro ne reconnaît plus les instances fédérales yougoslaves, et le Kosovo sous protectorat international n’a plus grand-chose à voir avec Belgrade. La Bosnie-Herzégovine voisine demeure fragile. Certes, les élections à Sarajevo, Tuzla et autres villes à majorité musulmane marquent une défaite du SDA d’Izetbegovic au profit d’une coalition social-démocrate. Mais le SDS de Karadzic a bénéficié d’un report de voix massif en sa faveur lié à l’interdiction du Parti de Seselj (les autorités internationales de la Bosnie considérant qu’il ne respectait pas les accords de Dayton) ; et le HDZ de feu Tudjman l’emporte également dangereusement : dans les parties à majorité croate ou serbe de la Bosnie, les candidats ouvertement soutenus par les occidentaux ont connu un total fiasco.