La bataille de la citoyenneté

Une culture à vocation sociale

, par FAVIÈRES Laure, FRANCK Dan

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À 47 ans, Dan Franck est un écrivain prolifique. Qui ne connaît ses Aventures de Boro, écrites avec Jean Vautrin ? Parmi ses derniers livres, citons Un siècle d’amour, avec le dessinateur Enki Bilal (Fayard). Il a aussi participé à de nombreux combats, comme celui pour la régularisation des sans-papiers.

  • Pourquoi avez-vous pris position contre la pétition pour le prêt payant des livres en bibliothèque ?

Dan Franck ­— Pour les écrivains ou les éditeurs signataires, il ne s’agit pas de gagner plus de fric. Ils ont fait un coup de force pour contraindre les pouvoirs publics à répondre. Ce débat pose la question du statut de la lecture, du lecteur et de l’écrivain. Un écrivain a un minimum de protection sociale, n’a pas le droit aux allocations chômage. La plupart des auteurs ne vivent pas, ou mal, de leur plume, ce qui les oblige soit à survivre dans la misère, soit à exercer un autre métier. Les intermittents du spectacle ont le droit à une protection sociale, tous les artistes pourraient être logés à la même enseigne. Que ce problème soit soulevé, ce n’est pas si mal. En revanche qu’on taxe les lecteurs pour que les écrivains survivent, c’est une aberration.
On peut établir des corrélations, mais rien ne prouve que la mévente des livres est liée à la hausse des prêts. De plus, les livres ont une durée de vie de plus en plus courte. S’il reste trois lecteurs et qu’on les jette dehors en leur demandant un droit, la contradiction est flagrante. Si des auteurs ne vivent pas de leur plume, c’est tout simplement parce qu’ils ne vendent pas leurs livres. Ce n’est pas parce que les lecteurs paieront cinq francs par livre emprunté que ces écrivains vivront mieux. Ils en vendront peut-être trois cents de plus : et alors ? En revanche, il faut trouver des systèmes pour que ces auteurs puissent vivre.
La première lettre envoyée par les éditeurs et la Société des gens de lettres demandait que les auteurs interdisent que leurs livres soient en bibliothèque en cas de non-taxation. C’est un scandale, une censure. Mes livres sont à Vitrolles, j’en suis ravi, je ne vais pas demander un permis. Ce qui ne m’empêche pas, éventuellement, d’être pour que certaines bibliothèques soient payantes, à condition qu’elles soient gratuites pour les chômeurs, les jeunes, pour tous ceux qui n’ont pas les moyens. Mais s’il y a un problème de surcoût des bibliothèques, il doit être pris en charge par les collectivités locales et l’Etat, qui sont responsables de la diffusion de la culture, donc des bibliothèques.

  • Cette pétition occulte d’autres périls comme la remise en cause au niveau européen du prix unique du livre, la concentration de la distribution en grande surface ou l’ouverture de la publicité télévisée à l’édition. Pendant qu’Internet et les nouvelles technologies rendent l’avenir de l’édition incertain...

D. Franck ­— La mondialisation pousse à abolir le prix unique du livre, ce qui serait une aberration sans nom. C’est une protection formidable, qui permet la survie des librairies face aux grandes surfaces. Sans prix unique, des magasins pourraient casser les prix des titres qui se vendent bien, pour attirer le chaland, et monter les autres.
Avec les grandes surfaces, le risque réside dans la perte d’exigence et la perte de conseil. Elles sont plus réticentes quand il s’agit de vendre des livres exigeants. Même les grandes surfaces spécialistes du livre utilisent des têtes de gondole pour présenter les livres qui marchent, comme Paulo Coelho en ce moment ! Si les gens qui vendent des livres pensent avant tout à vendre des produits, alors ce ne sont plus des libraires.
Quant à l’ouverture de la publicité télé à l’édition, je suis contre, d’abord parce que la publicité n’est pas un langage culturel. Ensuite, les neuf-dixièmes des éditeurs ne pourraient pas se payer de publicité. L’édition est un secteur pauvre qui se débat comme il peut pour ne pas mourir, parfois bien, parfois mal. Les chiffres d’affaires sont peu élevés. Les recettes d’un livre qui obtient un prix littéraire sont très loin de celles d’un film qui décroche un César.
Aujourd’hui la facilité n’est pas à la lecture. Les enfants ont des jeux vidéos, des ordinateurs ; on ne peut pas être contre, mais il faudrait un équilibre. Et un des moyens c’est, je crois, d’aider le livre. Les professionnels sont effrayés par le poids de l’audiovisuel et l’arrivée d’Internet. On assiste à la fin de l’ère Gutenberg, à des modifications majeures des modes de diffusion de la pensée. Internet est inéluctable, mais on ne sait pas où cela va aller, en positif comme en négatif. On sait que le droit d’auteur va en prendre un coup. D’ailleurs, personnellement, je ne verrais aucun inconvénient à ce que les livres que j’ai écrits il y a quinze ou vingt ans soient gratuits, sous forme de livre ou sur Internet.

  • Vous aviez participé aux mobilisations pour la régularisation des sans-papiers. Que pensez-vous de l’attitude du gouvernement Jospin ?

D. Franck ­— La gauche s’est comportée de façon scandaleuse. Les discours de Chevènement sont aberrants, rigides, pasquaiens, écurants. Pasqua se montre plus « libéral » que Chevènement ­ sans doute parce qu’il n’est pas au pouvoir. Ne pas régulariser les sans-papiers, ce n’est pas généreux, c’est donner des gages à la droite en gouvernant au centre, c’est lamentable. Cette non-régularisation est sans aucun doute l’une des raisons de la césure entre le monde artistique et le gouvernement.

  • Qu’attendez-vous de la nouvelle ministre de la Culture, Catherine Tasca ?

D. Franck — Qu’elle régularise tous les sans-papiers qui en ont fait la demande ! [rires] Qu’elle soit à l’écoute, qu’elle relaie ce que nous disons, pas seulement dans le domaine culturel. J’attends qu’elle fasse quelque chose : cela ne devrait pas être trop difficile, comme la précédente n’avait rien fait, hormis des réunions bon teint contre le Front national ­ mais on est tous contre le FN et ce n’est pas des réunions dans des ministères qui changeront quoi que ce soit en ce domaine J’aimerais que le ministère développe des activités de terrain, pour éviter l’étanchéité entre le monde des artistes et le monde social. Il pourrait organiser des rencontres, des ateliers, des projets de développement, pas seulement des prises de parole des artistes. Une vocation sociale de la culture qui ne serait pas pour me déplaire...

P.-S.

Propos recueillis par Laure Favières.

Rouge, n° 1873, 27 avril 2000.

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