Controverse

Ve République, l’absolutisme essoufflé

, par PICQUET Christian

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Constitutionnalistes, commentateurs et élites dirigeantes s’accordent, en général, pour présenter la réforme du quinquennat comme une simple modernisation de la Ve République. Ils oublient simplement de préciser quels furent le prix et les effets politiques inattendus des institutions nées voilà plus de quarante ans.

Du coup d’État légal qui offrit le pouvoir à Charles de Gaulle, en 1958, est née une construction où l’essentiel des décisions se trouve soustrait à la confrontation publique. La toute-puissance de l’exécutif s’y manifeste à travers la subordination des assemblées, l’effacement des partis qui se trouvent privés des prérogatives qui leur revenaient dans les régimes parlementaires précédents. Dans le même temps, le pouvoir réel se voit investi par un corps de hauts technocrates issus des grandes écoles et concevant l’action étatique comme devant s’émanciper des contraintes du débat démocratique.

Conception autoritaire des pouvoirs

Il est dans la cohérence d’un pareil système que sa clé de voûte en soit la présidence de la République. Aux termes de la Constitution, le chef de l’Etat peut dissoudre l’Assemblée nationale mais n’est pas responsable devant elle. Il nomme le gouvernement, peut légiférer par ordonnances (article 49) et imposer une nouvelle délibération pour toute loi (article 10). Il dispose de pouvoirs dictatoriaux en cas de « menace grave et immédiate » (article 16). Jouissant d’une impunité judiciaire de fait, il maîtrise seul l’usage du feu nucléaire. Et, si la révision constitutionnelle requiert une majorité des deux tiers du Congrès (article 89), il peut contourner cette disposition en recourant à la procédure référendaire (article 11) et en violant au besoin la Loi fondamentale, ainsi que le fit le Général en 1962 pour imposer l’élection du président au suffrage universel. Le référendum est d’ailleurs l’un des principaux moyens à sa disposition pour sortir d’une situation d’instabilité, refonder son autorité ou imposer sa volonté, en faisant appel « au peuple » par-dessus le Parlement et les partis.
Présentée comme le gage d’un lien renouvelé avec les citoyens, la désignation du locataire élyséen par les urnes aura, en réalité, consacré un absolutisme à la française. Doté des pouvoirs d’un authentique monarque, le premier personnage de l’Etat s’approprie ainsi une légitimité supérieure à celle de tout autre mandat électif. Ce qui se sera, au fil des ans, traduit par une polarisation de la vie politique par la compétition présidentielle, l’atrophie simultanée du débat public au profit d’une hypermédiatisation dépolitisante, et un éloignement croissant des populations à l’égard de la politique. Sans parler de l’opacité accompagnant les prises de décision, de la mise en place de véritables « cabinets noirs » appliquant la volonté du Prince aux marges de la légalité, du développement de phénomènes de corruption, voire de concussion... Une fois n’est pas coutume, on rejoindra ici l’essayiste Jean-François Revel lorsqu’il écrit : « Dépendre du peuple une fois, pour être élu, vaut sans doute mieux que de prendre le pouvoir par la force, mais cela ne suffit pas en soi à constituer la démocratie, qui exige de nombreuses autres conditions, dans l’exercice même du pouvoir. Il s’avère à l’usage que les institutions de la Ve République permettent au pouvoir présidentiel d’annihiler tous les autres sans être jamais lui-même mis en cause [1]. »
En plus de quarante années, aucun des dépositaires de la fonction ne dérogera à la dérive présidentialiste. De de Gaulle proclamant que « le président est évidemment seul à détenir et à déléguer l’autorité de l’Etat » [2] à Georges Pompidou se baptisant « premier responsable national » [3], de Valéry Giscard d’Estaing se voulant « juge suprême de l’intérêt national » [4] à François Mitterrand découvrant les délices du pouvoir personnel qu’il avait longuement fustigé auparavant : « On n’élit pas un président de la République pour qu’il soit inerte » [5]... Cette conception de l’équilibre des pouvoirs aura évidemment permis de faire ingurgiter aux populations les plus amères potions, des concentrations économiques des années soixante à l’austérité systématisée qui répondit à la crise frappant le monde capitaliste au milieu de la décennie suivante, et à la conversion de la gauche gouvernante au dogme de l’argent-roi sous les septennats mitterrandiens.

De la splendeur à la décadence

Les mécanismes ayant assuré la splendeur du régime ne tarderont pas à se gripper. Comme le constatent Jean-Marie Donegani et Marc Sadoun, « une telle constitution ne peut fonctionner que sous le signe de l’extraordinaire » [6]. Paradoxalement, la « course à l’échalote » présidentielle aura favorisé la bipolarisation du jeu politique. Dès la fin des années 1960, l’occupant du faubourg Saint-Honoré y perdra son image d’arbitre suprême pour ne plus apparaître que sous les traits du chef de la majorité du moment. L’homme du 18 Juin en fera lui-même les frais, mis en ballottage par Mitterrand en 1965. L’aiguisement des confrontations sociales, dans la France des années soixante et soixante-dix, puis le discrédit frappant l’ensemble des partis de gouvernement lorsqu’ils se révéleront incapables de relever le défi du chômage de masse, feront le reste. La primauté présidentielle finira par s’effacer à mesure que l’électorat sanctionnera systématiquement les « sortants ».
Taillée à la mesure de de Gaulle, pour assurer la subordination de l’Assemblée, la Loi fondamentale révélera alors son talon d’Achille. Si, on l’a vu, tous les monarques en firent une lecture à peu près identique, à la lettre, elle autorise le découplage des majorités présidentielle et parlementaire. Dès 1986, les cohabitations deviendront donc la règle. La présidence y perdra une bonne part de ses prérogatives, même si les Premiers ministres, de droite comme de gauche, se garderont toujours d’altérer davantage la légitimité de la fonction. Cette rupture de l’équilibre institutionnel des origines introduira de l’instabilité permanente dans la conduite des affaires par les élites gouvernantes. Chirac l’aura éprouvé à ses dépens, en 1997, lorsque l’électorat populaire prolongera le mouvement de l’hiver 1995 en désavouant sa politique ultralibérale.
« Plus le mandat est long, plus le risque d’érosion du pouvoir est grand et plus l’autorité présidentielle est susceptible de se trouver affaiblie », écrivait, voilà plus de 16 ans, une éminente spécialiste du droit constitutionnel [7]. Après maintes tentatives ratées, ceux qui nous dirigent auront fini, avec le quinquennat, par trouver le moment opportun d’introduire une réforme visant à rétablir la primauté de l’exécutif. Que cette réforme se veuille « respiration » de la démocratie n’est toutefois qu’un leurre et l’enjeu demeure celui évoqué jadis par Montesquieu : « Tout serait perdu si le même homme exerçait ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d’exécuter les résolutions publiques et celui de juger les crimes et les différends des particuliers. »

Notes

[1Jean-François Revel, L’Absolutisme inefficace, Plon, 1992.

[2Conférence de presse du 31 janvier 1964.

[3Conférence de presse du 10 juillet 1969.

[4Discours au Conseil constitutionnel, 28 septembre 1978.

[5Intervention sur TF1, 16 décembre 1984.

[6Jean-Marie Donegani et Marc Sadoun, La Ve République, naissance et mort, Calmann-Lévy, 1998.

[7Françoise Decaumont, Revue française de sciences politiques, Presses de la FNSP, 1984.

Source

Rouge, n° 1882, 29 juin 2000.

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