Dès la guerre de Corée, les Etats-Unis et l’URSS, qui ne peuvent engager leur potentiel de destruction mutuelle dans les conflits régionaux, décident d’armer quelques alliés. Les USA, après avoir fourni la bombe à la Grande-Bretagne, choisiront la France comme partenaire privilégié sur le continent européen, et la pousseront à collaborer avec l’Allemagne. Avec les ingénieurs israéliens, qui avaient concu la bombe américaine en 1945, et avec les technologies américaines, le programme nucléaire de de Gaulle est mis sur pied. Les essais de 1960 en Algérie seront des essais franco-israéliens. Un mythe est mis à bas, celui d’une France gaullienne construisant sa bombe comme une grande. La France jouera un rôle de sous-traitant des Etats-Unis, puisque toutes les centrales que vendra Framatome sont sous licence de Westinghouse, qui détient 45% des actions de Framatome jusqu’en 1975. Une politique de prolifération va être organisée selon les logiques de la guerre froide : garder dans le giron occidental des puissances moyennes qui cherchent du côté de l’URSS les technologies nucléaires, équilibrer un pays avec son voisin en multipliant les « dissuasions régionales », mais éviter aussi que ces puissances moyennes n’accèdent au statut des cinq puissances nucléaires du Conseil de sécurité des Nations unies.
Prolifération organisée
Comme il est impossible d’expliquer aux opinions publiques qu’on dissémine l’arme atomique aux quatre coins de la planète, cela se fera clandestinement, avec des circuits opaques, en prétendant que l’on vend des centrales pour des usages « civils ». C’est le cas dès 1963 vers l’Afrique du Sud de l’apartheid, grâce à une collaboration entre France, Israël et Allemagne. Après le conflit sino-indien en 1962, c’est au tour de l’Inde, puis du Brésil des militaires. Les Etats-Unis se rapprochent de la Chine en 1971, récupérant la coopération nucléaire entamée par l’URSS.
En 1976, le couple franco-allemand assurait 45% des exportations nucléaires ; et avec les Etats-Unis, le trio couvrait 85%. Restaient 15% pour l’URSS. Ainsi, le nombre de pays dits du « seuil », c’est-à-dire ceux qui ont la capacité de développer une arme atomique sans avoir pratiqué d’essais sur leur sol, ne cesse d’augmenter. En 1991, R. Cheney, secrétaire américain à la Défense, reconnaissait que « d’ici à la fin du siècle, 15 à 20 pays du tiers monde autour de la Méditerranée, au Moyen-Orient et en Asie, seraient en mesure de lancer des missiles balistiques et la moitié d’entre eux pourraient avoir la bombe atomique ». Outre l’Inde, Israël, le Pakistan, dont l’avancement des travaux était connu, il s’agissait de l’Afrique du Sud, de l’Argentine, du Brésil, des deux Corée, de l’Irak et de la Libye, « déjà en mesure de la faire ». L’Iran, la Syrie, l’Algérie et Taiwan « seraient bientôt en mesure de maîtriser la fabrication de la bombe ».
L’histoire prendra un cours particulier avec les pays producteurs de pétrole du Golfe persique. Leurs demandes de technologies nucléaires n’a pour but que l’armement et non la production d’électricité, puisqu’ils sont assis sur des réserves pétrolières qui leur assurent l’indépendance énergétique. Ils aspirent à constituer leur propre bloc régional. Les grandes puissances s’appliquent évidemment à rendre ce scénario irréalisable. Des programmes seront engagés, puis arrêtés. D’abord vers le shah d’Iran, qui apporte ses pétrodollars, et veut faire de son pays « la cinquième puissance militaire du monde, avec des installations atomiques ». La France et l’Allemagne signent un contrat pour quatre réacteurs, et l’Iran entre à hauteur de 10% dans le capital du consortium européen Eurodif, qui assure en France la production d’uranium enrichi. L’Iran a le droit d’enlever 10% de la production. Quand survient la révolution iranienne, on va surarmer l’Irak et l’entraîner dans une guerre avec son voisin, qu’on arme aussi, afin que tous deux s’épuisent mutuellement dans une guerre de huit ans. La France fournira à l’Irak le début d’un potentiel nucléaire (qu’on détruira sous les bombes de la guerre du Golfe). Mais quand l’Iran des ayatollahs réclame le respect de l’accord nucléaire passé avec le shah, la France et les USA refusent, ne voulant pas d’une « bombe islamique », ni voir l’Iran disposer de 10% de l’uranium d’Eurodif.
La série d’attentats de 1984 à 1990 a pour origine un chantage exercé par l’Iran. Attentats à Paris, otages au Liban, explosion du DC 10 Brazzaville-Paris, assassinats de personnages clés du nucléaire francais (G. Besse, M. Baroin, le général Audran). Tout cela prend un sens quand on rapproche les revendications, qui comportent toujours, parmi d’autres, « le règlement du contentieux Eurodif ». Chirac et Pasqua négocieront avec ces terroristes qu’ils prétendaient vouloir « terroriser », le CEA et Mitterrand céderont et concluront l’accord avec l’Iran en 1991, sur fond d’implosion de l’URSS. L’Iran, depuis, est actionnaire d’Eurodif et poursuit son programme nucléaire.
La France est aussi partie prenante du programme pakistanais dès 1976, lui vend une deuxième centrale en 1990, et en même temps en vend deux à l’Inde. Le programme pakistanais sera relayé par la Chine avec des technologies américaines, financé avec l’aide de la Malaisie et de l’Arabie Saoudite. En mai 1998, deux semaines après de nouveaux essais indiens, le Pakistan procède à ses premiers essais. Un armement de qualité, puisqu’il comporte des charges tactiques utilisables sur un champ de bataille. Un programme mené, semble-t-il, en parfaite complicité avec l’Iran.
Désordre mondial
Là s’arrête le livre Affaires atomiques. Pourtant, la machine s’emballe. Malgré les pressions occidentales, Inde et Pakistan refusent de signer le Traité de non-prolifération. Au Pakistan, la fraction islamiste radicale de l’armée prend le pouvoir par un coup d’Etat en 1999, relance le conflit au Cachemire, soutient les taliban et les groupes de Ben Laden, engagés dans leur Jihad et désormais ennemis des Etats-Unis. Cette fois, la situation sort du contrôle des grandes puissances. Après la fin de la division du monde en deux blocs, qui figeait les relations internationales, les USA ne parviennent plus, seuls, à contrôler tout, notamment les ambitions de ces puissances « nucléarisées » ou qui souhaitent le devenir.
Bien des questions nucléaires sont à l’arrière-plan de la guerre d’aujourd’hui, grosse de tous les dangers. Elles n’expliquent pas tout, mais donnent la clé d’alliances a priori illogiques. Reprendre le contrôle du Pakistan ; raccrocher l’Iran au camp occidental en accédant à ses demandes nucléaires via la Russie ; renégocier le bouclier antimissile qui a soulevé l’opposition de la Chine et de la Russie et refonder un cadre d’alliance avec ces deux pays ; empêcher l’accès des terroristes aux matières nucléaires ; autant d’objectifs dans cette guerre entre apprentis sorciers impérialistes et terroristes intégristes, qui ne se résume pas à l’avenir du pouvoir à Kaboul. Autant de raisons pour intégrer à nos mobilisations antiguerre les exigences du désarmement nucléaire, dans tous les pays.