La situation internationale et les menaces de récession mondiale n’ont en rien découragé Michael Moore, le directeur général de l’OMC, qui a réaffirmé la nécessité de tenir la conférence aux lieux et dates prévus. Il s’agit, selon ses propres termes, « d’amener la victoire de notre système civilisé ». Pascal Lamy, le représentant de la Commission européenne, est du même avis.
Jeu de dupes
Comme à Seattle, le simple fait de se mettre d’accord sur l’ordre du jour des discussions pose problème aux 142 participants. Les pays industrialisés veulent initier un nouveau cycle de négociations. La plupart des représentants des pays dits « en développement » sont réticents ou carrément opposés : contraints de réorienter leurs économies vers l’exportation, du fait des stratégies d’ajustement structurel et du remboursement de la dette extérieure, ils réclament la pleine application des accords passés dans le cadre de l’Uruguay Round sur la libéralisation du commerce des marchandises. Ils considèrent que les barrières protectionnistes (quotas, normes diverses...) maintenues par les pays industrialisés à l’encontre de leurs exportations, notamment textiles, les défavorisent. Cette position est défendue aussi bien par de grands pays « semi-industrialisés » (l’Inde, le Brésil...) que par les « pays les moins avancés » (PMA), notamment africains, qui ont déclaré ne pas être prêts pour des négociations sur de nouveaux sujets. Lors d’une réunion des ministres du Commerce des 49 PMA à Zanzibar, au cours de l’été 2001, ils ont exprimé leur détermination à « renverser la marginalisation de (leurs) pays dans le commerce international et à renforcer leur participation effective dans le système commercial multilatéral », et se sont mis d’accord sur un projet d’agenda de développement, qui traiterait en particulier de l’Accord sur les droits de la propriété intellectuelle (ADPICS), réaffirmant le droit des pays d’avoir libre accès aux médicaments essentiels et de défendre leur sécurité alimentaire. Mais face aux pressions des pays industrialisés, les pays en développement ont du mal à présenter un front uni.
Au sein des pays industrialisés, le principal désaccord réside entre l’Union européenne et les Etats-Unis. Ces derniers défendent l’idée d’un agenda limité aux négociations sur l’agriculture et les services. Ils refusent l’agenda élargi que défend Pascal Lamy depuis Seattle, qui comprendrait l’investissement, la concurrence, les marchés publics, les normes environnementales et sociales. C’est le principe du big deal, le grand marchandage : avoir le plus de sujets possibles sur le tapis permettrait de négocier le plus possible de concessions. En effet, une fois l’ordre du jour fixé, on peut prévoir entre les principaux négociateurs des dissensions au moins aussi importantes qu’à Seattle. L’agriculture reste le principal sujet de discorde entre les pays industrialisés : d’un côté les Etats-Unis et le groupe de CairnsH plaident pour une libéralisation totale et l’élimination des subventions. De l’autre, l’Union européenne et le Japon les défendent et n’acceptent que leur réduction.
Mais l’axe central de la Conférence, le plat de résistance, reste bien la poursuite de la libéralisation des services dans le cadre de l’AGCS, qui prévoit des cycles successifs de négociations tous les cinq ans, en vue de parvenir progressivement à un niveau toujours plus élevé de libéralisation.
Un AMI déguisé
Les services regroupent tout ce qui ne constitue pas directement les activités de production, industrielle ou agricole, soit une part croissante de l’activité économique internationale. Il s’agit d’un secteur qui a connu des bouleversements considérables ces dernières années, que ce soit par la diversification des activités (multiplication des services « aux entreprises » et du « tertiaire industriel », comme le marketing, les activités d’audit, de conseil...), les restructurations productives et les bouleversements technologiques (les télécommunications en sont le meilleur exemple), l’internationalisation. Parmi les services, certains ont toujours eu un fonctionnement concurrentiel (publicité, tourisme), d’autres viennent d’être ou sont en voie d’être libéralisés après avoir été des monopoles publics (services d’infrastructure et de réseaux), d’autres encore connaissent une intervention publique importante, même si le secteur privé y est présent (la santé, l’éducation, la culture).
En raison de ces évolutions, presque toutes les activités de services sont devenues un champ de profits considérables pour les firmes multinationales. C’est le cas des services aux entreprises, des télécommunications, mais aussi des services « aux personnes ». Aujourd’hui, les progrès des biotechnologies et de l’imagerie médicale font de la santé un secteur potentiellement rentable et en butte aux appétits du secteur privé. Quant à l’éducation, tout au moins l’enseignement supérieur et la formation professionnelle, elle constitue un marché international considérable compte tenu de la formidable augmentation du nombre d’étudiants, de leur mobilité internationale croissante et de l’intégration mondiale des marchés nationaux de l’emploi aux niveaux de qualification supérieurs. Les nouvelles technologies de la communication ne font que renforcer ce phénomène. Dans ces deux secteurs, les firmes multinationales et les grandes institutions privées, notamment nord-américaines, sont aux aguets. La Coalition de l’industrie des services, aux Etats-Unis, a largement contribué à la rédaction de l’accord. En Europe, différents groupes de pression (comme le Forum européen des services), regroupant des multinationales de différents secteurs des activités de services, ont également fait entendre leur voix auprès des négociateurs.
L’objectif de l’AGCS est d’étendre le processus de libéralisation à tous les services sans exception et de le rendre irréversible. Les mécanismes sont ceux qui régissent les grands principes du libre-échange international : traitement national, clause de la nation la plus favorisée. Cela signifie qu’aucune limite, aucune réglementation ne peut être opposée à l’activité d’une firme multinationale car cela serait considéré comme discriminatoire. En effet, dans le cas des services, qui sont peu transportables (au contraire des marchandises) et souvent produits localement, la libéralisation porte davantage sur les conditions de l’investissement sur place que sur le commerce, et ne relève donc que peu du régime douanier. L’AGCS est concu pour jouer le rôle qui était dévolu à l’AMI : donner tout pouvoir à l’investissement privé transnational dans tous les pays signataires et dans tous les secteurs. Et ce, de facon irréversible. L’ouverture totale de l’accès aux marchés nationaux ne concerne pas seulement les entreprises déjà installées, mais toutes celles qui seraient susceptibles de vouloir le faire à l’avenir.
Ce qui est en jeu est le fonctionnement même de la société, dans tous ses aspects qui seraient sans exception soumis à la loi du profit. Or, le secteur des services pouvait y échapper en partie, par l’existence des services publics.
Remise en cause des services publics
L’expression « services publics » ne figure pas dans l’accord. Mais il apparaît clairement que ce sont eux qui sont en première ligne. De nombreux pays n’ont pas attendu l’OMC pour libéraliser, voire privatiser, leurs entreprises de transports ou de télécommunications. On l’a vu depuis une dizaine d’années dans un grand nombre de pays du tiers monde, surtout en Amérique latine ; quant aux pays de l’Europe des quinze, ils s’empressent d’accompagner les décisions de la Commission de Bruxelles, même s’ils affectent parfois des hésitations toutes électorales, comme Jospin dans le cas de Gaz de France. Pour ce type de services — dits d’infrastructure —, l’AGCS viendrait surtout parachever, systématiser et légitimer un processus déjà en cours.
La santé et l’éducation n’étaient en principe pas concernées par l’AGCS, en vertu de l’article 1 qui définit les services « exercés sous la tutelle gouvernementale ». En réalité, cet article laisse la porte ouverte à leur libéralisation : il définit un service gouvernemental comme un service « qui n’est fourni ni sur une base marchande ni en concurrence avec un ou plusieurs prestataires de services » : des opérateurs privés coexistant déjà dans ces deux secteurs avec l’opérateur public, il est facile de demander l’ouverture à tous... La pression des Etats-Unis à la veille de la conférence de Doha pour inclure tous les services sans exception va au-delà de toutes les négociations précédentes. De plus, des reclassifications sont toujours possibles, permettant de faire figurer des services de santé et d’éducation sous la rubrique de services commerciaux ou de gestion !
Face à ces manuvres, il est urgent de faire entendre massivement la voie d’une autre mondialisation : refuser un nouveau cycle de libéralisation, défendre les services publics. L’OMC ne doit pas faire la loi !
Repères
— L’Organisation mondiale du commerce (OMC) a été créée en 1994 par les accords de Marrakech, à l’issue de l’Uruguay Round, dernier cycle de négociation de l’Accord sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT).
— L’Accord multilatéral d’investissement (AMI) était une tentative, négociée dans le secret entre les grands pays industrialisés, pour donner tout pouvoir aux multinationales sur le territoire où elles interviendraient. Par exemple, la possibilité pour elles d’intenter un recours contre un Etat en cas de grève dans une filiale...
— L’Accord sur les droits de la propriété intellectuelle (ADPICS) prévoit la possibilité pour les firmes de détenir des brevets sur le vivant, les découvertes scientifiques, les médicaments, etc.
— Le groupe de Cairns regroupe dix-huit pays exportateurs de produits agricoles, dont l’Australie, l’Argentine, le Canada, la Bolivie, le Costa Rica, l’Afrique du Sud, l’Indonésie...
— L’Accord général sur les services (AGCS, GATS en anglais) fait partie des accords de Marrakech. Il a juridiquement force exécutoire pour l’ensemble des services et concerne 160 secteurs classés en 11 sous-groupes. Il repose théoriquement sur le volontariat : les différents pays fournissent des « listes positives » de services qu’ils sont prêts à libéraliser, marchandant ainsi leurs concessions. On voit l’espace ouvert aux rapports de forces... Des exemptions sont possibles (comme par exemple l’exception culturelle demandée par la France) mais elles sont toujours temporaires (pas plus de dix ans) et soumises au jugement de l’OMC. Une fois la libéralisation d’un service engagée, elle est irréversible. Pour plus d’information sur l’AGCS, voir le dossier constitué par Attac-Marseille : <http://attac.org/nonewround/doc/
do...>
ainsi que la brochure Alerte générale à la capture des services publics, éditée par la Coordination pour le Contrôle citoyen de l’OMC.