Bourdieu, voilà l’ennemi désigné... L’espace de l’été, le « professeur du Collège de France », ainsi qu’il se trouve désigné dans des libelles venimeux, est devenu la cible des tirs croisés d’un lobby instruisant à son encontre un procès aux termes choisis pour tenter de le discréditer. Des principaux responsables de la revue Esprit, fustigeant « un populisme d’extrême gauche qui se targue doublement d’être militant sans coller aux adhésions syndicales ou de partis, et d’être savant sans respecter les règles de la rigueur » [1], au pamphlet de Jeannine Verdès-Leroux [2] dénonçant tout à trac le « terrorisme sociologique » de Pierre Bourdieu et allant jusqu’à en faire le Lénine de cette fin de siècle, ces attaques auront offert à une presse en mal de grands sujets l’occasion de publier de volumineux dossiers.
On peut partager ou non les conclusions de Pierre Bourdieu, ne pas nécessairement approuver tel ou tel comportement de ses proches, le fait n’en demeure pas moins : s’il fait l’objet d’une offensive aussi systématique que haineuse, c’est que sa démarche dérange. Par un cheminement intellectuel qui lui est propre (voir p.9), il est devenu une figure symbolique du refus d’un libéralisme dont les dévastations s’étalent désormais quotidiennement. Ce n’est nullement son supposé « populisme », c’est la radicalité de sa critique que les contempteurs de la pensée unique ne supportent pas.
Plus, c’est sa prise de position politique que l’on reproche à Pierre Bourdieu. À cet égard, son assimilation, que ses adversaires voudraient péjoratives, à Jean-Paul Sartre ressemble à un hommage du vice à la vertu. Quelque reproche que l’on puisse lui adresser, le philosophe s’imposa sur le champ intellectuel lorsqu’il prétendit, sur fond de guerres coloniales meurtrières, rechercher une voie originale susceptible d’échapper à la polarisation piégée entre totalitarisme stalinien et exploitation capitaliste. Quelque part, Bourdieu supplée, à son tour et dans des conditions historiques nouvelles, à une carence du politique, à l’inexistence d’une pensée contestataire, de repères, en provenance d’une gauche toujours tétanisée par l’ordre marchand et la mondialisation financière.
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Pêché suprême aux yeux de ses détracteurs, de ce positionnement intellectuel et politique, Bourdieu prétend, notamment depuis la publication de La misère du monde, tirer des conclusions pratiques, fonder un engagement dans un mouvement social en plein renouvellement. Il est significatif que cela lui vale les plus rudes assauts des responsables d’Esprit, lesquels l’accusent de transformer ses travaux en « une instance de légitimation de la plainte qui monte du corps social ».
Que l’universitaire descende dans l’arène des joutes politiques pour y pourfendre les défenseurs du consensus mou, faisait déjà figure de scandale. Qu’il en vienne, à travers ses engagements, à mettre en évidence le besoin d’une traduction politique à l’expérience d’acteurs sociaux qui, eux-mêmes, se posent le problème du projet de transformation sociale, cela a de quoi révulser ces élites qui se faisaient, hier encore, une spécialité d’annoncer l’avènement d’une société résignée. Il ne faut pas chercher plus loin l’origine des mauvais procès instruits contre Pierre Bourdieu. Ni des campagnes orchestrées sur ses prétendues intentions de figurer aux prochaines élections européennes pour y « représenter » le mouvement social.